L’intervalle entre le jardin d’Eden et Adam agriculteur

L’idéalisme considère que l’être humain pense, dispose du libre-arbitre. L’être humain serait en mesure de faire des choix. Le matérialisme considère inversement que l’être humain ne pense pas, qu’il relève du déterminisme historique : l’être humain réfléchit, sa pensée reflète la réalité.

Si l’on prend l’exemple de la sortie du jardin d’Eden, la différence de point de vue apparaît clairement. La Bible présente en effet la sortie du jardin d’Eden comme conduisant, du jour au lendemain, à ce qu’Adam se retrouve à pratiquer l’agriculture.

On avait auparavant Adam et Eve vivant dans une sorte de Paradis, puis ils se retrouvent dans la situation contraire, devenant des êtres humains formant le « début » d’une longue série d’êtres humains, pratiquant l’agriculture, la domestication des animaux, vivant en société, etc.

Le jardin d’Eden par Lucas Cranach l’Ancien  (1472–1553)

Or, du point de vue matérialiste, le jardin d’Eden reflète la communauté matriarcale, l’époque où les êtres humains vivaient comme des animaux au sens strict. Et ces êtres humains ne pouvaient pas passer à l’agriculture du jour au lendemain. Autrement dit, pour faire un raccourci conceptuel, on ne passe pas de l’âge des cavernes à l’agriculture aussi simplement que cela.

Il faut un long apprentissage qui prend… des années, des dizaines d’années, des centaines d’années, des milliers d’années. L’être humain que nous sommes, l’homo sapiens, apparaît il y a 300 000 ans, forme de réelles premières communautés humaines il y a un peu plus de 20 000 ans, découvre l’agriculture il y a un peu plus de 10 000 ans, alors que lui-même est l’aboutissement de sept millions d’années d’évolution de ses ancêtres directs.

Cela signifie que la Bible, avec le passage direct du jardin d’Eden à l’agriculture, escamote des centaines, des milliers d’années d’évolution. Il y a tout un espace historique qui manque et cet espace historique est vécu par des êtres humains qui ne sont plus des animaux vivant de manière immédiate, qui ne sont pas encore des agriculteurs et des pratiquants de la domestication d’animaux.

Le jardin d’Eden par Lucas Cranach l’Ancien  (1472–1553)

Ce sont des chasseurs cueilleurs, ce qu’ils étaient déjà auparavant, mais cette fois avec beaucoup plus d’élaboration technique, de saisie intellectuelle de leurs activités, de développement de leurs facultés. Et, à la différence d’auparavant où tout était répétitif et similaire pour tous, les êtres humains s’individualisent. Ils ne sont plus un simple aspect d’une communauté humaine primitive, ils existent de manière personnelle.

Mais cette manière personnelle d’exister est une découverte, incomprise. C’est une nouveauté qui a même un prix énorme. Car en ne vivant plus de manière immédiate, l’humanité découvre de terribles déséquilibres dans son mode de vie, puisqu’il fallait satisfaire les besoins vitaux sur une base rudimentaire.

Il a fallu tout découvrir, faire l’apprentissage de l’environnement. On parle ici de découvrir ce qui est utile ou pas, utile sur le court, le moyen, le long terme. Cela implique de comprendre le principe d’utilité, de le systématiser, ce qui donne par exemple la médecine, mais demande une expérience historique immense.

Une humanité dispersée, vivant en groupes restreints, a dû accumuler cette expérience dans de terribles difficultés, d’affreux tourments.

Le jardin d’Eden par Lucas Cranach l’Ancien  (1472–1553)

Lors de tout un processus historique particulièrement long, l’humanité a connu des carences physiologiques pour la dimension qualitative, un déficit calorique pour la dimension quantitative, des privations de sommeil et des blessures, l’épuisement nerveux, une fatigue extrême, etc.

En même temps, tout ce processus passe et renforce, de manière contradictoire, la nuance, la différence entre les personnes, au fur et à mesure des progrès acquis sur le plan de la vie quotidienne.

Autrement dit, lorsque l’humanité en est à ses tout débuts, elle vit de manière animale. Son horizon est restreint et il n’est pas de place pour la moindre dimension personnelle ; les êtres humains consomment ce qu’il y a dans leur environnement et cela suffit. Tout est partagé, rien ne distingue les êtres humains, si ce n’est le sexe, et la femme a un statut supérieur, car elle donne la vie.

Cependant, en modifiant son environnement, notamment au moyen de la main disposant d’un pouce opposable, en utilisant ainsi des outils, le feu, etc., l’humanité est sortie d’un cadre auto-suffisant. Il y a alors des activités différentes, toujours plus subtiles, des nuances, des différences entre les êtres humains.

