Aristote et l’ouvrage «La métaphysique»

Il n’existe pas d’ouvrage d’Aristote s’intitulant « La métaphysique » et d’ailleurs lui-même n’emploie pas ce terme : c’est l’un des grands paradoxes concernant un ouvrage assemblé de bric et de broc dont l’impact fut extrêmement important sur le plan des idées.

Aussi tortueuse cependant que soit sa formulation et inappropriée que soit sa construction, « La métaphysique » est un véritable manifeste où est affirmée la possibilité de comprendre le sens et la nature de l’univers. Malgré ses faiblesses, c’est donc un appel matérialiste, une sorte d’équivalent inversé de la Torah, de la Bible, de l’Avesta, des Upanishads ou encore du Coran.

Ce qu’on appelle « La métaphysique » est concrètement un bric-à-brac de textes attribués à Aristote, qui vécut dans les années 300 avant notre ère ; il y en a quatorze, formant des « livres ».

Ces livres de « La métaphysique » sont historiquement désignés par des lettres grecques ou des chiffres romains : I. Alpha (Α) ; II. Petit alpha (α) ; III. Bêta (Β) ; IV. Gamma (Γ) ; V. Delta (Δ) ; VI. Epsilon (Ε) ; VII. Zêta (Ζ) ; VIII. Êta (Η) ; IX. Thêta (Θ) ; X. Iota (Ι) ; XI. Kappa (Κ) ; XII. Lambda (Λ) ; XIII. Mu (Μ) ; XIV. Nu (Ν).

L’histoire de ces livres est raconté comme suit si l’on en croit Strabon et Plutarque ; c’est un aspect important, car « La métaphysique » n’a nullement les traits d’un ouvrage terminé par son auteur.

A la base, le disciple d’Aristote dénommé Théophraste, et également son successeur à la tête de son école (appelée le Lycée), aurait confié ses propres manuscrits, ainsi que ceux d’Aristote, à Néleus. Lui-même voyagea et les laissa à ses héritiers qui, refusant de les remettre aux rois de Pergame, les cachèrent dans une cave sans s’en soucier davantage.

Le lieutenant du gouverneur d’Athènes, Appellicon de Téos, découvrit leur existence et les acquit ; leur état était déjà très mauvais. Les copies qui en furent faites furent par ailleurs défectueuses, et plus tard celles-ci arrivèrent à Rome, car la bibliothèque d’Apellicon fut emmenée comme prise de guerre. On a alors Tyrannion, précepteur des fils de Cicéron, qui y a accès et les copia, les remettant ensuite à Andronicos de Rhodes, au premier siècle avant notre ère.

Ce dernier était le chef de ce qui restait du Lycée ; c’était le onzième successeur à Aristote, ce qui témoigne de l’énorme distance existante entre ces textes et leurs redécouvertes. C’est lui qui organisa « La métaphysique » comme ouvrage en tant que tel.

Est-ce là la vérité, on ne le sait pas trop, mais cela sous-tend si c’est le cas que d’importants documents d’Aristote étaient inconnus de son école. La question du fait que l’ensemble des textes de « La métaphysique » soit réellement d’Aristote se pose également, même si l’ensemble des professionnels de la question pense que c’est grosso modo bien le cas, malgré qu’il y ait certainement quelques retouches, ajouts, passages intercalés peut-être, provenant de ses propres autres textes sans doute.

Dans tous les cas, le corpus de textes attribués à Aristote relève de son courant de pensée.

En ce qui concerne « La métaphysique », le vrai souci est qu’il n’y a en tout cas aucune cohérence générale dans les textes composant cet ouvrage, et ce n’est au mieux qu’une ébauche d’un document général, voire même des notes, voire encore des notes de cours.

En fait, à dire vrai, les propos ne sont pas ordonnés et cette œuvre a des caractéristiques terribles la rendant très ardue dans son étude : l’expression est hyper technique, l’esprit très synthétique, il n’y a aucune continuité dans le propos, il y a sans cesse des redites ou bien des références à des choses non expliquées, et cela au point que « La métaphysique » est, à proprement parler, littéralement illisible.

Asclépios de Tralles raconte à ce sujet que :

« Le présent ouvrage n’a pas l’unité des autres écrits d’Aristote, et manque d’ordre et d’enchaînement. Il laisse à désirer sous le rapport de la continuité du discours ; on y trouve des passages empruntés à des traités sur d’autres matières ; souvent la même chose y est redite plusieurs fois.

On allègue avec raison, pour justifier l’auteur, qu’après avoir écrit ce livre, il l’envoya à Eudème de Rhodes, son disciple, et que celui-ci ne crut pas qu’il fût à propos de livrer au public, dans l’état où elle était, une œuvre si importante ; cependant Eudème vint à mourir, et le livre souffrit en plusieurs endroits.

Ceux qui vinrent ensuite, n’osant y ajouter de leur chef, puisèrent pour combler les lacunes, dans d’autres ouvrages, et raccordèrent le tout du mieux qu’ils purent ».

Cela n’empêcha pas « La métaphysique » d’avoir une importance historique essentielle dans l’Histoire, de par ce qu’elle posait comme problématique et comme affirmation matérialiste.

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Le révisionnisme de Deng Xiaoping : science et philosophie

Deng Xiaoping a réussi à couper la science de la philosophie, ce qui signifie qu’il rejetait l’aspect universel du matérialisme dialectique. Il y aurait d’un côté la science, de l’autre la philosophie.

Cette « double vérité » était nécessaire pour légitimer la domination du Parti « Communiste » révisionniste. La science doit servir le capitalisme, et le Parti « Communiste » devrait être la nouvelle bourgeoisie.

Le rejet du mouvement de 1989 a été le rejet de l’option de dépasser cette « double vérité ». Le problème est bien sûr que plus la science devient contrôlée par les éléments bourgeois, plus elle est non-productive et aussi un facteur de libéralisme.

C’est pourquoi l’idéologie du Parti « Communiste » révisionniste a de plus en plus tendance à se déplacer au-delà de la formule de Deng Xiaoping et à réhabiliter Hu Yaobang. En fait, le mouvement de 1989 est venu trop tôt, mais sa ligne est de plus en plus acceptée par le révisionnisme.

Fondamentalement, le même processus a existé en Union Soviétique ou dans le Parti « Communiste » français. Le parti dirigeant faisait semblant d’être toujours sur une ligne politique communiste, mais en fait, dans tous les domaines et tous les sujets, il était sur ​une voie libérale.

Contaminée, l’option politique s’est effondrée à la fin. C’est pourquoi Mao Zedong a formulé la GRCP comme une lutte dans tous les domaines et tous les sujets, pour défendre le socialisme dans les domaines culturel et scientifique.

Citons ici Friedrich Engels, qui, dans Dialectique de la Nature explique comment les chercheurs ont besoin de suivre la philosophie d’être vraiment scientifique :

« Les savants croient se libérer de la philosophie en l’ignorant ou en la vitupérant.

Mais, comme, sans pensée, ils ne progressent pas d’un pas et que, pour penser, ils ont besoin de catégories logiques, comme, d’autre part, ils prennent ces catégories, sans en faire la critique, soit dans la conscience commune des gens soi-disant cultivés, conscience qui est dominée par des restes de philosophies depuis longtemps périmées, soit dans les bribes de philosophie recueillies dans les cours obligatoires de l’université (ce qui représente non seulement des vues fragmentaires, mais aussi un pêle-mêle des opinions de gens appartenant aux écoles les plus diverses et la plupart du temps les plus mauvaises), soit encore dans la lecture désordonnée et sans critique de productions philosophiques de toute espèce, ils n’en sont pas moins sous le joug de la philosophie, et la plupart du temps, hélas, de la plus mauvaise.

Ceux qui vitupèrent le plus la philosophie sont précisément esclaves des pires restes vulgarisés des pires doctrines philosophiques.

Les savants ont beau faire, ils sont dominés par la philosophie. La question est seulement de savoir s’ils veulent être dominés par quelque mauvaise philosophie à la mode, ou s’ils veulent se laisser guider par une forme de pensée théorique qui repose sur la connaissance de l’histoire de la pensée et de ses acquisitions.

Physique, garde-toi de la métaphysique ! [phrase attribuée à Newton] C’est tout à fait juste, mais dans un autre sens [Engels renverse Newton].

Les savants gardent à la philosophie un reste de vie factice en tirant parti des déchets de l’ancienne métaphysique.

Ce n’est que lorsque la science de la nature et de l’histoire aura assimilé la dialectique que tout le bric-à-brac philosophique — à l’exception de la pure théorie de la pensée — deviendra superflu et se perdra dans la science positive. »

 Dialectique de la Nature 

Le révisionnisme chinois s’est déplacé exactement dans le sens opposé: il a séparé la science de la philosophie, ce qui est impossible.

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Le révisionnisme de Deng Xiaoping : Zha Ruqiang

Comme nous l’avons vu, l’émergence du libéralisme dans le domaine de la cosmologie a changé la situation pour le révisionnisme chinois. En effet, l’émergence de scientifiques dans ce cadre ouvert par le révisionnisme chinois a donné une contribution importante à l’idéologie de contre-révolution bourgeoise ouverte, au point que le régime révisionniste en a lui-même été mis en difficulté.

Étudions plus précisément ce processus.

Le rejet révisionniste de la cosmologie de Mao Zedong

Au début des années 1980, l’objectif du révisionnisme chinois était de détruire la conception maoïste de la matière comme inépuisable, intarissable parce que chaque niveau de la matière est divisible, le processus étant infini.

Les armes pour faire cela n’étaient pas originales : il s’agissait bien entendu, d’une part, de la mécanique quantique, qui théorisé le micro-monde comme étant observable et prévisible grâce aux probabilités : sont ici importants le « principe d’incertitude » de Heisenberg et l’école de Copenhague avec Niels Bohr.

Ensuite, l’autre arme était le Big Bang : il y aurait une origine de l’univers et la matière ne serait pas infinie, la matière étant limitée et pour ainsi dire étirée dans un univers en expansion.

Déjà en 1973, dans le premier numéro de la nouvelle série de la Revue d’études en philosophie, qui avait été arrêtée auparavant, un article écrit par Fang Lizhi et Yin Dengxiang attaqua les enseignements effectués dans la revue Journal de la dialectique de la nature, qui soutenait la cosmologie de Mao Zedong.

Il exprimait la nécessité de considérer que l’univers était « fini » selon la science naturelle et « infini » du point de vue de la philosophie. C’était une façon de promouvoir le relativisme et le libéralisme.

Fang Lizhi

En fait, dans la science, les scientifiques bourgeois faisaient la promotion de la même chose que Deng Xiaoping en économie : tout serait trop compliqué, nécessitant une nouvelle formulation, avec la nécessité d’être « flexible », et non pas dogmatique, etc.

L’infinie divisibilité de la matière peut être vrai, mais pas de la manière que l’on pensait auparavant, tout doit être reconsidéré, etc.

L’influence du relativisme

Dès que les « débats » sur l’indivisibilité de la matière ont été ouverts, la dialectique de la nature pouvait être mise de côté, en particulier sous l’influence de Fang Lizhi, un droitier qui a aidé Deng Xiaoping et était l’un des activistes majeurs donnant naissance au mouvement de 1989 (il a été expulsé du Parti « communiste » en 1987 et a demandé l’asile à l’ambassade américaine à Pékin en 1989).

Néanmoins, et en parallèle avec la réforme de Deng Xiaoping, le rejet officiel de la divisibilité de la matière a pris du temps. Deng Xiaoping a progressivement transformé l’idéologie officielle, au nom de la modernisation, de la science et de la technologie qui serait « nouvelles » et devraient être adoptées.

De la même manière, Zha Ruqiang joua un rôle majeur dans le domaine de la science du révisionnisme chinois. Il a été le principal promoteur de la conception dengiste dans la science, produisant de nombreux documents, en essayant de produire une toute nouvelle conception de la science, libérale d’un côté, mais avec l’apparence du marxisme.

Au début des années 1980, la Chine a connu une grande offensive idéologique des conceptions réactionnaires traditionnelles occidentales : en psychologie cette offensive est venue par Freud, Jung, Adler, Rogers, en philosophie à travers Foucault, Heidegger, Lévi-Strauss, Derrida.

La tendance était de considérer que la science devait être « autonome » de la philosophie, que le libéralisme complet était nécessaire, avec une forte influence des conceptions réactionnaires de Karl Popper, Thomas Kuhn et Imre Lakatos.

Le rôle de Zha Ruqiang

Dans ce contexte, Zha Ruqiang a joué le rôle de défenseur de l’hégémonie du Parti « communiste » révisionniste.

D’un côté, selon Zha Ruqiang, c’était le temps de la « troisième révolution industrielle », avec la théorie quantique et la relativité, l’énergie nucléaire et la technologie spatiale, la technologie informatique, il y avait la nécessité d’une science « pratique ».

Ce fut directement utile pour la ligne de modernisation de Deng Xiaoping.

De l’autre côté, Zha Ruqiang défendait le « marxisme », et ainsi la théorie de l’indivisibilité de la matière, parce que c’était une thèse nécessaire pour justifier la nécessité scientifique du Parti « communiste » révisionniste.

Ainsi, il a exprimé son désaccord avec Lukacs, Marcuse, Sartre, Merleau-Ponty, Sidney Hook, ce qui signifiait qu’il refusait les courants idéologiques occidentaux « de gauche », et a essayé de forger une continuité idéologique avec le passé.

La tâche était pratiquement impossible : comment était-il possible de dire que la théorie de la divisibilité de la matière était correcte, quand Mao Zedong l’avait formulé durant la période de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, une période entièrement rejetée par Deng Xiaoping et le régime chinois?

Conséquence de la position théorique impossible du révisionnisme chinois

En effet, une fois que cette approche « pratique », c’est-à-dire « dengiste », avait commencé, Zha Ruqiang pouvait lui-même être rejeté pour avoir maintenu le concept de dialectique de la nature, même si « adapté ».

Le « nouveau » marxisme du révisionnisme chinois résumait le matérialisme dialectique à la méthode de considérer un phénomène à travers son développement et son changement.

C’est, de fait, exactement comment le Parti « Communiste » français a toujours limité les enseignements de Marx et Engels (ou Lénine et Staline) ; c’est le rejet révisionniste du « dogmatisme », de la « scolastique », du « stalinisme », etc.

Ainsi, en 1986, la position de Zha Ruqiang a été fortement attaquée par Fang Lizhi, Dong Guangbi, Ji Wulun, Han Zenglu ; l’objectif principal était la philosophie, qui pouvait être considérée comme un « outil utile », mais jamais comme un guide. Hegel a été considéré comme la source des erreurs, Kant et le positivisme ont été valorisés.

La tendance était à un rejet ouvert du matérialisme dialectique.

Le choix du régime par le social-fascisme

Il était clair que si la critique du matérialisme dialectique était généralisée, alors la science devait être libéralisée, et si c’était le cas, alors le Parti « communiste » ne pouvait prétendre à aucune légitimité idéologique.

Ce n’était pas la voie choisie par le Parti « communiste » révisionniste en Chine, qui fit un plénum en septembre 1986 et a décidé de rejeter la « libéralisation bourgeoise ».

Conséquence de cela, en novembre, des manifestations étudiantes commencèrent dans l’Anhui, où Fang Lizhi appelé à « lutter », puis à Shanghai et à Beijing.

Le Parti « communiste » révisionniste réprima ces manifestations, Fang Lizhi a été expulsé du « Parti communiste » et Hu Yaobang, qui était secrétaire général du parti de 1982 à 1987, a été mis de côté en raison de son « soutien » aux manifestations.

Lorsque Hu Yaobang est mort en 1989, le 15 Avril, ce fut prétexte à de nouvelles manifestations d’étudiants, soutenant ses options, et c’est devenu la célèbre protestations de la place Tian’anmen de 1989.

En effet, les Sept demandes faites à la mi-avril 1989 étaient les suivantes :

1. Affirmer que les conceptions de Hu Yaobang sur la démocratie et la liberté sont correctes ;

2. Admettre que les campagnes de lutte contre la pollution spirituelle et la libéralisation bourgeoise étaient erronées ;

3. Publier des informations sur les revenus des dirigeants de l’État et des membres de leur famille ;

4. Mettre fin à l’interdiction de journaux privés et arrêter la censure de la presse ;

5. Augmenter le financement pour l’éducation et augmenter la rémunération des intellectuels ;

6. Mettre un terme aux restrictions sur les manifestations à Beijing ;

7. Fournir une couverture objective sur les étudiants dans les médias officiels.

Cela signifiait, pour être précis, d’aller jusqu’au bout du processus de lutte contre la cosmologie de Mao Zedong, à savoir le matérialisme dialectique. Mais le régime social-fasciste n’était pas en mesure de perdre sa position politique, et il lui fallait le « socialisme » comme prétexte.

Par conséquent, la sixième plénum du Parti « communiste » de Chine (12e Comité central), en septembre 1986, fit une résolution sur la civilisation spirituelle, s’opposant le marxisme comme dogme (ce qui signifie: le véritable matérialisme dialectique), mais aussi à l’idée que le marxisme était dépassé .

Et pour cette raison, le mouvement de 1989 a été écrasé et la modernisation a pris un nouveau développement, que nous pouvons tous voir aujourd’hui.

Conclusion

Fang Lizhi a évité la participation directe dans le mouvement de 1989 alors que cela a dégénéré en mai, mais en juin un mandat d’arrêt a été fait contre lui, car il était considéré comme le principal organisateur des manifestations.

Il a ensuite cherché refuge à l’ambassade américaine ; après une année, il a été autorisé à quitter le pays. Il a joué ensuite un rôle aux États-Unis dans la mobilisation en faveur de la naissance d’une classe bureaucratique chinoise liée à ce pays.

Mais, historiquement, une autre direction a été prise en Chine, qui est maintenant pratiquement dans la même situation que la Russie tsariste : un pays réactionnaire, largement ouvert à l’impérialisme, mais en essayant de gérer une indépendance bourgeoise à travers les possibilités d’un pays riche, qui ne peut arrivé bien entendu que par le fascisme.

Et nous pouvons voir ici un exemple intéressant de la façon dont le révisionnisme n’a pas un seul visage, mais deux face ; il y avait deux possibilités pour révisionnisme chinois. Toute évaluation de la contre-révolution chinoise après la mort de Mao Zedong doit prendre cela en compte.

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Le révisionnisme de Deng Xiaoping : face aux « double soutien inconditionnel »

Comment Deng Xiaoping a-t-il lancé à la lutte contre le matérialisme dialectique? Il a dû apparaître comme menant la réorganisation de l’idéologie, comme la remettant sur son chemin.

Par conséquent, Deng Xiaoping prétendait agir au nom de la « vérité ».

Lutte bourgeoise contre le « double soutien inconditionnel »

Le 19 Septembre 1977, l’information a été donnée comme quoi Deng a expliqué que « chercher la vérité des faits » était « la quintessence de la pensée philosophique de Mao Zedong », en parlant avec la figure la plus importante du ministère de l’Éducation.

Six mois plus tard, le 11 mai 1978, le Guangming Ribao (le Quotidien de Guangming) publia un article intitulé La pratique est le seul critère pour tester la vérité, qui était l’attaque de la ligne pragmatique contre le « double soutien inconditionnel », qui représente la fidélité au matérialisme dialectique.

Voici comment Deng Xiaoping explique le « double soutien inconditionnel » :

« Il y a quelques jours, deux camarades responsables de l’Administration générale du Comité central m’ont rendu visite, et je leur ai dit que c’était une erreur de pratiquer le « double soutien inconditionnel » [Il s’agit de : « Soutenir résolument toutes les décisions du Président Mao et soutenir invariablement toutes ses directives »].

Si l’on s’y conformait, on ne pourrait ni expliquer pourquoi il a fallu me réhabiliter, ni affirmer que les activités menées par les larges masses populaires en 1976, sur la place Tian’anmen, « allaient dans le sens du sentiment et de la raison » [Allusion à la manifestation anti-communiste du 5 avril, en conséquence de quoi Deng Xiaoping fut considéré comme « contre-révolutionnaire » par Mao Zedong et le bureau politique du Comité central].

Il est, en effet, impossible d’appliquer ce que le camarade Mao Zedong a dit au sujet d’un problème spécifique, en un lieu donné, à une époque précise et dans des conditions particulières, à un autre problème surgi en un lieu différent, à un autre moment et dans d’autres conditions.

Le camarade Mao Zedong lui-même a déclaré à maintes reprises que certaines de ses paroles n’étaient pas tout à fait exactes (…).

Le camarade Mao Zedong a avoué que lui-même avait également commis des erreurs. Il a affirmé qu’il n’existe personne qui soit dans la vérité à tout moment et en toute chose, et dont chaque parole soit correcte.

Il disait encore : Ce serait déjà positif si les mérites et les erreurs d’une personne pouvaient être évalués dans un rapport de 70 à 30 pour cent ; après ma mort, si le jugement de la postérité m’accorde un tel rapport, je serai très content, très satisfait. »

Le « double soutien inconditionnel » est le contraire du marxisme, 24 mai 1977

Ce n’était pas tout. Deng Xiaoping a dû faire appel à une réinterprétation des enseignements de Mao, toujours dans l’esprit du rejet de la divisibilité de la matière. Deng Xiaoping a pu réduire ce qui est apparu comme le maoïsme, dans une sorte de « pensée Mao Zedong », qui était juste une « méthode. »

Deng Xiaoping a ainsi expliqué:

« La pensée de Mao Zedong a développé le marxisme-léninisme dans beaucoup de domaines. Elle forme un système, qui n’est autre que le marxisme-léninisme développé.

Je propose donc que les camarades versés dans le travail théorique, tout en menant à bien la compilation et la publication des œuvres de Mao Zedong, consacrent de grands efforts à l’explication, sous différents angles, de sa pensée en tant que système. »

Pour une compréhension intégrale et correcte de la pensée de Mao Zedong, 21 juillet 1977

Le mouvement bourgeois de 1989

Cela nous amène directement au mouvement de 1989. Ce qui s’est passé est la chose suivante: le 15 avril, Hu Yaobang décéda.

Après avoir été l’un des responsables du Parti visés par la GRCP, il est devenu le chef de file des réformes économiques en Chine pendant les années 1980 ; il était l’homme de Deng Xiaoping, le numéro 2 du régime social-fasciste.

Hu Yaobang et Deng Xiaoping

Néanmoins, Hu Yaobang a estimé que le mouvement de libéralisation devait aller plus rapidement. Pour cette raison, il a refusé de critiquer le mouvement de protestation lancé en décembre 1986.

Cette protestation était basée à l’Université des Sciences et Technologies de Hefei, avec l’astrophysicien Fang Lizhi comme figure principale.

Fang Lizhi a dû travailler dans une mine de charbon au cours de la GRCP, il a été très actif dans la promotion de la conception bourgeoise du monde : il était le principal promoteur de la conception du « Big Bang », à l’encontre du principe de la divisibilité de la matière.

Les responsables du mouvement de 1986 furent exclus du Parti « communiste », et Hu Yaobang lui-même a été mis de côté pour être sur la même ligne qu’eux.

Lorsqu’il est mort, en 1989, le mouvement libéral bourgeois a commencé une nouvelle offensive. 50 000 étudiants ont défilé 22 avril 1989 sur la place Tiananmen afin de participer à la cérémonie commémorative pour la mort de Hu Yaobang et appeler au libéralisme.

Ce fut le début des protestations de la place Tiananmen, en 1989. Fang Lizhi choisit alors de demander asile à l’ambassade américaine, et a ensuite déménagé aux États-Unis.

Le mouvement de 1989 était le produit de la contradiction inévitable entre le révisionnisme et l’utilisation du libéralisme dans le domaine de la cosmologie.

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Le révisionnisme de Deng Xiaoping : la science et la technologie comme composante des forces productives

Comme nous traitons de la question de savoir comment le révisionnisme chinois a rompu avec le principe maoïste de la divisibilité de la matière, nous allons porter un regard approfondi quant à la conception de la science chez Deng Xiaoping.

Deng Xiaoping

C’est cette conception qui a été le principal outil pour promouvoir et faire triompher le révisionnisme. Cette arme idéologique réactionnaire doit être comprise, de sorte de ne pas arriver au même révisionnisme qui consiste à voir le marxisme comme une « méthode ».

Deng Xiaoping ne doit pas être considéré comme un « individu » qui a trahi, mais comme le porteur d’une vision du monde toute entière. Après la mort de Mao Zedong, il avait une façon bourgeoise de « comprendre » le maoïsme, afin de réorganiser l’Etat suivant les besoins de la bourgeoisie.

Cette voie bourgeoise consiste principalement en une compréhension particulière de la science, nous allons voir de quelles positions il s’agissait … ou il s’agit, vu qu’il y a encore des « maoïstes » qui sont en fait des dengistes cachés.

La thèse de la neutralité de la recherche et les décisions d’en haut

Selon le matérialisme dialectique, la pensée est le reflet du mouvement de la matière, les communistes luttent pour que cette pensée soit conforme à la réalité.

Une fois le mouvement éternel de la matière rejeté, il n’y a pas de place pour une telle conception. Il n’y aurait pas de pensée, mais seulement une bataille et une construction. Le marxisme serait une « méthode » et de ce fait, ce qui est nécessaire n’est pas un cadre révolutionnaire à chaque niveau, mais un « expert ».

C’est pourquoi Deng Xiaoping pourrait promouvoir le socialisme « par en haut », comme quand il dit:

« Il convient de sélectionner quelques milliers de sujets d’élite dans les milieux scientifiques et techniques, pour lesquels on créera les conditions nécessaires afin qu’ils puissent se consacrer entièrement à leurs travaux de recherche. »

Respecter les connaissances et les hommes de talent, 14 mai 1977

Cette approche voit la « science » comme neutre dans son contenu et son développement. Dans un autre document, Deng Xiaoping dit :

« Que l’on fasse du travail manuel ou intellectuel, on est un travailleur dans la société socialiste (…).

En déformant la notion de la division du travail – manuel et intellectuel – existant aujourd’hui dans notre société, pour la présenter comme un antagonisme de classes, la bande des Quatre cherchait en fait à attaquer et à persécuter les intellectuels, à miner l’alliance des ouvriers et des paysans avec les intellectuels, à détruire les forces productives sociales et à saper notre révolution et notre édification socialistes.

La science et la technologie sont une partie des forces productives. »

Discours à la conférence nationale sur les sciences, 18 mars 1978

Deng Xiaoping contre la GRCP

La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (GRCP) affirmait exactement le contraire. Ce n’était pas seulement une tentative de bloquer une restauration réactionnaire ; la GRCP était un moyen de progresser dans les domaines du matérialisme dialectique.

Dans la GRCP, la science et la technologie étaient considérées comme une manière d’approcher la réalité, et de cette façon elles ne sont pas des « forces productives », mais des choix idéologiques, qui reflètent un caractère de classe. Les communes populaires n’ont rien à voir avec la Chine capitaliste des années 2000.

Deng Xiaoping était bien conscient de cela, comme il était le principal ennemi de la GRCP. Mais s’il a réussi à prendre la tête de la Chine après la mort de Mao, c’est parce qu’il a réussi à prendre un aspect du maoïsme – le développement du pays – mais pour le transformer dans le sens d’un développement pragmatique.

C’est pourquoi le révisionnisme pouvait réussir: il est apparu comme une amélioration de la situation, la réorganisation apparente de l’économie, mais en fait pour la transformer. Voici comment Deng Xiaoping explique son point de vue:

« La « révolution culturelle » a certainement été une grave erreur, mais notre Parti a brisé les cliques contre-révolutionnaires de Lin Piao et des Quatre, et mis fin à cette « révolution culturelle », ce qui nous a permis d’arriver où nous en sommes (…).

Quand nous disons « rétablir le cours normal des choses », nous entendons justement réparer les ravages causés par Lin Piao et les Quatre, critiquer les erreurs commises par le camarade Mao Zedong dans les dernières années de sa vie, et ramener toutes les activités dans la juste voie de la pensée Mao Zedong. »
(Entretien du 25 octobre 1980 avec des camarades responsables du Comité central)

Deng Xiaoping à propos de la science et de la production

L’astuce tactique de Deng Xiaoping était ainsi d’assimiler la science et de la production. C’est très proche du révisionnisme soviétique: comme les forces productives croissantes sont la preuve du développement du socialisme, alors tout ce qui aide est « socialiste ».

Ce qui compte n’est pas le choix de comment et de savoir ce qui doit être produit, mais la production en elle-même. Il s’agit d’une conception bourgeoise mécanique, visant seulement à satisfaire le besoin du capital à se développer.

Voici comment Deng Xiaoping explique cela :

« Il faut comprendre que la science et la technique constituent une force productive. La bande des Quatre a fait beaucoup de tapage autour de cette question, inversant la vérité et jetant la confusion dans les esprits.

Le marxisme a toujours considéré que la science et la technique font partie des forces productives. Il y a un peu plus d’un siècle déjà, Marx avait dit que l’essor de la production mécanisée impliquait l’application consciente des sciences de la nature. Et d’ajouter que « les forces productives comprennent aussi la science. »

Le progrès de la science et de la technique modernes resserre chaque jour davantage les liens entre la science et la production. Le rôle considérable de la science et de la technique en tant que forces productives s’affirme avec toujours plus d’évidence. »

Discours à la conférence nationale sur les sciences, 18 mars 1978

La conception de Deng Xiaoping n’a servi que le capital.

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Le révisionnisme de Deng Xiaoping : le caractère de classe de la science, de la technologie et de la gestion

Quelle est la clé du révisionnisme, en URSS et en République Populaire de Chine? C’est l’idéologie, il y avait un espace ouvert pour révisionnisme en URSS et en République populaire de Chine, où les éléments bourgeois ont pu s’agglutiner et ensuite faire un coup d’État.