Il n’y a pas eu de « création » de l’humanité, mais une production historique de l’humanité et il a fallu des centaines, des milliers d’années, des dizaines de milliers d’années, des centaines de milliers d’années pour cela.

Adam par Giuliano Bugiardini, fin du 15e siècle

Et l’existence des chasseurs-cueilleurs, entre la sortie de l’animalité et l’entrée dans l’agriculture et la domestication des animaux, a été tourmentée. Pendant une période particulièrement longue, l’humanité a donc cherché à combler ses besoins naturels, qui ne lui étaient plus fournis de manière naturelle de par le mouvement historique de l’humanité en-dehors de la Nature et même contre elle.

Dialectiquement, les deux pôles sont les suivants :

– D’un côté, la capacité à s’abriter, à utiliser le feu, à cuire des aliments, etc. a permis à l’être humain d’avoir moins d’énergie à puiser dans l’environnement afin de faire fonctionner son métabolisme.

– De l’autre côté, le fonctionnement du cerveau a un coût métabolique extrêmement élevé, amenant par exemple le taux métabolique des êtres humains à être bien supérieur à celui des grands singes.

Cela signifie qu’en même temps que l’être humain améliorait ses conditions de vie, où il développait ses facultés et par conséquent sa réalité personnelle nuancée, différente, il connaissait pourtant une détérioration de ses conditions de vie en raison des immenses difficultés éprouvées et incomprises.

Telle est la contradiction de la période où l’humanité vivait dans une situation de déséquilibre nutritionnel marqué, et cette période dure depuis la sortie du jardin d’Eden à Adam agriculteur – un immense intervalle que l’humanité a vécu sans aucun recul, d’où l’incapacité à la concevoir malgré son immense durée.

La qualité intellectuelle acquise par l’humanité s’oppose ici à la quantité immense d’années écoulées pour parvenir à celle-ci.

Il existe toutefois une trace historique de ce parcours du développement des facultés, avec l’émergence d’êtres humains possédant des nuances, des différences : le fétiche des hallucinations.

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Ce que sont Adam et Eve, le serpent, la pomme et le jardin d’Eden

Il est bien connu qu’Adam et Eve, le premier homme et la première femme, ont été chassés par Dieu du jardin d’Eden. La raison en est que, sur le conseil du serpent, ils ont croqué la pomme, en fait le fruit de la connaissance du bien et du mal.

Cette origine de l’humanité a été présentée comme une vérité ou un mythe, mais désormais grâce au matérialisme historique, application à l’Histoire du matérialisme dialectique, on peut parfaitement l’analyser.

Le plus simple pour cela est de prendre comment la Bible présente la chose, et d’en expliquer la signification réelle. Voici ce qu’on lit :

« 1  Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que le SEIGNEUR Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? 

2  La femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin. 

3  Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.

4 Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ; 

5 mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. »

La clef de ce passage, c’est lorsque le serpent dit que si on mange de ce fruit défendu, on a les yeux qui s’ouvrent, qu’on connaît le bien et le mal. Il a souvent été pris le texte au pied de la lettre pour tenter de l’expliquer, en disant que c’était une allégorie de la science, ainsi que du libre-arbitre avec la possibilité d’agir bien ou mal, selon.

Ce n’est pas du tout le cas. Le fruit dont il est parlé a en réalité une nature hallucinogène. C’est pour cela qu’il « ouvre les yeux ». Et la connaissance du bien et du mal, c’est d’un côté l’euphorie provoquée par les effets de ce fruit, de l’autre le « bad trip ».

La preuve de cela, c’est qu’Adam et Eve sont le premier homme et la première femme. C’est une chose absurde si on prend cette idée au pied de la lettre, il n’y a pas de premier homme ou de première femme.

Par contre, en tant que reflet dans la pensée d’une réalité, cela s’explique très bien. Dans la société communautaire matriarcale en effet, où les êtres humains vivent en petits groupes sans personnalité séparée, rien ne distingue les différentes personnes à part le sexe. Il y a des hommes et des femmes, c’est la seule différence dans une communauté où tout est partagé, dans une vie collective primitive où la seule différence est que la femme a plus d’importance, car elle donne la vie.

Adam et Ève, art islamique mongol, fin du 13e siècle

Adam n’est pas le premier homme et Eve n’est pas la première femme : en réalité, Adam représente le genre masculin et Eve représente le genre féminin. Ce sont des êtres génériques, l’homme et la femme comme catégories.