En URSS, cet espace était dans le domaine de la biologie. La conception bourgeoise de l’ADN comme support de tout ce qu’est la vie a été bien comprise comme une illusion réactionnaire.

Néanmoins, cela a été confronté avec la conception erronée de modifier la matière depuis l’extérieur, sans suivre le principe selon lequel la contradiction est interne.

Lyssenko prétendait modifier la matière d’une manière conforme à la volonté des êtres humains, ce qui a conduit à un échec scientifique et a permis au révisionnisme, plein de subjectivisme bourgeois, de s’organiser.

Nikita Khrouchtchev n’a pas rejeté Lyssenko après la mort de Staline, au contraire, il a nié tous les enseignements matérialistes dialectiques, mais a conservé Lyssenko comme valable. Le révisionnisme prétendait changer la nature, la réalité, depuis l’extérieur, selon la volonté.

Mao Zedong a réussi à « réparer » matérialisme dialectique avec la conception selon laquelle la contradiction est interne, comme quoi rien n’est indivisible. Le révisionnisme a dû lutter contre cela.

Pour cette raison, le révisionnisme chinois vint de ce domaine. Les promoteurs du mouvement de Tien’anmen en 1989 viennent directement de ce domaine de la cosmologie. Ils étaient protégés par Deng Xiaoping.

Couverture du Time, avec Deng Xiaoping.
« CHINE
S’écartant de Marx »

Mais comment a-t-il été possible pour le révisionnisme chinois de lutter contre la cosmologie de Mao ? Ici, Deng Xiaoping apparaît avec ce que nous devons considérer comme une idéologie : le dengisme.

Selon le dengisme, la technologie n’est pas une superstructure, mais une infrastructure. Il a formulé cela dans une phrase célèbre: « Ce n’est pas grave si un chat est blanc ou noir, pourvu qu’il attrape les souris. »

Quand on voit cela, il est facile de comprendre que la plupart des « maoïstes » dans le monde sont des dengistes ; ils maintiennent encore quelques enseignements de Mao Zedong, mais ils ont la même conception pragmatique d’une méthode suprême. Comme Deng Xiaoping, ils résument Mao Zedong à quelques livres, notamment De la pratique ; ce n’est pas une surprise que la plupart de ces « maoïstes » aient viré en « marxistes-léninistes » pro-albanais.

Le pragmatisme est la base même du dengisme. Il rejette le principe de l’indivisibilité de la matière ; il considère que le monde obéit à un mouvement mécanique, où il est possible de pousser dans une direction ou une autre.

Le prachandisme au Népal, l’avakianisme aux Etats-Unis … sont des idéologies empruntant directement leurs conceptions au dengisme, depuis une incompréhension du maoïsme, de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (GRCP).

Le GRCP voulait mettre l’idéologie au poste de commande dans tous les domaines, alors que le dengisme limite l’idéologie à une méthode en politique. En fait, les « maoïstes » qui ne parlent jamais de la culture, de la science, de l’histoire … révèlent leur nature dengiste avec cette conception étroite.

Ces faux « maoïstes » acceptent les valeurs bourgeoises dans tous les domaines, mais pas dans la politique, en tout cas ils le prétendent. Leur refus de reconnaître la crise écologique, de rejeter la destruction de la nature et l’utilisation des êtres vivants, est une grande preuve de leur approche non matérialiste dialectique. En fait, ils sont gens rêvant d’être les gestionnaires d’une réorganisation du capitalisme – comme Deng Xiaoping.

Couverture du Time, avec Deng Xiaoping.
« Bannissant le fantôme de Mao »

Voici ce que Deng Xiaoping a répondu à la question de savoir si, finalement, le capitalisme n’est pas si mal que ça:

« Il importe d’éclaircir ce qu’est le capitalisme. Le capitalisme marque une supériorité par rapport au féodalisme. Il est certaines choses qui ne sauraient être qualifiées de capitalistes.

Par exemple, la technologie et la gestion dans la production relèvent du domaine de la science ; elles sont utiles à n’importe quelle société et à n’importe quel pays.

Nous avons l’intention d’acquérir des compétences techniques, scientifiques et de gestion avancées pour servir notre production socialiste. Et ces choses en tant que tels n’ont pas de caractère de classe. »

Réponses aux questions de la journaliste italienne Oriana Fallaci, août 1980

« Ces choses en tant que tels n’ont pas de caractère de classe » – c’est la grande ligne révisionniste, exactement ce qui a été combattu par la GRCP.

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Benoît XVI sur ​Pseudo-Denys l’Aréopagite

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE

Mercredi 14 mai 2008

Pseudo-Denys l’Aréopagite

Chers frères et sœurs,

Je voudrais aujourd’hui, au cours des catéchèses sur les Pères de l’Eglise, parler d’une figure très mystérieuse:  un théologien du sixième siècle, dont le nom est inconnu, qui a écrit sous le pseudonyme de Denys l’Aréopagite.

Avec ce pseudonyme, il fait allusion au passage de l’Ecriture que nous venons d’entendre, c’est-à-dire à l’histoire racontée par saint Luc dans le chapitre XVII des Actes des Apôtres, où il est rapporté que Paul prêcha à Athènes sur l’Aréopage, pour une élite du grand monde intellectuel grec, mais à la fin la plupart des auditeurs montrèrent leur désintérêt et s’éloignèrent en se moquant de lui; pourtant certains, un petit nombre nous dit saint Luc, s’approchèrent de Paul en s’ouvrant à la foi.

L’évangéliste nous donne deux noms:  Denys, membre de l’Aréopage, et une certaine femme, Damaris.

Si l’auteur de ces livres a choisi cinq siècles plus tard le pseudonyme de Denys l’Aréopagite, cela veut dire que son intention était de mettre la sagesse grecque au service de l’Evangile, d’aider la rencontre entre la culture et l’intelligence grecque et l’annonce du Christ; il voulait faire ce qu’entendait ce Denys, c’est-à-dire que la pensée grecque rencontre l’annonce de saint Paul; en étant grec, devenir le disciple de saint Paul et ainsi le disciple du Christ.

Pourquoi a-t-il caché son nom et choisi ce pseudonyme? Une partie de la réponse a déjà été donnée:  il voulait précisément exprimer cette intention fondamentale de sa pensée. Mais il existe deux hypothèses à propos de cet anonymat et de ce pseudonyme.

Une première hypothèse dit:  c’était une falsification voulue, avec laquelle, en antidatant ses œuvres au premier siècle, au temps de saint Paul, il voulait donner à sa production littéraire une autorité presque apostolique.

Mais mieux que cette hypothèse – qui me semble peu crédible – il y a l’autre:  c’est-à-dire qu’il voulait précisément faire un acte d’humilité.

Ne pas rendre gloire à son propre nom, ne pas créer un monument pour lui-même avec ses œuvres, mais réellement servir l’Evangile, créer une théologie ecclésiale, non individuelle, basée sur lui-même.

En réalité, il réussit à construire une théologie que nous pouvons certainement dater du VI siècle, mais pas attribuer à l’une des figures de cette époque:  c’est une théologie un peu désindividualisée, c’est-à-dire une théologie qui exprime une pensée et un langage commun.

C’était une époque de dures polémiques après le Concile de Chalcédoine; lui, en revanche, dans sa Septième Epître dit:  « Je ne voudrais pas faire de polémiques; je parle simplement de la vérité, je cherche la vérité ».

Et la lumière de la vérité fait d’elle-même disparaître les erreurs et fait resplendir ce qui est bon.

Et avec ce principe, il purifia la pensée grecque et la mit en rapport avec l’Evangile.

Ce principe, qu’il affirme dans sa septième lettre, est également l’expression d’un véritable esprit de dialogue:  ne pas chercher les choses qui séparent, chercher la vérité dans la Vérité elle-même, qu’ensuite celle-ci resplendisse et fasse disparaître les erreurs.

La théologie de cet auteur, tout en étant donc pour ainsi dire « suprapersonnelle », réellement ecclésiale, peut être située au VI siècle.

Pourquoi? Il rencontra dans les livres d’un certain Proclus, mort à Athènes en 485, l’esprit grec qu’il plaça au service de l’Evangile:  cet auteur appartenait au platonisme tardif, un courant de pensée qui avait transformé la philosophie de Platon en une sorte de religion, dont le but à la fin était de créer une grande apologie du polythéisme grec et de retourner, après le succès du christianisme, à l’antique religion grecque.

Il voulait démontrer que, en réalité, les divinités étaient les forces en œuvre dans le cosmos.

La conséquence était que l’on devait considérer le polythéisme plus vrai que le monothéisme, avec un unique Dieu créateur.

C’était un grand système cosmique de divinités, de forces mystérieuses, celui que nous montre Proclus, pour qui dans ce cosmos déifié l’homme pouvait trouver l’accès à la divinité.

Il distinguait cependant les voies pour les simples, qui n’étaient pas en mesure de s’élever aux sommets de la vérité – pour eux certains rites même superstitieux pouvaient suffire – et les voies pour les sages, qui en revanche devaient se purifier pour arriver à la pure lumière.

Cette pensée, comme on le voit, est profondément antichrétienne. C’est une réaction tardive contre la victoire du christianisme.

Un usage antichrétien de Platon, alors qu’était déjà en cours un usage chrétien du grand philosophe.

Il est intéressant que ce Pseudo-Denys ait osé se servir précisément de cette pensée pour montrer la vérité du Christ; transformer cet univers polythéiste en un cosmos créé par Dieu, dans l’harmonie du cosmos de Dieu où toutes les forces sont une louange à Dieu, et montrer cette grand harmonie, cette symphonie du cosmos qui va des séraphins, aux anges et aux archanges, à l’homme et à toutes les créatures qui ensemble reflètent la beauté de Dieu et sont une louange à Dieu.

Il transformait ainsi l’image polythéiste en un éloge du Créateur et de sa créature.

Nous pouvons de cette manière découvrir les caractéristiques essentielles de sa pensée:  elle est tout d’abord une louange cosmique. Toute la création parle de Dieu et est un éloge de Dieu.

La créature étant une louange de Dieu, la théologie de Pseudo-Denys devient une théologie liturgique:  Dieu se trouve surtout en le louant, pas seulement en réfléchissant; et la liturgie n’est pas quelque chose que nous avons construit, quelque chose d’inventé pour faire une expérience religieuse au cours d’une certaine période de temps; elle est un chant avec le chœur des créatures et l’entrée dans la réalité cosmique elle-même.

Et c’est précisément ainsi que la liturgie n’apparaît plus seulement ecclésiastique mais devient vaste et grande, devient notre union avec le langage de toutes les créatures. Il dit:  on ne peut pas parler de Dieu de manière abstraite; parler de Dieu est toujours – dit-il avec un mot grec – un « hymnein », un chant pour Dieu avec le grand chant des créatures, qui se reflète et se concrétise dans la louange liturgique.

Toutefois, bien que sa théologie soit cosmique, ecclésiale et liturgique, elle est également profondément personnelle.

Il créa la première grande théologie mystique. Le mot « mystique » acquiert même avec lui une nouvelle signification. Jusqu’à cette époque, pour les chrétiens ce mot était équivalent au mot « sacramentel », c’est-à-dire ce qui appartient au « mysterion », au sacrement.

La parole « mystique » devient avec lui plus personnelle, plus intime:  elle exprime le chemin de l’âme vers Dieu.

Et comment trouver Dieu? Nous observons de nouveau ici un élément important dans son dialogue entre la philosophie grecque et le christianisme, en particulier la foi biblique.

Apparemment, ce que dit Platon et ce que dit la grande philosophie sur Dieu est beaucoup plus élevé, est beaucoup plus vrai; la Bible apparaît assez « barbare », simple, précritique dirait-on aujourd’hui; mais lui remarque que c’est justement ce qui est nécessaire parce qu’ainsi nous pouvons comprendre que les concepts les plus élevés sur Dieu n’arrivent jamais jusqu’à sa vraie grandeur; ils sont toujours inappropriés.

En réalité, ces images nous font comprendre que Dieu est au delà de tous les concepts; dans la simplicité des images, nous trouvons plus de vérité que dans les grands concepts.

Le visage de Dieu est notre incapacité d’exprimer réellement ce qu’Il est. Aussi parle-t-on – comme le fait Pseudo-Denys – d’une « théologie négative ».

Nous pouvons plus facilement dire ce que Dieu n’est pas, plutôt que d’exprimer ce qu’Il est véritablement.

Ce n’est qu’à travers ces images que nous pouvons deviner son vrai visage, et de l’autre côté ce visage de Dieu est très concret:  c’est Jésus Christ.

Et bien que Denys nous montre, en suivant en cela Proclus, l’harmonie des chœurs célestes, de telle façon qu’il nous semble que tous dépendent de tous, il reste vrai que notre chemin vers Dieu demeure fort éloigné de Lui; Pseudo-Denys nous montre que, finalement, la route vers Dieu est Dieu lui-même, Lequel se rapproche de nous en Jésus Christ.

C’est ainsi qu’une théologie tellement grande et mystérieuse devient également très concrète autant dans l’interprétation de la liturgie que dans le discours tenu sur Jésus Christ:  avec tout cela, Denys l’Aréopagite eut une grande influence sur toute la théologie médiévale, sur toute la théologie mystique autant en Orient qu’en Occident, il fut presque redécouvert au treizième siècle notamment par saint Bonaventure, le grand théologien franciscain qui dans cette  théologie  mystique  trouva  le moyen conceptuel d’interpréter l’héritage tellement simple et profond de saint François:  le « poverello », avec Denys, nous dit finalement que l’amour voit plus que la raison.

Là où se trouve la lumière de l’amour on ne souffre plus des ténèbres de la raison; l’amour voit, l’amour est un œil et l’expérience nous donne plus que la réflexion.

Quelle que soit cette expérience, Bonaventure le vit en saint François: c’est l’expérience d’un cheminement très humble, très réaliste, jour après jour, c’est cela aller avec le Christ, en acceptant sa croix.

Dans cette pauvreté et dans cette humilité, dans l’humilité que l’on éprouve également dans la vie ecclésiale, on fait une expérience de Dieu qui est plus élevée que celle que l’on atteint par la réflexion:  à travers elle, nous touchons réellement le cœur de Dieu.

Il existe aujourd’hui une nouvelle actualité de Denys l’Aréopagite:  il apparaît comme un grand médiateur dans le dialogue moderne entre le christianisme et les théologies mystiques de l’Asie, dont la caractéristique la plus connue est la conviction selon laquelle on ne peut pas dire qui est Dieu; on ne peut parler de Lui que sous forme négative; on ne peut parler de Dieu qu’avec le « ne pas », et ce n’est qu’en entrant dans cette expérience du « ne pas » qu’on Le rejoint.

On voit ici une proximité entre la pensée de l’Aréopagite et celle des religions asiatiques:  il peut être aujourd’hui un médiateur comme le il fut entre l’esprit grec et l’Evangile. On voit ainsi que le dialogue n’accepte pas la superficialité.

C’est justement quand quelqu’un entre dans la profondeur de la rencontre avec le Christ que s’ouvre également le vaste espace pour le dialogue.

Quand quelqu’un rencontre la lumière de la vérité, on s’aperçoit qu’il est une lumière pour tous; les polémiques disparaissent et il devient possible de se comprendre l’un l’autre ou au moins de parler l’un avec l’autre, de se rapprocher.

Le chemin du dialogue est justement la proximité dans le Christ à Dieu dans la profondeur de la rencontre avec Lui, dans l’expérience de la vérité qui nous ouvre à la lumière et nous aide à aller à la rencontre des autres:  la lumière de la vérité, la lumière de l’amour.

Et il nous dit en fin de compte:  empruntez la voie de l’expérience, de l’expérience humble de la foi, chaque jour.

Le cœur devient alors grand et peut voir et illuminer également la raison pour qu’elle voie la beauté de Dieu. Prions le Seigneur pour qu’il nous aide aujourd’hui aussi à mettre au service de l’Evangile la sagesse de notre époque, en découvrant à nouveau la beauté de la foi, la rencontre avec Dieu dans le Christ.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : l’un et le multiple

Pseudo-Denys l’Aréopagite, en niant la dialectique au profit de l’unité suprême tout en reconnaissant la réalité matérielle, n’est pas loin du panthéisme. Cependant, en niant le mouvement, il ne peut pas y aboutir, basculant de ce fait dans une religiosité où c’est Dieu qui met en mouvement.

Ce mouvement est insuffisant, car la vie matérielle est nécessairement « pleine de mutabilité et d’angoisses » ; la hiérarchie permet de donner du sens et de faire en sorte « de nous unir à Dieu autant qu’il est possible ».

Il est frappant, à ce niveau, de voir que, à l’opposé complet d’Augustin, Pseudo-Denys l’Aréopagite ne mentionne que très rarement les Écritures. La Bible n’est pour lui qu’un outil théorique, l’incarnation justifiée ; il n’aborde pas les points élaborés à l’intérieur, comme si le christianisme pouvait d’une certaine manière s’en passer.

Ainsi, Pseudo-Denys l’Aréopagite résume le squelette du christianisme, là où Augustin fournit sa chair. Cela permet de lire avec une grande clarté l’interprétation chrétienne du rapport entre l’un et le multiple, clef de toute idéologie.

On a ainsi la définition de Dieu, qui est tout mais de manière unique, formant un seul « un », sans partage ni découpage :

« En Dieu, l’unité précède et domine la distinction ; mais la distinction n’entame pas, ne déchire pas l’unité. »

L’être humain relève du multiple, mais il est tout de même « un » ; c’est le paradoxe du statut de l’homme :

« Un des devoirs et des secrets de la foi, c’est d’étudier le divin dans l’humain, l’incréé dans le créé, l’unité dans la multiplicité. »

Le bien est général, car seul le « Un » existe ; le mal n’est qu’un échec de ce rapport à l’un, et donc de nature multiple :

« Pour tout dire en un mot, le bien procède d’une cause unique et totalement parfaite, le mal résulte de défectuosités multiples et particulières. »


Patrologiae cursus completus. 2, S. Dionysii Areopagitae Opera omnia, Georgii Pachymerae paraphrasi continenter illustrata, 1856

Voici deux autres passages, très importants car ils abordent la question de l’unité et donc du cercle, au sens où le multiple fait comme entourer le « un » qui lui fournit, tel le soleil, la force d’exister.

On a ici le cœur même de l’énergologie néo-platonicienne dans sa version catholique :

« Ainsi apparaît-il excellemment que le saint amour ne reconnaît ni commencement ni fin : c’est comme un cercle éternel, dont la bonté est à la fois le plan, le centre, le rayon vecteur et la circonférence : cercle que décrit dans une invariable révolution la bonté qui agit sans sortir d’elle-même, et revient au point qu’elle n’a pas quitté. »

« Puis donc que l’absolue et infinie bonté produit l’être comme son premier bienfait, il convient de la louer d’abord de cette grâce, qui précède toutes les autres grâces.

Ainsi, la participation de l’être, les principes des choses et les choses elles-mêmes, et tout ce qui existe en quelque sorte que ce soit, viennent de la bonté et subsistent en elle d’une façon incompréhensible, sans diversité, sans pluralité.

De même tout nombre préexiste, confondu dans l’unité, et l’unité renferme tout nombre en sa simplicité parfaite; tout nombre est un en l’unité, et plus il s’éloigne d’elle, plus il se divise et se multiplie.

Également tous les rayons du cercle se trouvent unis dans un centre commun; et ce centre indivisible comprend en lui-même tous les rayons qui sont absolument indistincts, soit les uns des autres, soit du point unique d’où ils partent.

Entièrement confondus dans ce milieu, s’ils s’en éloignent quelque peu, dès lors ils commencent à se séparer mutuellement ; s’ils s’en éloignent davantage, ils continuent à se séparer en la même proportion; en un mot, plus ils sont proches ou distants du point central, plus aussi s’augmente leur proximité ou leur distance respective. »

Cependant, cela pose donc un certain rapport à l’Univers lui-même unifié, que ne manqueront pas de souligner Avicenne, Averroès, Spinoza, c’est-à-dire tous ceux qui prendront au pied de la lettre l’unicité cosmique, se débarrassant de la fantasmagorie d’un Dieu « au-delà ».

Voici, à l’opposé, la vision de Pseudo-Denys l’Aréopagite, qui correspond à la vision religieuse.

« Dieu est nommé un, parce que dans l’excellence de sa singularité absolument indivisible, il comprend toutes choses, et que sans sortir de l’unité, il est le créateur de la multiplicité : car rien n’est dépourvu d’unité; mais comme tout nombre participe à l’unité, tellement qu’on dit une couple, une dizaine et une moitié, un tiers, un dixième, ainsi toutes choses, et chaque chose, et chaque partie d’une chose tiennent de l’unité; et ce n’est qu’en vertu de l’unité que tout subsiste.

Et cette unité, principe des êtres, n’est pas portion d’un tout; mais, antérieure à toute universalité et multitude, elle a déterminé elle-même toute multitude et universalité.

Car il n’y a pas de pluralité qui ne soit une par quelque endroit : ce qui est multiple en ses parties, est un dans sa totalité; ce qui est multiple en ses accidents est un dans sa substance; ce qui est multiple en nombre, ou par les facultés, est un par l’espèce; ce qui est multiple en ses espèces, est un par le genre; ce qui est multiple comme production, est un dans son principe.

Et il n’y a rien qui n’entre en participation quelconque de cet un absolument indivisible, et renfermant dans sa simplicité parfaite chaque chose individuellement, et toutes choses ensemble, alors même qu’elles sont mutuellement opposées.

La pluralité n’existerait pas sans la singularité ; mais la singularité peut exister sans la pluralité, comme l’unité précède tout nombre multiple.

Et si vous considérez les diverses parties de l’univers comme unies de tout point entre elles, vous aurez alors l’unité dans la totalité. »

Et c’est précisément cette unité inatteignable qui justifie qu’on s’attarde sur le multiple, et donc sur les oracles, sur ce qu’on pourrait appeler des transmissions indirectes du « un » inaccessible et incompréhensible.

C’est en ce sens que Pseudo-Denys l’Aréopagite montre bien, dans les faits, que le néo-platonisme ne pouvait subsister sans reconnaître un corps d’écrits divins permettant l’incarnation, c’est-à-dire la reconnaissance de la puissance sur terre de ce qui est au-delà.

On retrouve ainsi le christianisme avec Jésus, l’Islam avec Mahomet, le judaïsme avec non pas Moïse mais ses figures messianiques concrètes (Sabbataï Tsevi au XVIIe siècle, Menachem Mendel Schneerson, le Rabbi de Loubavitch, au XXe siècle).

Il est frappant de voir d’ailleurs que Pseudo-Denys l’Aréopagite parle des « divins oracles », tel un païen, un néo-platonicien, et non des saintes Ecritures, de la Bible. C’est qu’en fait, les écrits saints ne sont, pour lui, qu’un oracle à décoder, par une lecture mystique.

Voici la synthèse du point de vue de Pseudo-Denys l’Aréopagite :

« Nous disons donc que, par un décret d’amour, cette suprême béatitude, qui possède la divinité par nature et y fait participer ceux qui sont dignes de cette glorieuse transformation, a établi la hiérarchie pour le salut et la déification de tous les êtres, soit raisonnables, soit purement spirituels.

Seulement, pour les bienheureuses essences qui habitent les cieux, cette institution n’a rien de sensible et de corporel; car ce n’est point par l’extérieur que Dieu les attire et les élève aux choses divines; mais il fait étinceler au dedans d’elles-mêmes les purs rayons et les splendeurs intelligibles de son adorable volonté.

Au contraire, ce qui leur est départi uniformément et pour ainsi dire en masse, nous est transmis, à nous, comme en fragments et sous la multiplicité de symboles variés dans les divins oracles.

Car ce sont les divins oracles qui fondent notre hiérarchie.

Et par ce mot il faut entendre non seulement ce que nos maîtres inspirés nous ont laissé dans les saintes Lettres et dans leurs écrits théologiques, mais encore ce qu’ils ont transmis à leurs disciples par une sorte d’enseignement spirituel et presque céleste, les initiant d’esprit à esprit d’une façon corporelle sans doute, puisqu’ils parlaient, mais j’oserai dire aussi immatérielle, puisqu’ils n’écrivaient pas.

Mais ces vérités devant se traduire dans les usages de l’Église, les Apôtres les ont exposées sous le voile des symboles et non pas dans leur nudité sublime, car chacun n’est pas saint; et, comme dit l’Écriture, la science n’est pas pour tous. »

On a ainsi ici uniquement un aspect du christianisme, mais c’est le plus épuré et, finalement, le plus intéressant dans la mesure où il montre son noyau dur, au-delà des discours de la Bible, sur la Bible, qui bien entendu joueront également un rôle historique toujours prépondérant, le christianisme s’éloignant toujours davantage des conditions de son origine et donc de sa nature initiale.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : le bien et le mal, sans dialectique

La dimension panthéiste du christianisme représente l’expression de sa base dynamique, correspondant à la modification profonde de la réalité et au besoin de cette modification. Karl Marx a explicité de manière tout à fait claire le double aspect de la religion, qui est à la fois consolation et protestation, en plus d’être, en tant qu’idéologie, un reflet.

Cependant, la dimension dynamique est nécessairement atténuée, freinée, paralysée par la conception du monde qui attribue aux cieux une valeur supérieure à la réalité terrestre.

Ce n’est pas nécessairement l’aspect principal, car le christianisme fait œuvre de civilisation, accompagnant l’effondrement de l’esclavagisme, modifiant les mentalités en fonction. Mais le panthéisme est toujours relatif, la dignité du réel ne saurait être complète.

L’exigence de comportements non barbares est, en effet, justifié par les cieux, tout comme Platon les justifiait en fonction du « Beau » de son « monde des idées », un monde non matériel, purement spirituel.

Pseudo-Denys l’Aréopagite n’échappe pas à ce rapport entre le bien et le mal, malgré une véritable tentative de préserver la dignité du réel.

Voici comment il parle de comportements erronés, en les justifiant paradoxalement relativement, dans la mesure où il explique qu’ils relèvent du bien, car ils existent. Le mal, en effet, n’existe pas en soi, il n’est qu’une mauvaise compréhension de l’inclination inévitable vers le bien.

On voit tout de suite en quoi cette conception porte en elle une détermination panthéiste-matérialiste, dans la mesure où l’être humain est bon, la tendance générale à la complexité et la compassion.

« Ainsi l’impudique, d’un côté, s’exclut du bien par sa brutale convoitise, et comme tel, il n’est qu’un non-être, et les choses qu’il désire sont un non-être; mais d’autre part, il participe encore au bien en ce sens qu’il garde un reste d’amitié et une manière d’alliance avec ce qui est.

Également la fureur tient au bien par le fait de son émotion, et par son désir de redresser et de ramener ce qu’elle estime mauvais à un but qui semble louable.

De même celui qui se précipite dans les dérèglements, aspirant à une vie qui le charme, n’est pas totalement déchu du bien, puisqu’il a un désir, le désir de la vie, d’une vie qui lui sourit.

Enfin, si vous supprimez tout bien absolument, il n’y a plus dès lors ni substance, ni vie, ni désir, ni mouvement, ni quoi que ce soit. »

Cette dernière phrase, si on la lit de manière matérialiste en supprimant Dieu, est juste. Toutefois, Pseudo-Denys l’Aréopagite n’est pas matérialiste.

Là où le matérialisme dialectique voit le communisme dans le produit synthétique de la matière éternelle en mouvement, il voit le paradis dans la nature unique de Dieu éternel et statique.

Pour cette raison, il est obligé de rejeter de manière explicite la dialectique : « la dualité ne peut être principe ».

« Si le mal n’émane pas du bien, il a donc évidemment une autre origine, une autre cause. Car ou le mal dérive du bien, ou le bien dérive du mal, ou il faut assigner au bien et au mal une source différente : car la dualité ne peut être principe, l’unité au contraire est le principe de la dualité.

Or personne assurément ne soutiendra que d’une seule et même chose puissent procéder deux choses de tout point contraires, et qu’au lieu d’être simple et un, le même principe soit composé, double, opposé à lui-même et variable.

Mais on n’admettra pas non plus deux principes contraires, qui d’une part se pénètrent mutuellement et régissent le monde, et de l’autre se livrent constamment la guerre; ou en cas qu’on les admette, d’abord Dieu ne sera pas indépendant, ni sans contradiction, si toutefois son éternelle paix peut jamais être troublée; ensuite le désordre et une hostilité permanente régneraient dans l’univers.

Pourtant la bonté suprême établit l’harmonie entre tous les êtres ; et elle est la paix même, et elle donne la paix, comme disent les écrivains sacrés. C’est pourquoi toutes choses bonnes s’entr’aiment, et forment un merveilleux concert, produites par une même activité, ordonnées par rapport à un même bien, régulières et unanimes dans leur mouvement, et se prêtant un mutuel appui. »

Il en découle inévitablement un affaiblissement fondamental de la perspective panthéiste. La réalité matérielle ne peut être, chez Pseudo-Denys l’Aréopagite, que finalement « privation, faiblesse, mélange inharmonique de substances dissemblables ».

Reproduction du Theologia vivificans, cibus solidus ; Dionysii celestis hierarchia ; Ecclesiastica hierarchia, 1498

Ce qu’on appelle le mal n’est alors plus critiquable en soi, car il découle de la nature même de la matière, au lieu d’être une simple erreur d’inclination.

Le mal n’est plus un défaut quantitatif, il est dans la qualité même de la matière. Pseudo-Denys l’Aréopagite dit ainsi au sujet du mal :

« Par suite il est une privation, une défectuosité, une faiblesse, un dérèglement, une erreur, une illusion ; il est sans beauté, sans vie, sans intelligence, sans raison, sans perfection, sans fixité, sans cause, sans manière d’être déterminée.