C’est d’ailleurs le sens primordial du terme hébreu אָדָם ou Adam qui signifie l’homme sur le plan de l’espèce, et Éve ou חַוָּה (Hawwah), qui signifie la vie.

S’ils sont les « premiers », c’est que lorsque l’humanité s’extrait de la communauté matriarcale, il y a le début des nuances et des différences entre les individus. On sort de l’être générique, il n’y a plus des hommes étant tous Adam et des femmes étant toutes Eve, étant seulement Adam et seulement Eve.

Et l’un des facteurs les plus marquant de cette prise de conscience de la nuance entre les êtres humains se révèle avec le fruit (ou la plante) hallucinogène, qui pousse à l’extrême le vécu de l’ego d’un être humain désormais séparé individuellement, personnellement, de la communauté.

Quant au serpent, c’est vraisemblablement car il rampe et se trouve tout simplement au niveau du fruit (ou de la plante) hallucinogène. On peut aussi prendre en compte que le serpent peut provoquer par sa morsure venimeuse un empoisonnement produisant un délire, une fièvre. Cela expliquerait pourquoi la Bible a plusieurs mots pour désigner les serpents, et que le serpent conseillant de manger le fruit est présenté au moyen du terme נָחָשׁ (nāḥāš), un mot est également utilisé pour désigner une forme de divination.

Voici la suite dans la Bible.

« 6 La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence; elle prit de son fruit, et en mangea; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea. 

7 Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures.

8 Alors ils entendirent la voix du SEIGNEUR Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l’homme et sa femme se cachèrent loin de la face du SEIGNEUR Dieu, au milieu des arbres du jardin. 9  Mais le SEIGNEUR Dieu appela l’homme, et lui dit : Où es-tu ? 

10  Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. »

Ce passage est extrêmement simple à comprendre. Dans la communauté matriarcale, il n’y a pas de différences entre les êtres humains, qui vivent par ailleurs de manière totalement élémentaire. Ce sont au sens strict des animaux aux portes de l’Histoire.

Par conséquent, les êtres humains étaient nus. L’affirmation de nuances, de différences entre eux a produit un écart, une divergence entre eux, et l’intimité en fait partie. Il n’est donc plus possible d’étaler ses parties génitales devant les autres, ces organes reproducteurs étant au sens strict le plus personnel.

Ce processus ne tient bien entendu pas uniquement au fruit (ou à la plante) hallucinogène ; sa consommation n’est que le symbole ultime de « l’expérience » nouvelle qu’est la prise de conscience d’une nature personnelle, différente d’autrui.

Voici ce que raconte la Bible ensuite :

« 11  Et le SEIGNEUR Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ? 

12  L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé.

13  Et le SEIGNEUR Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé.

14  Le SEIGNEUR Dieu dit au serpent: Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. 

15  Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité: celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.

16  Il dit à la femme: J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. »

On voit ici très bien que le texte est construit. Le serpent devient un serpent, alors qu’il est censé être un serpent à la base, ce qui n’a pas de sens. Dieu qui sait tout pose des questions, ce qui n’a pas de sens non plus.

Et pour justifier le propos, le texte explique certaines réalités connues de tous par cette origine mythique, ce qui est clairement une manipulation pour persuader.

Voici la suite :

« 17  Il dit à l’homme: Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre: Tu n’en mangeras point! le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, 

18  il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. 

19  C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. »

Ce passage reflète la sortie de la communauté matriarcale où les êtres humains se contentaient de ce qu’ils trouvaient, sans se poser de questions, par une vie élémentaire de chasseurs cueilleurs.

La preuve est qu’il est dit que c’est l’homme et seulement l’homme qui va pratiquer l’agriculture. Cela correspond au début du patriarcat, avec le renversement des valeurs naturelles prévalent jusque-là.

La Bible dit enfin :

« 20  Adam donna à sa femme le nom d’Eve: car elle a été la mère de tous les vivants. 

21  Le SEIGNEUR Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit.

22  Le SEIGNEUR Dieu dit : Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement.

23 Et le SEIGNEUR Dieu le chassa du jardin d’Éden, pour qu’il cultivât la terre, d’où il avait été pris.

24 C’est ainsi qu’il chassa Adam; et il mit à l’orient du jardin d’Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie. »

Dieu qui fait des habits de peau pour Adam et Eve : voilà quelque chose d’absurde. Cela reflète en réalité la systématisation des peaux d’animaux tués portés par les êtres humains développant leurs activités.

Il reste toutefois un important problème : pourquoi Dieu met-il à l’écart le jardin d’Eden, pour en interdire l’entrée ? Pourquoi dit-il même que « l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal » ?