Il est infécond, inerte, impuissant, désordonné, plein de contradiction, d’incertitude, de ténèbres; il n’a pas de substance et n’est absolument rien de ce qui existe. »

Ou encore :

« Tout ce qui résulte naturellement d’une chose, trouve en elle sa raison d’être déterminée ; or le mal, n’ayant pas sa raison d’être déterminée, n’est le résultat naturel d’aucune chose; car ce qui est contre nature ne dérive pas de la nature, comme l’irrégularité n’a pas sa raison dans la règle.

Est-ce donc que l’âme est cause du mal, comme le feu est cause de la chaleur, et qu’elle emplit de sa malice les substances auxquelles elle s’allie? Ou originairement douée d’une nature bonne, ses opérations seraient-elles tantôt bonnes et tantôt mauvaises? Or, si l’âme est naturellement mauvaise, alors d’où vient sa substance ?

Est-ce du principe souverainement bon qui a créé tous les êtres?

Mais, en ce cas, comment peut-elle être essentiellement mauvaise, puisque la cause suprême ne produit que des œuvres bonnes? Si au contraire l’âme est mauvaise dans ses actions, du moins ce n’est pas toujours : autrement et si elle n’était créée conforme au bien, d’où lui viendrait la vertu?

Reste donc à conclure que le mal est faiblesse et défection dans le bien. »

Même les démons cherchent, paradoxalement, le bien :

« Le mal donc n’est point un être, et ne subsiste dans aucun être. Le mal, en tant que mal, n’est nulle part, et quand il se produit, ce n’est pas comme résultat d’une force, mais d’une infirmité.

Ainsi l’existence des démons est chose bonne, et elle procède du bien; le mal pour eux consiste en ce qu’ils sont déchus de leur destination propre, qu’ils n’ont pas su se tenir immuables dans leur état originel, ni garder dans son intégrité la perfection angélique qui leur était départie.

Les démons recherchent le bien quand ils désirent l’être, la vie, l’intelligence; et quand ils ne désirent pas le bien, ils recherchent ce qui n’est pas : ce n’est point là proprement un désir, c’est plutôt le néant du désir véritable. »

La lecture panthéiste-matérialiste est ainsi littéralement plombé par la vision du bien relevant de Dieu, hors la matière. On voit néanmoins très bien que la religion ne saurait se placer uniquement en-dehors de la réalité ; s’il n’y avait pas une profonde dimension matérielle, elle n’aurait eu aucune réalité historique.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : un panthéisme esthétisant le monde

Le grand souci de l’approche de Pseudo-Denys l’Aréopagite, par rapport à la nature même de la religion, est que le principe d’incarnation utilisée afin de christianiser le néo-platonisme aboutit, de manière inévitable à une divinisation de l’être humain.

D’un côté, cette divinisation est reportée à la fin des temps, à la résurrection:

« Quand nous serons devenus incorruptibles et immortels, et que le Christ nous aura associés à sa félicité glorieuse, alors, comme il est écrit, nous habiterons éternellement avec le Seigneur, admis à la chaste contemplation de sa sainte humanité, il nous inondera des torrents de sa splendide lumière, comme il arriva aux disciples dans le mystère de la transfiguration ;

également il fera luire ses clartés intelligibles sur notre âme dégagée alors de la matière et des passions, et parmi les douceurs d’une inconcevable union, elle s’enivrera des rayons épanouis de ce merveilleux soleil à peu près comme les célestes intelligences;

car, ainsi que dit la parole de vérité, nous serons semblables aux anges et enfants de Dieu, puisque nous serons enfants de la résurrection. »

Mais de l’autre côté, le principe même d’incarnation implique que Dieu soit présent partout : 

« Il habite les cœurs, les esprits et les corps, le ciel et la terre; constamment immuable, il est dans le monde, autour du monde, par delà le monde, par delà les cieux, par delà toute substance; il est soleil, étoile, feu et eau, vent, rosée et nuage, pierre angulaire et rocher; il est tout ce qui est, et n’est rien de ce qui est. »

Par conséquent, on trouve une tendance à l’esthétisation : puisque Dieu est partout, alors la création elle-même tend au bon (comme dans le néo-platonisme), mais même incarne le bon, au moins de manière relative. 

« Le bon et le beau, essentielle unité, est donc la cause générale de toutes les choses belles et bonnes.

De là vient la nature et la subsistance des êtres; de là leur unité et distinction, leur identité et diversité, leur similitude et dissemblance; de là les contraires s’allient, les éléments se mêlent sans se confondre; de là les choses plus élevées protègent celles qui le sont moins, les égales s’harmonisent, les inférieures se subordonnent aux supérieures, et ainsi toutes se maintiennent par une immuable persistance en leur condition originelle. »

Oeuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite, 1556

Pseudo-Denys l’Aréopagite porte véritablement l’accent dessus : le monde est organisé, par l’amour qui vient de Dieu :

« Voilà pourquoi le beau et le bon est pour tous les êtres un objet de désir, d’appétence et d’amour : par lui et en vue de lui, dans l’effusion d’un mutuel amour, les inférieurs aspirent vers les supérieurs, les semblables s’entre-communiquent, les plus excellents s’inclinent vers de moins nobles; tous se maintiennent avec amour dans l’existence, et ce qu’ils font et veulent, ils le fout et le veulent par amour du bon et du beau.

Même nous pouvons dire, en restant dans la vérité, que la cause universelle, parla surabondance de sa tendresse, aime, produit, perfectionne, conserve et dirige toutes choses, et que le divin amour est bonté en lui-même, dans sa source et dans son objet : car ce sublime artisan de tout ce qu’il y a de bon dans les êtres, éternel comme la bonté où il réside excellemment, ne la laissa point dans une oisive fécondité, mais lui persuada d’exercer cette puissance merveilleuse qui a produit l’univers. »

On aboutit à une lecture pratiquement panthéiste, esthétisant le monde comme lieu d’amour potentiellement universel. L’expression du besoin naturel de communisme est ici patent et on comprend la portée historique du christianisme, ce qu’il représente à l’époque :

« Le beau et le bon est pour tous les êtres un objet de désir, d’appétence et d’amour : par lui et en vue de lui, dans l’effusion d’un mutuel amour, les inférieurs aspirent vers les supérieurs, les semblables s’entre-communiquent, les plus excellents s’inclinent vers de moins nobles; tous se maintiennent avec amour dans l’existence, et ce qu’ils font et veulent, ils le fout et le veulent par amour du bon et du beau.

Même nous pouvons dire, en restant dans la vérité, que la cause universelle, parla surabondance de sa tendresse, aime, produit, perfectionne, conserve et dirige toutes choses, et que le divin amour est bonté en lui-même, dans sa source et dans son objet : car ce sublime artisan de tout ce qu’il y a de bon dans les êtres, éternel comme la bonté où il réside excellemment, ne la laissa point dans une oisive fécondité, mais lui persuada d’exercer cette puissance merveilleuse qui a produit l’univers. »

L’irrationalisme a ainsi un sens apparemment justifié : celui de permettre l’accès à l’ordre cosmique lui-même, devenu bon par rapport à la terreur hiérarchisée due l’univers mis en avant idéologiquement, religieusement, socialement par le système esclavagiste.

« La saine raison apprend que c’est à cause des sens qu’on se sert de lettres, de syllabes, de mots, d’écriture et de parole; tellement que les sens et les choses sensibles sont de trop lorsque l’âme s’applique aux choses intelligibles par l’entendement pur; comme aussi la puissance intellectuelle devient elle-même inutile, lorsque l’âme divinisée se précipite, par une sorte d’aveugle course, et par le mystère d’une inconcevable union, dans les splendeurs de la lumière inaccessible.

Mais si la pensée essaie de s’élever à la contemplation de la vérité, par le moyen des choses matérielles, assurément il faut préférer celles qui se présentent aux sens avec une évidence plus frappante, comme les paroles les plus claires, les objets les plus connus; car, si les sens ne sont éveillés que par une vague image, ils ne peuvent transmettre à l’esprit qu’une notion obscure.

Mais afin qu’on ne s’imagine pas que, par cette explication, nous faussons les Écritures, citons-les à ceux qui nous blâment d’avoir nommé l’amour : « Aime la sagesse, est-il dit, et elle te conservera ; environne-la, et elle t’élèvera ; honore-la, afin qu’elle t’embrasse. » (Proverbes) Et il y a une foule d’autres passages où les divins oracles parlent d’amour. »

On comprend pourquoi cette dimension a, historiquement, porté une dimension explosive, tendant au matérialisme panthéiste, présentant un danger terrible inhérent au christianisme.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : imiter Dieu

Pour mieux saisir la démarche de Pseudo-Denys l’Aréopagite, si capitale pour le christianisme, revenons sur les points essentiels. Le premier est que selon lui, il faut une hiérarchie spirituelle sur Terre imitant ce qu’il y a dans les cieux.

De la même manière que depuis Dieu, l’illumination tombe en cascade sur les anges selon leur hiérarchie, l’Église fait ruisseler sur Terre le message divin :

« La perfection des membres de la hiérarchie est de s’approcher de Dieu par une courageuse imitation, et, ce qui est plus sublime encore, de se rendre ses coopérateurs, comme dit la parole sainte, et de faire éclater en eux, selon leur force propre, les merveilles de l’action divine.

C’est pourquoi l’ordre hiérarchique étant que les uns soient purifiés et que les autres purifient; que les uns soient illuminés et que les autres illuminent; que les uns soient perfectionnés et que les autres perfectionnent ;

il s’ensuit que chacun aura son mode d’imiter Dieu.

Car cette bienheureuse nature, si l’on me permet une si terrestre locution, est absolument pure et sans mélange, pleine d’une éternelle lumière, et si parfaite qu’elle exclut tout défaut ;

elle purifie, illumine et perfectionne ;

que dis-je? Elle est pureté, lumière et perfection même, au-dessus de tout ce qui est pur, lumineux et parfait ;

principe essentiel de tout bien, origine de toute hiérarchie, surpassant même toute chose sacrée par son excellence infinie. »

A ce titre, l’illumination est un processus mystique et les rituels les plus sacrés sont réservés aux initiés, les autres devant être mis à l’écart.

Voici une consigne donnée par Pseudo-Denys l’Aréopagite :

« Quant aux catéchumènes, aux énergumènes, aux pénitents, la loi de notre hiérarchie leur permet bien d’entendre le chant des cantiques et la lecture des saintes Lettres; mais elle les exclut du sacrifice et de la vue des choses saintes, que l’œil pur des parfaits doit seul contempler.

Car, reflet de Dieu, et remplie d’une souveraine équité, la hiérarchie, se réglant avec un pieux discernement sur le mérite des sujets, les appelle à la participation des dons divins chacun en son temps et dans la proportion convenable.

Or, les catéchumènes ne sont qu’au dernier rang ; car jusqu’alors ils n’ont reçu aucun sacrement, et ne sont point élevés à ce divin état que donne la naissance spirituelle; mais ils sont encore portés, pour ainsi dire, dans les entrailles de ceux qui les instruisent; là, leur organisation se forme et se parfait, tant qu’enfin arrive cet heureux enfantement qui leur communique vie et lumière. »

L’approche est résolument mystique :

« Dieu habite le sanctuaire d’une lumière inaccessible. Il est à lui-même son propre spectacle; mais le regard de la créature ne supporterait pas l’excès de ces éternelles splendeurs : dans cette vie surtout, l’homme ne peut contempler la divinité qu’en énigme et à travers un voile. »

Par conséquent, il faut rejeter la science et la raison :

« Les choses les plus divines et les plus élevées qu’il nous soit donné de voir et de connaître sont, en quelque sorte, l’expression symbolique de tout ce que renferme la souveraine nature de Dieu : expression qui nous révèle la présence de celui qui échappe à toute pensée et qui siège par delà les hauteurs du céleste séjour.

Alors, délivrée du monde sensible et du monde intellectuel, l’âme entre dans la mystérieuse obscurité d’une sainte ignorance, et, renonçant à toute donnée scientifique, elle se perd en celui qui ne peut être ni vu ni saisi; tout entière à ce souverain objet, sans appartenir à elle-même ni à d’autres; unie à l’inconnu par la plus noble portion d’elle-même, et en raison de son renoncement à la science; enfin puisant dans cette ignorance absolue une connaissance que l’entendement ne saurait conquérir. »

L’approche mystique étant difficile, il faut par conséquent que tout soit marqué du sceau du secret, seuls les initiés ayant le droit d’accéder aux informations divines :

« Pour vous, mon fils, selon la loi sacrée de la tradition sacerdotale, recevez avec de saintes dispositions des paroles saintes; devenez divin par cette initiation aux choses divines;

cachez au fond de votre cœur les mystères de. ces doctrines d’unité, et ne les livrez pas aux profanations de la multitude.

Car, comme disent les oracles, il ne faut pas jeter aux pourceaux l’éclat si pur et la beauté si splendide des perles spirituelles. »

Or, ce qu’il découle inévitablement de tout cela, c’est que l’être humain relève de la création divine et que par conséquent, il porte une dignité lui-même, il porte lui-même l’illumination. La créature créée devient elle-même divine…

« Il est la lumière des illuminés, la sainteté des parfaits.

C’est en sa divinité que les créatures se divinisent, en sa simplicité qu’elles se simplifient, en son unité qu’elles atteignent l’unité elles-mêmes. Il est le principe radical et suréminent de tout principe; il manifeste le secret de sa perfection avec une sage bonté. En un mot, il est la vie de ce qui vit, l’essence de ce qui est, le principe et la cause de toute vie, de toute existence, par la fécondité de son amour qui a produit et qui conserve les créatures. »

Il y a ici une dynamique indirecte d’une portée essentielle pour le christianisme.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : le symbolisme

Naturellement, la combinaison néo-platonisme – christianisme pose un problème : si le néo-platonisme est magique et de type symbolique, la Bible s’appuyant sur l’incarnation ne cesse d’employer des expressions très concrètes, des images tout à fait bien définies.

Pour cette raison, Pseudo-Denys l’Aréopagite a été obligé de nier que ce qui est raconté dans la Bible doit être interprété de manière littérale ; il s’agit uniquement de symboles, car l’humanité ne peut pas comprendre des vérités la dépassant.

Toutes les images dans la Bible ne seraient que des symboles, nullement à prendre au pied de la lettre.

Cela veut dire que Pseudo-Denys l’Aréopagite fait de la Bible une œuvre entièrement sujette à interprétation, où tout serait codé, à interpréter de manière mystique.

Et il faut bien avoir une méthode d’interprétation de ces symboles et de ces formes intermédiaires : voilà pourquoi Pseudo-Denys l’Aréopagite soutient la thèse de la hiérarchisation pour trouver une solution viable.

Voici un exemple de comment il interprète le symbole du feu qu’on trouve dans la Bible.

« Au début de nos interprétations mystiques, cherchons pourquoi, parmi tous les symboles, la théologie choisit avec une sorte de prédilection le symbole du feu.

Car, comme vous pouvez savoir, elle nous représente des roues ardentes, des animaux tout de flamme, des hommes qui ressemblent à de brûlants éclairs; elle nous montre les célestes essences entourées de brasiers consumants, et de fleuves qui roulent des flots de feu avec une bruyante rapidité.

Dans son langage, les trônes sont de feu; les augustes séraphins sont embrasés, d’après la signification de leur nom même, et ils échauffent et dévorent comme le feu ;

enfin, au plus haut comme au plus bas degré de l’être, revient toujours le glorieux symbole du feu.

Pour moi, j’estime que cette figure exprime une certaine conformité des anges avec la divinité;

car chez les théologiens l’essence suprême, pure et sans forme, nous est souvent dépeinte sous l’image du feu, qui a, dans ses propriétés sensibles, si on peut le dire, comme une obscure ressemblance avec la nature divine.

Car le feu matériel est répandu partout, et il se mêle, sans se confondre, avec tous les éléments dont il reste toujours éminemment distingué; éclatant de sa nature, il est cependant caché, et sa présence ne se manifeste qu’autant qu’il trouve matière à son activité;

violent et invisible, il dompte tout par sa force propre, et s’assimile énergiquement ce qu’il a saisi; il se communique aux objets et les modifie, en raison directe de leur proximité;

il renouvelle toutes choses par sa vivifiante chaleur, et brille d’une lumière inextinguible;

toujours indompté, inaltérable, il discerne sa proie, nul changement ne l’atteint, il s’élève vers les cieux, et, par la rapidité de sa fuite, semble vouloir échapper à tout asservissement;

doué d’une activité constante, les choses sensibles reçoivent de lui le mouvement; il enveloppe ce qu’il dévore et ne s’en laisse point envelopper; il n’est point un accident des autres substances; ses envahissements sont lents et insensibles, et ses splendeurs éclatent dans les corps auxquels il s’est pris : il est impétueux et fort, présent à tout d’une façon inaperçue; qu’on l’abandonne à son repos, il semble anéanti ;

mais qu’on le réveille, pour ainsi dire, par le choc, à l’instant il se dégage de sa prison naturelle, et rayonne et se précipite dans les airs, et se communique libéralement, sans s’appauvrir jamais.

On pourrait signaler encore de nombreuses propriétés du feu, lesquelles sont comme un emblème matériel des opérations divines.

C’est donc en raison de ces rapports connus que la théologie désigne sous l’image du feu les natures célestes : enseignant ainsi leur ressemblance avec Dieu, et les efforts qu’elles font pour l’imiter. »

Voici comment ils parlent des parties du corps humain, les interprétant de manière symbolique :

« On peut encore, à mon avis, emprunter aux diverses parties du corps humain des images qui représentent assez fidèlement les esprits angéliques.

Ainsi l’organe de la vue indique avec quelle profonde intelligence les habitants des cieux contemplent les secrets éternels, et avec quelle docilité, avec quelle tranquillité suave, avec quelle rapide intuition, ils reçoivent la limpidité si pure et la douce abondance des lumières divines.

Le sens si délicat de l’odorat symbolise la faculté qu’ils ont de savourer la bonne odeur des choses qui dépassent l’entendement, de discerner avec sagacité et de fuir avec horreur tout ce qui n’exhale pas ce sublime parfum.

L’ouïe rappelle qu’il leur est donné de participer avec une admirable science au bienfait de l’inspiration divine.

Le goût montre qu’ils se rassasient des nourritures spirituelles et se désaltèrent dans des torrents d’ineffables délices.

Le tact est l’emblème de leur habileté à distinguer ce qui leur convient naturellement de ce qui pourrait leur nuire.

Les paupières et les sourcils désignent leur fidélité à garder les saintes notions qu’ils ont acquises.

L’adolescence et la jeunesse figurent la vigueur toujours nouvelle de leur vie, et les dents, la puissance de diviser, pour ainsi dire, en fragments la nourriture intelligible qui leur est donnée; car tout esprit, par une sage providence, décompose la notion simple qu’il a reçue des puissances supérieures, et la transmet ainsi partagée à ses inférieurs, selon leur disposition respective à cette initiation.

Les épaules, les bras et les mains marquent la force qu’ont les esprits d’agir et d’exécuter leurs entreprises.

Par le cœur, il faut entendre leur vie divine qui va se communiquant avec douce effusion sur les choses confiées à leur protectrice influence; et par la poitrine, cette mâle énergie qui faisant la garde autour du cœur maintient sa vertu invincible.

Les reins sont l’emblème de la puissante fécondité des célestes intelligences.

Les pieds sont l’image de leur vive agilité, et de cet impétueux et éternel mouvement qui les emporte vers les choses divines; c’est même, pour cela que la théologie nous les a représentées avec des ailes aux pieds.

Car les ailes sont une heureuse image de la rapide course, de cet essor céleste qui les précipite sans cesse plus haut, et les dégage si parfaitement de toute vile affection. La légèreté des ailes montre que ces sublimes natures n’ont rien de terrestre, et que nulle corruption n’appesantit leur marche vers les cieux.

La nudité en général, et en particulier la nudité des pieds, fait comprendre que leur activité n’est pas comprimée, qu’elles sont pleinement libres d’entraves extérieures, et qu’elles s’efforcent d’imiter la simplicité qui est en Dieu.

Mais puisque, dans l’unité de son but et la diversité de ses moyens, la divine sagesse donne des vêtements aux esprits, et arme leurs mains d’instruments divers, expliquons encore, du mieux possible, ce que désignent ces nouveaux emblèmes.

Je pense donc que le vêtement radieux et tout de feu figure la conformité des anges avec la divinité, par suite de la signification symbolique du feu, et la vertu qu’ils ont d’illuminer, précisément parce que leur héritage est dans les cieux, doux pays de la lumière; et enfin leur capacité de recevoir et leur faculté de transmettre la lumière purement intelligible.

La robe sacerdotale enseigne qu’ils initient à la contemplation des mystères célestes, et que leur existence est tout entière consacrée à Dieu.

La ceinture signifie qu’ils veillent à là conservation de leur fécondité spirituelle, et que recueillant fidèlement en eux-mêmes leurs puissances diverses, ils les retiennent par une sorte de lien merveilleux dans un état d’identité immuable.

Les baguettes qu’ils portent sont une figure de leur royale autorité, et de la rectitude avec laquelle ils exécutent toutes choses.

Les lances et les haches expriment la faculté qu’ils ont de discerner les contraires, et la sagacité, la vivacité et la puissance de ce discernement.

Les instruments de géométrie et des différents arts montrent qu’ils savent fonder, édifier, et achever leurs œuvres, et qu’ils possèdent toutes les vertus de cette providence secondaire qui appelle et conduit à leur fin les natures inférieures. »

Ἀρχαία ἑλληνικὴ:
Dionysiou Ta Sozomena Panta, 1756

Pareillement, les « vents » sont interprétés comme le symbole d’agilité extrême, de rapidité ; voici également comment Pseudo-Denys l’Aréopagite explique les comparaisons faites au sujet des anges :

« D’autres fois les anges sont dits apparaître comme l’airain, l’électre, ou quelque pierre de diverses couleurs.

L’électre, métal composé d’or et d’argent, figure, à raison de la première de ces substances, une splendeur incorruptible, et qui garde inaltérablement sa pureté non souillée; et à cause de la seconde, une sorte de clarté douce et céleste.

L’airain, d’après tout ce qu’on a vu, pourrait être assimilé soit au feu, soit à l’or même.

La signification symbolique des pierres sera différente, selon la variété de leurs couleurs; ainsi les blanches rappellent la lumière; les rouges, le feu; les jaunes, l’éclat de l’or; les vertes, la vigueur de la jeunesse.

Chaque forme aura donc son sens caché, et sera le type sensible d’une réalité mystérieuse. »

Voici l’explication au sujet de l’huile :

« Nous disons d’abord que cette huile se compose par le mélange de diverses substances aromatiques, possédant les propriétés des plus riches parfums, tellement que ceux qu’elle louche sont embaumés, à proportion de la quantité qui leur en fut départie. Or, nous savons que le très divin

Jésus est suavité merveilleuse, et qu’il inonde invisiblement nos âmes des torrents de ses saintes voluptés.

Et si les senteurs matérielles flattent, et en quelque sorte nourrissent agréablement notre odorat, pourvu qu’il soit sain alors et qu’il se présente convenablement à l’action du parfum, on peut assurément dire la même chose de notre discernement spirituel : car si les facultés de notre âme ne sont pas corrompues, ni inclinées vers le mal, elles percevront les célestes parfums, se rempliront d’une sainte suavité et d’un surnaturel aliment, selon la mesure de l’opération divine, et en raison de notre fidélité à lui correspondre.

Ainsi donc la composition mystique de l’huile sainte, autant que le grossier symbole peut exprimer la réalité invisible, nous représente que Jésus-Christ, source abondante d’où émanent les parfums surnaturels, exhale sa bonne odeur, dans des proportions d’infinie sagesse, sur les esprits qui lui sont plus conformes ; de sorte que l’âme, dans le transport d’une joie douce et enivrée du bienfait divin, se nourrit d’aliments célestes qu’elle puise dans les délicieuses communications de la divinité. »

Voici l’explication des symboles pour quelques animaux :

« La forme d’aigle rappelle leur royale élévation et leur agilité, l’impétuosité qui les emporte sur la proie dont se nourrissent leurs facultés sacrées, leur attention à la découvrir et leur facilité à l’étreindre, et surtout cette puissance de regard qui leur permet de contempler hardiment et de fixer sans fatigue leurs regards sur les splendides et éblouissantes clartés du soleil divin.

Le cheval est l’emblème de la docilité et de l’obéissance; sa couleur est également significative : blanc, il figure cet éclat des anges qui les rapproche de la splendeur incréée ; bai, il exprime l’obscurité des divins mystères; alezan, il rappelle la dévorante ardeur du feu ; marqué de blanc et de noir, il symbolise la faculté de mettre en rapport et de concilier ensemble les extrêmes, d’incliner sagement le supérieur vers l’inférieur, et d’appeler ce qui est moins parfait à s’unir avec ce qui est plus élevé. »

Evidemment, l’explication des symboles forme une doctrine secrète :

« Or, nos premiers chefs dans la hiérarchie, pleins des grâces célestes dont Dieu bienfaisant les avait comblés, reçurent de l’adorable Providence la mission d’en faire part à d’autres, et puisèrent eux-mêmes dans leur sainteté le généreux désir d’élever à la perfection et de déifier leurs frères.

Pour cela, et selon de saintes ordonnances, et en des enseignements écrits et non écrits, ils nous firent entendre par des images sensibles ce qui est céleste, par la variété et la multiplicité ce qui est parfaitement un, par les choses humaines ce qui est divin, par la matière ce qui est incorporel, et par ce qui nous est familier les secrets du monde supérieur.

Ils agirent ainsi d’abord à cause des profanes qui ne doivent pas même toucher les signes de nos mystères, et ensuite parce que notre hiérarchie, se proportionnant à la nature humaine, est toute symbolique, et qu’il lui faut des figures matérielles pour nous élever mieux aux choses intelligibles.

Toutefois la raison des divers symboles n’est pas inconnue aux hiérarques, mais ils ne peuvent la révéler à quiconque n’a point encore reçu l’initiation parfaite; car ils savent qu’en réglant nos mystères d’après la tradition divine, les apôtres ont divisé la hiérarchie en ordres fixes et inviolables et en fonctions sacrées qui se confèrent d’après le mérite de chacun. »

Cette approche explique pourquoi les symboles jouent un rôle si grand dans l’Église catholique : ils sont également porteurs d’une pseudo-charge mystique. Le mouvement artistique du XIXe siècle appelé le symbolisme n’est qu’une variante néo-platonicienne de cette approche catholique, ayant comme base idéologique Emanuel Swedenborg et son mouvement religieux des Rose-Croix.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : le pape et l’Eucharistie

Le problème de l’approche de Pseudo-Denys l’Aréopagite est qu’il est obligé de pratiquer la fuite en avant, afin de maintenir l’équilibre entre un Dieu inaccessible et indéfinissable (comme chez Plotin) et une religiosité mystique (comme chez Proclus). Il est obligé, par conséquent, de renforcer le principe de l’incarnation.

Ainsi, la combinaison de l’esprit initiatique et de la théologie négative aboutit à une démarche insistant grandement sur la symbolique. Il s’agit en effet d’imiter les formes divines. Ce passage témoigne bien de l’approche globale qui est faite :

« On donne au nouveau chrétien des habits d’une éclatante blancheur ; car échappant par une ferme et divine constance aux attaques des passions, et aspirant avec ardeur à l’unité, ce qu’il avait de déréglé rentre dans l’ordre, ce qu’il avait de défectueux s’embellit, et il resplendit de toute la lumière d’une pure et sainte vie. »

On retrouve par conséquent ce qui est au cœur de l’Église catholique : la figure du grand initié, qui est le grand maître des cérémonies, la clef de voûte de la hiérarchie spirituelle sur Terre qui reproduit la hiérarchie céleste.

À l’incarnation divine terrestre de Jésus, Pseudo-Denys l’Aréopagite a dû ajouter, comme tout le catholicisme, une incarnation terrestre divine, celle du pape.

La figure de la Vierge Marie joue un rôle capital dans ce dispositif, parce qu’elle justifie la possibilité d’une figure terrestre divine. Le catholicisme ne peut que, historiquement, toujours davantage renforcer l’importance de la Vierge Marie.

Chez Pseudo-Denys l’Aréopagite, on a fort logiquement ce système où la fuite en avant pour maintenir l’équilibre Dieu inaccessible / mystique organisée exige une forme concrète, un portail vers l’au-delà.

Le grand initié, le pape, l’évêque, etc. joue le rôle de vecteur suprême sur Terre. Voici un passage où Pseudo-Denys l’Aréopagite raconte son rôle dans une cérémonie :

« Le pontife alors lui apprend que Dieu très pur et infiniment parfait veut qu’on se donne à lui complètement et sans réserve; et exposant les préceptes qui règlent la vie chrétienne, il l’interroge sur sa volonté de les suivre.

Après la réponse affirmative du postulant, le pontife lui pose la main sur la tête, le munit du signe de la croix, et ordonne aux prêtres d’enregistrer les noms du filleul et du parrain.

Après cette formalité, une sainte prière commence; quand l’Église entière avec son pontife l’a terminée, les diacres délient la ceinture et ôtent le vêtement du catéchumène.

L’hiérarque le place en face de l’occident, les mains dressées en signe d’anathème contre cette région de ténèbres, et lui ordonne de souffler sur Satan par trois fois, et de prononcer les paroles d’abjuration.

Trois fois le pontife les proclame, trois fois le futur initié les répète.