Il y a ici une contradiction dialectique. D’un côté, le jardin d’Eden représente la communauté matriarcale qui a été dépassée, et un retour en arrière est impossible historiquement. La porte du jardin d’Eden qui a été fermée, c’est la porte du passé qui a été historiquement fermée, marquant dialectiquement l’entrée dans l’Histoire humaine séparée de la Nature mais qui aboutira au retour à celle-ci comme point culminant – le Communisme.

De l’autre, les êtres humains ayant appris la connaissance du bien et du mal – en réalité un sentiment personnel de joie et de tristesse, des émotions particulières qui leur sont propres – deviennent « comme Dieu ».

Par « comme Dieu », il faut comprendre que lors de la consommation du fruit (ou de la plante) hallucinogène, ils peuvent « atteindre le divin » par l’hallucination, ou bien sombrer dans « le mal » lors du « bad trip ».

C’est le fétiche mystique du début de la différenciation personnelle. L’expérience la plus extrême de vécu psychologique, par les hallucinations, s’est imposée à la psychologie humaine comme un phénomène totalement prenant, emportant son existence.

Adam et Ève par
Albrecht Dürer (1471–1528)

Seulement, cela ne dure que la durée de l’hallucination : les êtres humains ne sont pas capables de rester dans le divin (ou dans le « bad trip »). Il faut donc théoriser un Dieu et un Diable qui restent ce qu’ils sont et qu’on peut « atteindre » par l’hallucination.

Il faut ici bien saisir une chose essentielle : l’arrière-plan que forme la vie quotidienne. L’humanité sortant de la communauté matriarcale connaît une précarité terrible.

Les chasseurs cueilleurs qui découvrent l’agriculture et la domestication des animaux connaissent pendant des millénaires la faim, la soif, le froid, les carences, le manque de sommeil, le tout produisant des angoisses, des anxiétés, des hallucinations, surtout lors de maladies fiévreuses et d’empoisonnements.

Incapables de comprendre ces ressentis « bons » et « mauvais », « divins » et « diaboliques », l’humanité a conceptualisé la religion à partir de là. Partout, avec des nuances, elle est chamanique au début, pour culminer de manière différenciée dans le monothéisme lorsque le patriarcat a systématisé la combinaison de l’agriculture et de la domestication des animaux.

C’est seulement alors qu’on s’arrache à la précarité nutritionnelle et existentielle, qu’on s’arrache aux hallucinations, à une psychologie déboussolée, à un esprit tourmenté.

A rebours de l’image d’une humanité « tranquille », l’humanité se retrouve à la sortie du communisme primitif littéralement sans points de repère, déstabilisée, et ce pour une très longue période – en fait, jusqu’au Communisme.

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Le matérialisme dialectique et le triangle comme cercle de la ligne droite

Il est bien connu que le triangle équilatéral est un symbole de l’idéalisme, étant associé à l’harmonie et l’éternité. On le trouve dans la forme des pyramides égyptiennes, dans l’étoile de David, le symbole de Dieu dans les églises, comme symbole du grand architecte de la franc-maçonnerie, etc.

Au-delà de cette utilisation mystico-religieuse, il y a lieu de se poser la question de savoir pourquoi le triangle a été conceptualisé par l’humanité. On ne le retrouve en effet pas dans la Nature et c’est pour cela d’ailleurs qu’il est un symbole idéaliste de la supériorité divine.

Pour parvenir à la notion de triangle, comment a procédé l’humanité ? C’est une tentative délicate que de reconstruire le cheminement effectué, mais on peut discerner quelques bases essentielles.

La base du triangle, c’est en effet la ligne droite. Pour parvenir à la forme du triangle, il faut déjà tracer une ligne droite, puis il en faut deux autres. On trouve alors deux aspects.

Le premier aspect, c’est la pratique. Dans la vie quotidienne, l’humanité ne comprenant pas la dialectique raisonne de manière unilatérale. Quand on mange une soupe, la soupe est mangée : il y a une ligne droite d’une étape à l’autre, ou si l’on veut une cause et conséquence. Il y a un résultat final, qui suit un point de départ, une origine.

Lorsqu’on se déplace de Rome à Athènes, on a réalisé quelque chose, on a suivi une ligne droite, puisque le résultat est le déplacement. Peu importe que le chemin réel n’ait pas été en ligne droite, qu’il y ait une série de contradictions dans le mouvement, etc. : l’humanité raisonnant de manière unilatérale voit un début et une fin.

L’exemple le plus connu de cette lecture unilatérale des choses, c’est « Dieu dit : que la lumière soit. Et la lumière fut ».