Alors le pontife le tourne vers l’orient, lui faisant lever au ciel les yeux et les mains, et lui commande de s’enrôler sous l’étendard du Christ et d’adhérer aux enseignements sacrés qui nous sont venus de Dieu. »

A côté de cette figure religieuse suprême qui est une représentation symbolique de la hiérarchie, il faut bien entendu un moment mystique où l’incarnation se reproduit.

C’est naturellement de l’Eucharistie qu’il s’agit, ce moment clef où le pain et le vin symbolisent de manière mystique et donc concrète le sacrifice de Jésus.

Ce moment est vital pour l’Église catholique, car il imite justement un moment donnant le sens même à la communauté religieuse, qui vit par le Christ. On sait que le protestantisme va précisément attaquer cette lecture mystique, qui justifie de par sa portée l’existence sur Terre d’une hiérarchie parallèle à celle dans les cieux.

Voici un long passage où Pseudo-Denys l’Aréopagite en parle et où il insiste grandement sur le fait que la célébration possède une grande dimension élitiste. C’est essentiel car, tout comme l’existence du pape est vitale de par la hiérarchie, la cérémonie du pain et du vin est intouchable, car elle possède une dimension capitale : celle de l’incarnation permettant de donner un sens réel à un discours magico-mystique puisée dans le néo-platonisme.

Si on ne voit pas cela, on ne comprend pas pourquoi l’Église catholique a catégoriquement refusé de remettre en cause tant le pape que la cérémonie de l’Eucharistie : il y a ici une portée mystique capitale pour elle.

La focalisation sur ces deux aspects par le protestantisme ne doit rien au hasard. Le maintien de ces deux aspects est le maintien de la prétention du catholicisme à être un portail réel avec les cieux.

Voici ce que dit Pseudo-Denys l’Aréopagite sur la hiérarchie et la nécessité de la maintenir fermement, en fermant les accès, en maintenant l’initiation, etc. : 

« Or, ceux qui ont fermé l’oreille à la trompette évangélique ne doivent pas même contempler les symboles de nos sacrés mystères, puisqu’ils ont dédaigné de recevoir le salutaire sacrement de la régénération divine, opposant aux paroles saintes ce lamentable refus : je ne veux pas connaître vos voies.

Quant aux catéchumènes, aux énergumènes, aux pénitents, la loi de notre hiérarchie leur permet bien d’entendre le chant des cantiques et la lecture des saintes Lettres; mais elle les exclut du sacrifice et de la vue des choses saintes, que l’œil pur des parfaits doit seul contempler.

Car, reflet de Dieu, et remplie d’une souveraine équité, la hiérarchie, se réglant avec un pieux discernement sur le mérite des sujets, les appelle à la participation des dons divins chacun en son temps et dans la proportion convenable.

Or, les catéchumènes ne sont qu’au dernier rang ; car jusqu’alors ils n’ont reçu aucun sacrement, et ne sont point élevés à ce divin état que donne la naissance spirituelle; mais ils sont encore portés, pour ainsi dire, dans les entrailles de ceux qui les instruisent; là, leur organisation se forme et se parfait, tant qu’enfin arrive cet heureux enfantement qui leur communique vie et lumière.

De même que dans l’ordre naturel, si le fruit encore imparfait et informe échappe avant le temps à sa prison de chair, et si, triste avorton, il est précipité à terre sans connaissance, pour ainsi dire, sans vie, sans lumière, personne assurément ne jugera ici d’après la seule apparence; personne ne dira que cet enfant est venu au jour, parce qu’il est sorti des ténèbres du sein maternel : car, comme enseigne la médecine si versée dans la science de notre organisme, la lumière tombe en vain sur les sujets qui ne peuvent la recevoir.

Ainsi, dans les choses sacrées, la science sacerdotale façonne d’abord et prépare à la vie les catéchumènes par l’aliment des Écritures, et voilà la conception spirituelle : puis elle les porte jusqu’au temps de l’enfantement divin, et alors elle leur communique les dons salutaires de la lumière et de la perfection.

C’est donc pour cela qu’elle éloigne les imparfaits des choses parfaites, veillant ainsi au respect des mystères et environnant des soins prescrits par la hiérarchie la génération et l’enfantement des catéchumènes.

La foule des énergumènes est traitée comme immonde aussi; toutefois elle tient le second rang, et ainsi précède les catéchumènes qui sont les derniers.

Car je ne pense pas qu’il faille mettre sur la même ligne ceux qui ne furent point initiés, qui demeurent encore étrangers aux choses saintes, et ceux qui, ayant déjà participé à quelque sacrement, se débattent encore sous le joug des voluptés de la chair et des passions de l’esprit; bien qu’on refuse à ceux-ci l’honneur de contempler et de recevoir les sacrés mystères, et cela pour une haute raison.

Effectivement l’homme vraiment divin et digne de participer aux choses divines, et qui, se transformant par les pratiques de la perfection, s’élève jusqu’à la plus haute conformité qu’il puisse avoir avec Dieu ; l’homme qui ne s’occupe de sa chair, que quand la nature l’exige et comme en passant, et qui, temple et compagnon fidèle du Saint-Esprit, s’applique de tous ses efforts à lui ressembler, préparante ce qui est divin une demeure divine : cet homme, dis-je, ne sera jamais tourmenté par les illusions et les terreurs diaboliques ; au contraire il s’en rira, il repoussera leur attaque; plus actif que passif vis-à-vis d’elles, il les poursuivra victorieusement, et, par la force de son courage inaccessible aux passions, il délivrera ses frères de l’influence des malins esprits.

Aussi je pense, ou mieux je suis parfaitement convaincu que nos hiérarques, dans leur sagesse consommée, regardent comme soumis à la plus désastreuse des possessions, ceux qui, apostats de la vie divine, se rangent aux sentiments et, habitudes des démons, et qui, victimes de leur folie extrême, se détournent des seuls vrais biens, des biens impérissables et éternellement doux, pour ambitionner et conquérir je ne sais quoi de matériel, plein d’instabilité et de troubles immenses, des plaisirs hideux et corrupteurs, et pour demander à des choses fugitives et étrangères quelque joie apparente, mais non pas réelle.

C’est pourquoi la réprobation du ministre chargé de faire le discernement tombe d’abord et spécialement sur ceux-ci, plutôt que sur les énergumènes; car il ne convient pas qu’il leur soit rien communiqué des choses saintes, si ce n’est la doctrine des Écritures, qui peut les ramener à de meilleurs sentiments.

Et en effet, si l’auguste mystère qui se célèbre, accessible seulement à ce qui est pur et saint, repousse les pénitents qui cependant y ont déjà participé: s’il prononce que, dans sa sublimité, il ne doit être ni contemplé, ni reçu par ceux que l’imperfection empêche encore de s’élever jusqu’à la hauteur de la divine ressemblance (car cette parole très pure frappe quiconque ne peut s’unir aux hommes jugés dignes de la communion); à plus forte raison, cette multitude que tourmentent les passions mauvaises sera estimée profane, sera privée de la vue et de la réception des choses saintes.

Quand donc on aura exclu du temple et du sacrifice dont ils sont indignes, et ceux qui n’ont pas encore été appelés à la grâce de l’initiation, et ensuite les transfuges de la vertu, et puis ceux qui se laissent aller mollement aux frayeurs et illusions des démons ennemis, n’ayant pas encore atteint l’efficace et inébranlable vertu de l’état divin par une ferme et constante application aux choses du ciel ; et ceux qui, sortis de la vie du péché, en conservent les impures imaginations, parce qu’ils n’ont pas encore contracté l’habitude du saint et divin amour; et enfin ceux qui ne sont pas réunis parfaitement à l’unité et auxquels, pour employer les termes de la loi, il reste encore quelque tache, quelque souillure : après cela, dis-je, les ministres sacrés et les pieux assistants contemplent avec respect le mystère sacré, et dans une commune louange, célèbrent le souverain auteur et distributeur de tout bien, par lequel nous furent accordés ces sacrements salutaires qui opèrent la sainteté et la déification des initiés.

Ce cantique, les uns l’appellent hymne de louange, les autres, symbole de la religion; on l’a nommé plus divinement, selon moi, très sainte Eucharistie ou action de grâces, parce qu’elle renferme tous les dons que Dieu a fait descendre sur nous. »

On a ici la clef de voûte du système religieux catholique (et orthodoxe).

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : «l’obscurité très lumineuse»

Le souci de la dimension initiatique est qu’il est nécessaire de la justifier, surtout que le message de Jésus est universel. Comment combiner un message universel avec une démarche hiérarchisée et sélective, non universaliste ?

Pseudo-Denys l’Aréopagite se voit obliger de justifier le clergé en se fondant sur le principe de Proclus : l’illumination ne touche pas tout le monde pareillement, il faut une purification qui est un cheminement avec plusieurs étapes, selon les « forces » spirituelles qu’on est capable de mettre en branle.

Mais en ce qui concerne le divin, Pseudo-Denys l’Aréopagite prolonge la perspective de Plotin, au point de ne même plus définir Dieu autrement que par la négative.

Ce qui caractérise le discours de Pseudo-Denys l’Aréopagite, c’est ainsi un lyrisme rempli de paradoxes, d’éloge de la non-connaissance, exprimés parfois de manière pratiquement provocatrice, comme lorsqu’il dit :

« Nous osons tout nier de Dieu, afin de pénétrer dans cette sublime ignorance. »

Pseudo-Denys l’Aréopagite n’a, en fait, pas le choix. Le seul moyen de justifier la hiérarchie sur Terre, qui contredit l’appel universaliste de Jésus mais qui reflète de manière matérialiste la société terrestre hiérarchisée malgré l’effondrement de l’esclavagisme, c’est de faire de Dieu une entité indéfinissable.

Voici comment, conformément à la « théologie négative » qu’il inaugure en pratique, il définit Dieu négativement :

« Voici encore ce que nous disons en élevant notre langage : Dieu n’est ni âme, ni intelligence; il n’a ni imagination, ni opinion, ni raison, ni entendement; il n’est point parole ou pensée, et il ne peut être ni nommé, ni compris : il n’est pas nombre, ni ordre; grandeur, ni petitesse; égalité, ni inégalité; similitude, ni dissemblance.

Il n’est pas immobile, pas en mouvement, pas en repos. Il n’a pas la puissance, et n’est ni puissance ni lumière. Il ne vit point, il n’est point la vie.

Il n’est ni essence, ni éternité, ni temps. Il n’y a pas en lui perception.

Il n’est pas science, vérité, empire, sagesse; il n’est ni un, ni unité, ni divinité, ni bonté. Il n’est pas esprit, comme nous connaissons les esprits; il n’est pas filiation, ou paternité, ni aucune des choses qui puissent être comprises par nous, ou par d’autres.

Il n’est rien de ce qui n’est pas, rien même de ce qui est.

Nulle des choses qui existent ne le connaît tel qu’il est, et il ne connaît aucune des choses qui existent, telle qu’elle est.

Il n’y a en lui ni parole, ni nom, ni science; il n’est point ténèbres, ni lumière; erreur, ni vérité.

On ne doit faire de lui ni affirmation, ni négation absolue ; et en affirmant, ou en niant les choses qui lui sont inférieures, nous ne saurions l’affirmer ou le nier lui-même, parce que cette parfaite et unique cause des êtres surpasse toutes les affirmations, et que celui qui est pleinement indépendant, et supérieur au reste des êtres, surpasse toutes nos négations. »

La conséquence est alors inévitable : tout comme chez Plotin, la connaissance du divin est impossible, la rationalité inutile.

Chez Pseudo-Denys l’Aréopagite la parole peut nommer mais ne permet pas d’arriver à une explication, la pensée peut concevoir, mais pas connaître.

Dieu est tellement au-dessus que le seul moyen de le percevoir est de faire en sorte que son âme soit en quelque sorte sur la même longueur d’onde que lui. On est ici dans une perspective cosmique irrationnelle, où la théologie mystique n’est pas connaissance, mais aventure mystique.

Cela était nécessaire, afin de justifier coûte que coûte la valeur de la hiérarchie sur Terre, qui ne pouvait prendre de sens qu’en-dehors de la rationalité, dans la mystique tournée vers des cieux imaginaires.

Le mysticisme vient ici maintenir une religion hiérarchisée appelant à la fin cosmique de toute hiérarchie.

Pseudo-Denys l’Aréopagite pose la problématique de la manière suivante :

« La théologie mystique est la science expérimentale, affective, infuse de Dieu et des choses divines.

En elle-même et dans ses moyens elle est surnaturelle; car ce n’est pas l’homme qui, de sa force propre, peut faire invasion dans le sanctuaire inaccessible de la Divinité : c’est Dieu, source de sagesse et de vie, qui laisse tomber sur l’homme les rayons de la vérité sacrée, le touche, l’enlève jusqu’au sein de ces splendeurs infinies que l’esprit ne comprend pas, mais que le cœur goûte, aime et révère.

La prière seule, quand elle part de lèvres pures, peut incliner Dieu vers nous et nous mériter la participation aux dons célestes.

Le but de la théologie mystique, comme de toute grâce divine, est de nous unir à Dieu, notre principe et notre fin : voilà pourquoi le premier devoir de quiconque aspire à cette science est de se purifier de toute souillure, de toute affection aux choses créées; de s’appliquer à la contemplation des adorables perfections de Dieu, et, autant qu’il est possible, d’exprimer en lui la vive image de celui qui, étant souverainement parfait, n’a pas dédaigné de se nommer notre modèle.

Quand l’âme, fidèle à sa vocation, atteint enfin Dieu par ce goût intime et ce sentiment ineffable que ceux-là peuvent apprécier, qui l’ont connu et expérimenté, alors elle se tient calme et paisible dans la suave union dont Dieu la gratifie.

Rien ne saurait donner une idée de cet état : c’est la déification de la nature. »

Ce dernier point est d’une importance capitale. Au VIe siècle, une telle phrase relève de l’irrationalisme, purement et simplement. Mais cette conception d’une humanité capable de s’élever jusqu’au divin va être au cœur de la Renaissance, qui va détourner cette approche de Pseudo-Denys l’Aréopagite vers une lecture humaniste-panthéiste, avec notamment Marsile Ficin, dont l’un des disciples sera Jean Pic de La Mirandole.

Ce retour au néo-platonisme en Italie, en Toscane, n’est toutefois pas conforme, malgré son inspiration, à la démarche de Pseudo-Denys l’Aréopagite, pour qui l’incarnation de Jésus est le point culminant du néo-platonisme, car permettant de comprendre sans comprendre le divin, les rituels sacrés permettant d’avoir une voie certaine pour y accéder.

Version latine des écrits du Pseudo-Denys l’Aréopagite,
traduit par l’humaniste et théologien toscan
Ambrogio Traversari (1386-1439), XVe siècle

Ce que dit Pseudo-Denys l’Aréopagite d’une certaine façon, c’est que toute la théologie est obscure, mais en même temps lumineuse, même si on n’y comprend rien ou justement parce qu’on est dépassé, le chemin est là :

« Trinité supra-essentielle, très divine, souverainement bonne, guide des chrétiens dans la sagesse sacrée, conduisez-nous à cette sublime hauteur des Écritures, qui échappe à toute démonstration et surpasse toute lumière.