Cette notion de ligne droite est ainsi le produit de l’activité humaine. Les animaux ne peuvent pas conceptualiser cette notion de ligne droite, car leurs activités ne transforment pas leur environnement comme le fait l’être humain ; les animaux vivent la dialectique de manière immédiate, alors que l’humanité transformatrice fétichise son résultat de grande ampleur (au sens de grande pour lui, car non naturelle).

La pratique humaine a donc amené la systématisation de la notion de ligne droite. Une systématisation de ce type a abouti à sa fétichisation.

Le second aspect, c’est la théorie. Imaginons une ligne droite et chercherons à la faire se rejoindre elle-même. C’est impossible.

Si on a un cercle, on peut prendre un point et revenir à lui, en suivant simplement le cercle. Une ligne droite implique deux sens opposés et il n’y a pas de « retour ».

On peut bien ajouter une autre ligne droite pour impliquer un mouvement extérieur, mais alors on ne rejoint toujours pas la ligne droite initiale.

Par contre, si on ajoute une troisième ligne droite, alors on obtient un « retour » à la ligne droite. On part d’une ligne droite, on utilise une autre ligne droite qui amène à une troisième ligne droite ramenant à la première.

Seulement, le triangle équilatéral devient alors essentiel, car en accordant la même longueur aux trois côtés, aucun ne prime sur l’autre. On peut donc dire qu’on revient toujours à la ligne droite en général, quelle que soit la ligne droite qu’on prenne. Sans cela, on reviendrait à une ligne droite en particulier.

Le triangle (équilatéral) est donc le fétichisme de la ligne droite.

Pourquoi toutefois se fonder sur le triangle, plutôt que sur le carré ou le cercle ?

Ici on peut se tourner vers le « Tetraktys » de Pythagore, qui a vécu en Grèce antique au 6e siècle avant notre ère. Pythagore avait élaboré toute une mystique des nombres, qui ne nous intéresse pas ici. Ce qui compte, c’est qu’il valorise 1 + 2 + 3 + 4 = 10 comme clef pour comprendre le monde, et que dans la forme dite « Tetraktys » qu’il propose pour présenter cette clef, on retrouve le triangle.

Chaque élément étant à équidistance des autres, on peut en effet établir une série de triangles.

La tradition pythagoricienne associe le 1 au point, le 2 à la ligne, le 3 à la surface. Et effectivement, le moyen le plus court d’établir une surface est d’employer un triangle. On raisonne aujourd’hui en termes de carré, par exemple avec les m². Cependant, un carré, c’est deux triangles. Pour arriver au carré, on passe en fait par le triangle.

Le triangle précède le carré ; on a un exemple intéressant du rapport entre triangle et carré dans le théorème de Pythagore justement, qui dit que dans un triangle rectangle, le carré de la longueur de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés. Dans l’image suivante, l’aire du grand carré bleu est la somme des aires des deux autres carrés.

En fait, utiliser un triangle puis un autre triangle équivalent revient également à en utiliser deux similaires, ce qui donne un carré ou un rectangle. Et c’est important de voir que le triangle précède, car arriver à quatre côtés, c’est établir un volume, et non plus simplement une surface. Le tétraèdre est un triangle mais avec un volume, de par ses quatre côtés.

La tradition pythagoricienne connaît pour cette raison une prière à ces 1, 2, 3, 4 rassemblés en la figure « Tetraktys », qui « contiendrait » toutes les dimensions :

« Bénis-nous, nombre divin, toi qui as engendré les dieux et les hommes ! Ô sainte, sainte Tétractys, toi qui contient la racine et la source de la création qui coule éternellement !

Car le nombre divin commence par l’unité profonde et pure jusqu’au saint quatre ; puis il engendre la mère de tous, le tout-comprenant, tout-liant, le premier-né, le saint dix inébranlable, infatigable, le détenteur de la clé de tous. »

On comprend alors ici très bien la genèse du triangle. En fait, l’humanité a découvert la ligne droite en considérant de manière unilatérale le résultat de sa propre activité. L’association d’une ligne droite à une autre aboutit à l’utilisation d’une troisième pour revenir à une ligne droite qui ne cesse jamais.

Les lignes droites d’un triangle sont ainsi l’équivalent d’un cercle. Un cercle circonscrit une surface et si on prend un point d’un cercle et qu’on continue sur le cercle, on y retourne. On a la même chose avec le triangle, à la différence qu’avec ce « cercle » on conserve la ligne droite.

Et à la différence du cercle, le triangle permet aisément le calcul des surfaces. Le triangle a été fétichisé comme réalisation de la ligne droite, comme reflet de l’approche unilatérale et par son utilisation concrète comme base de calcul des surfaces.

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