Là, sans voiles, en eux-mêmes et dans leur immutabilité, les mystères de la théologie apparaissent parmi l’obscurité très lumineuse d’un silence plein d’enseignements profonds : obscurité merveilleuse qui rayonne en splendides éclairs, et qui, ne pouvant être ni vue ni saisie, inonde de la beauté de ses feux les esprits saintement aveuglés.

Telle est la prière que je fais. »

Il faut, comme il l’explique, nier la raison, basculer dans la vision propre au mysticisme :

« Exercez-vous sans relâche aux contemplations mystiques; laissez de côté les sens et les opérations de l’entendement, tout ce qui est matériel et intellectuel, toutes les choses qui sont et celles qui ne sont pas, et d’un essor surnaturel, allez vous unir, aussi intimement qu’il est possible, à celui qui est élevé par-delà toute essence et toute notion. »

C’est ni plus ni moins qu’une réutilisation du platonisme, qui justifiait son système de castes au nom du Beau, du Bon, du Bien, avec toute une hiérarchie selon qu’on en soit proche. Mais cette fois on n’est plus dans un système de castes organisé dans le cadre de l’esclavagisme ; on est dans un irrationnel propre à l’effondrement de l’esclavagisme justement.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : la luminosité divine obligatoirement hiérarchisée

Si le christianisme apporte l’individualité, il est frappant que le protestantisme ne se développe que seize siècles après Jésus. Auparavant, on a le christianisme hiérarchisé, avec un clergé s’opposant aux laïcs.

Il y a deux raisons à cela. La première, matérielle, est que le système esclavagiste ne s’est effondré que par à-coups, que l’individu n’émergera au sens strict que par le capitalisme. Le statut de serf, intermédiaire entre l’esclave et l’individu autonome, va exister pour toute une période historique, celle de la féodalité.

La seconde, d’ordre idéologique et donc secondaire par rapport à la première, est qu’il était très compliqué de faire en sorte que l’individu dispose d’une reconnaissance d’en haut. Seul le communisme, qui place le haut en bas, les « cieux » sur la Terre, peut reconnaître l’individu comme pouvant être complet, authentique, dans la mesure où sa dignité provient de la matière elle-même, de ce qu’il est matière, une composante d’un ensemble, ici la Biosphère.

Tant qu’il y a la fiction des cieux, alors le bas dépend du haut et Jésus ne reconnaissait donc les individus que pour que ceux-ci puissent se tourner vers le royaume des cieux.

Cela présuppose, en l’absence de réalisation des promesses à court terme, tout un niveau d’intermédiaires entre Dieu et l’être humain. Pseudo-Denys l’Aréopagite va se charger de faire en sorte d’y voir clair.

Les lettres n’ayant que peu de valeur en soi, c’est dans les traités qu’il faut chercher la doctrine de Pseudo-Denys l’Aréopagite. Ceux-ci sont au nombre de quatre :

– Les Noms divins (Peri theion onomaton en grec, De Divinis Nominibus en latin) est le traité le plus long, avec treize chapitres cherchant à souligner le caractère inaccessible de la divinité ;

– La Théologie mystique (Peri mustikes theologias en grec, De mystica theologia en latin) est un court traité définissant la nature mystique de l’étude de Dieu ;

– La Hiérarchie céleste (Peri tes ouranias hierarchias en grec, De coelesti hierarchia en latin) est un traité d’angélologie ;

– La Hiérarchie ecclésiastique (Peri tes ekklestiastikes hierarchias en grec, De ecclesiastica hierarchia en latin) est un traité sur l’Église dont l’organisation doit refléter la hiérarchie céleste.

Début de la version latine des écrits du
Pseudo-Denys l’Aréopagite, traduit par l’humaniste et théologien toscan Ambrogio Traversari (1386-1439), XVe siècle

On peut ici brièvement résumer la conception de Pseudo-Denys l’Aréopagite : Dieu est inaccessible et incompréhensible (comme chez Plotin), mais le monde matériel a un sens et se hiérarchise selon sa distance à Dieu (comme chez Proclus), et justement Jésus a expliqué le sens de cette hiérarchie en incarnant le Dieu inaccessible dans le monde matériel (ce qui permet de se débarrasser de la magie de la seconde phase du néo-platonisme).

On a donc non plus simplement une opposition entre haut et en bas comme chez Platon, reflet de l’antiquité avec l’opposition hommes libres/esclaves, mais bien une hiérarchisation de la distance Dieu-individu, reflet de la hiérarchisation générale se développant dans la société alors.

La notion de hiérarchie est donc capitale, les dix lettres de Pseudo-Denys l’Aréopagite suivant par ailleurs symboliquement un ordre hiérarchique croissant.

Les quatre premières sont à un moine dénommé Gaius (avec donc le même nom qu’un compagnon de Paul, que ce dernier appelle « le bien-aimé »).

La cinquième est destinée à une diaconesse, la sixième à un prêtre, les trois suivantes à des hiérarques, ainsi qu’à « Jean, théologien, apôtre et évangéliste, en exil dans l’Île de Patmos », avec entre-temps la huitième lettre, destinée à un prêtre justement accusé de bouleverser l’ordre hiérarchique.

La hiérarchie de l’esprit correspond à la hiérarchie entre le monde matériel et Dieu ; c’est l’aspect central, façonnant toute l’Église catholique. Cette dernière est la variante terrestre de ce qui existe dans les cieux, l’individu et Dieu formant les deux extrêmes.

Pseudo-Denys l’Aréopagite reprend, en fait, directement le schéma du néo-platonisme : il prend le Dieu isolé de Plotin (du début du néo-platonisme), la hiérarchie magique des formes intermédiaires de Proclus (de la fin du néo-platonisme), il y ajoute l’incarnation judéo-chrétienne pour clarifier et unifier le tout.

Par conséquent, au lieu de se tourner en mystique vers Dieu (comme chez Plotin) ou de pratiquer la magie (comme chez Proclus), il faut écouter l’appel de Dieu transmis par Jésus et suivre une ascèse permettant de se tourner réellement vers lui, à travers un cheminement strictement parallèle à la hiérarchie existant entre Dieu et nous.

Il s’agit de grimper, d’une certaine manière, les échelons divins, un par un. Il faut d’abord expier, ensuite être illuminé, puis tendre à la perfection. Le niveau hiérarchique dans l’Église correspond à cette progression spirituelle (que Proclus ne concevait, en l’absence d’incarnation divine, que sous la forme du mysticisme et de la magie).

Chez Plotin, il n’y avait que l’unité divine, sans qu’on ait réellement de manière de la rejoindre autrement que par la méditation. Chez Proclus, l’unité divine était à l’arrière-plan de tout un système d’intermédiaires magico-mystiques qu’il fallait utiliser pour avancer vers elle.

Pseudo-Denys l’Aréopagite combine les deux et résout la contradiction au moyen de l’incarnation de Dieu (=le Dieu isolé plotinien) par Jésus (=l’unité magico-mystique là où Proclus mutlipliait les entités intermédiaires).

Comment procède-t-il ? Au début de son écrit « de la hiérarchie céleste », il affirme immédiatement :

« Tout vient de Dieu et retourne à Dieu, les réalités et la science que nous en avons. Une véritable unité subsiste au fond de la multiplicité, et les choses qui se voient sont comme le vêtement symbolique des choses qui ne se voient pas.

C’est donc une loi du monde que ce qui est supérieur se reflète en ce qui est inférieur, et que des formes sensibles représentent les substances purement spirituelles, qui ne peuvent être amenées sous les sens.

Ainsi la sublime nature de Dieu, et, à plus forte raison, la nature des esprits célestes, peuvent être dépeintes sous l’emblème obscur des êtres corporel : mais il y a une racine unique et un type suprême de ces reproductions multiples. »

C’est là quelque chose de très subtil : les formes intermédiaires ne sont compréhensibles qu’à partir de l’un divin, et non pas de manière indépendante comme le pensait Proclus. Il n’y a donc pas à faire de la magie indépendamment du un divin.

Il n’y a pas Dieu sans entités intermédiaires (comme chez Plotin), il n’y a pas Dieu et des entités intermédiaires relativement indépendantes (comme chez Proclus), les deux sont liés, par la figure du Christ.

Pour cette raison, Pseudo-Denys l’Aréopagite utilise l’image du soleil. Dieu est comme un soleil éclairant hiérarchiquement : plus on est en bas, moins on a de lumière. Il s’agit de cheminer vers toujours plus de lumière.

Voici un long passage où il développe cette conception, véritable clef du catholicisme :

« Expliquons-nous plus clairement par le moyen d’exemples qui conviennent mal à la suprême excellence de Dieu, mais qui aideront notre débile entendement : le rayon du soleil pénètre aisément cette matière limpide et légère qu’il rencontre d’abord, et d’où il sort plein d’éclat et de splendeur; mais s’il vient à tomber sur des corps plus denses, par l’obstacle même qu’opposent naturellement ces milieux à la diffusion de la lumière, il ne brille plus que d’une lueur terne et sombre, et même s’affaiblissant par degrés, il devient presque insensible.

Également sa chaleur se transmet avec plus d’intensité aux objets qui sont plus susceptibles de la recevoir, et qui se laissent plus volontiers assimiler par le feu ; puis son action apparaît comme nulle ou presque nulle dans certaines substances qui lui sont opposées ou contraires; enfin ce qui est admirable, elle atteint, par le moyen des matières inflammables, celles qui ne le sont pas; tellement qu’en des circonstances données, elle envahira d’abord les corps qui ont quelque affinité avec elle, et par eux se communiquera médiatement soit à l’eau, soit à tout autre élément qui semble la repousser.

Or cette loi du monde physique se retrouve dans le monde supérieur.

Là, l’auteur souverain de toute belle ordonnance, tant visible qu’invisible, fait éclater d’abord sur les sublimes intelligences les splendeurs de sa douce lumière; et ensuite les saints et précieux rayonnements passent médiatement aux intelligences subordonnées.

Ainsi celles qui les premières sont appelées à connaître Dieu, et nourrissent le brûlant désir de participer à sa vertu, s’élèvent aussi les premières à l’honneur de retracer véritablement en elles cette auguste image, autant que le peut la créature ; puis elles s’appliquent avec amour à attirer vers le même but les natures inférieures, leur faisant parvenir les riches trésors de la sainte lumière, que celles-ci continuent à transmettre ultérieurement.

De la sorte, chacune d’elles communique le don divin à celle qui la suit, et toutes participent à leur manière aux largesses de la Providence.

Dieu est donc, à proprement parler, réellement et par nature, le principe suprême de toute illumination, parce qu’il est l’essence même delà lumière, et que l’être et la vision viennent de lui ; mais à son imitation et par ses décrets, chaque nature supérieure est, en un certain sens, principe d’illumination pour la nature inférieure, puisque, comme un canal, elle laisse dériver jusqu’à celle-ci les flots de la lumière divine.

C’est pourquoi tous les rangs des anges regardent à juste titre le premier ordre de l’armée céleste comme étant, après Dieu, le principe de toute connaissance sacrée et pieux perfectionnement, puisqu’il envoie au reste des esprits bien-heureux, et à nous ensuite, les rayons de l’éternelle splendeur : de là vient que, s’ils rapportent leurs fonctions augustes et leur sainteté à Dieu comme à celui qui est leur créateur, d’un autre côté, ils les rapportent aussi aux plus élevées des pures intelligences qui sont appelées les premières à les remplir et à les enseigner aux autres.

Le premier rang des hiérarchies célestes possède donc, à un plus haut degré que tous les autres, et une dévorante ardeur, et une large part dans les trésors de la sagesse infinie, et la savante et sublime expérience des mystères sacrés, et cette propriété des trônes qui annonce une intelligence toujours préparée aux visites de la divinité.

Les rangs inférieurs participent, il est vrai, à l’amour, à la sagesse, à la science, à l’honneur de recevoir Dieu ; mais ces grâces ne leur viennent qu’à un degré plus faible et d’une façon subalterne, et ils ne s’élèvent vers Dieu que par le ministère des anges supérieurs qui furent enrichis les premiers des bienfaits célestes.

Voilà pourquoi les natures moins sublimes reconnaissent pour leurs initiateurs ces esprits plus nobles, rapportant à Dieu d’abord, et à eux ensuite, les fonctions qu’elles ont l’honneur de remplir. »

La luminosité divine n’est donc pas générale, elle est hiérarchisée. L’Église est le reflet de cette hiérarchisation de la lumière divine. Il faut remonter pas à pas vers plus de lumière. Impossible de concevoir l’Église sans le principe de hiérarchie. C’est la base même du catholicisme.

On retrouve également chez Pseudo-Denys l’Aréopagite l’un des principes au cœur du néo-platonisme : celui de l’imitation. Il faut fonctionner par analogie, par imitation, tenter de reproduire le divin à sa propre échelle, pour déclencher ce que, plus tard, Emanuel Swedenborg et Charles Baudelaire appelleront des correspondances.

« Les ordres de l’Église étant les images des opérations divines, en ce qu’ils représentent l’harmonieux mélange des splendeurs diverses que Dieu fait éclater dans ses actes, ils se divisent en puissances de premier, second et troisième degré hiérarchiquement distinctes, pour reproduire par là, comme je l’ai dit, l’unité et la variété des œuvres divines.

Car, puisque Dieu souverain commence par purifier les intelligences qui le reçoivent, puis les illumine, et enfin les réforme à l’image de sa propre perfection, il est juste que la hiérarchie, figure des choses célestes, se divise en ordres et puissances multiples, pour rendre évident que les opérations de Dieu se distinguent avec parfaite exactitude, et forment aussi un merveilleux ensemble. »

On a, par conséquent, une division tripartite :

« Voici d’abord quelle est la divine énergie de nos augustes sacrements.

Leur première puissance est de purifier les profanes, la seconde d’initier à la lumière ceux qui furent purifiés, la dernière, qui résume les précédentes, de consommer les initiés dans la science des mystères déjà entrevus.

Les ministres sacrés composent la seconde distinction hiérarchique.

Or, au premier degré, ils purifient par les sacrements les âmes encore étrangères à la sainteté; puis, au deuxième, ils illuminent les initiés; et au dernier et suprême degré de la vertu sacerdotale, ils perfectionnent les pieux illuminés dans l’intelligence des lumières qu’il leur fut donné de contempler.

Enfin, on trouve également chez les initiés un triple degré.

Au premier, ils sont purifiés; au deuxième et après la purification, ils sont illuminés et admis à contempler quelques-uns des mystères ; dans le troisième et le plus élevé de tous, ils sont enrichis de la science parfaite des splendeurs dont ils furent inondés. »

Comme on le voit, on est ici dans un esprit d’initiation : il y a une science secrète exigeant une certaine illumination. L’Église représente la hiérarchie en rapport à cette illumination.

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