Les jeux d’enfants

Le tableau Les jeux d’enfants, de 116 cm sur 161 cm, est connu pour sa virtuosité. Bruegel a su y placer 230 enfants, 137 garçons et 93 filles précisément, qui jouent à au moins 83 jeux différents. C’est une petite encyclopédie, à l’instar des Proverbes flamands.

Des enfants jouent à la poupée, un autre joue à la toupie. Certains jouent à la queue du diable : le dernier d’une file chercher à attraper le premier. Un enfant est sur des échasses ; d’autres jouent à saute-mouton. On fait souffler de l’air dans une vessie de cochon pour en faire un ballon ou pour s’aider à nager ; on lance une noix sur un assemblage de noix pour les faire tomber.

Deux enfants tirent chacun sur une corde, eux-mêmes à cheval sur un autre enfant. Deux autres se bagarrent et une adulte va les arroser d’eau.

On joue aux boules ou au jeu de quilles ; on cherche à marcher sur un mur à partir d’une porte penchée d’une cave. On lance des petites pièces le plus près possible d’un mur.

On imite la sage-femme et la procession qui porte un enfant à baptiser ; on fait rouler un cerceau devant soi. On cherche à attraper une chaussure tenue au bout d’un bâton ; on doit deviner le pile ou le face d’une pièce. On grimpe aux arbres ; on monte un cheval bricolé avec un balai.

Avec une sorte de pistolet à eau, on tire sur un oiseau, on joue avec un autre – on retrouve la violence sur les animaux, comme régulièrement chez Bruegel. On porte des masques ; on escalade ; on fait des acrobaties. On court à travers d’autres enfants assis donnant des coups de pied. On imite un mariage.

On fait des bulles de savon ; on joue aux osselets. On joue de la flûte et on tape sur un tambour ; on joue à cheval-fondu ; on joue au jeu de puces. On se tire les cheveux ; on joue aux billes. On se pousse pour devenir « le roi de la colline » ; on manie le hochet.

Il y a une petite fille qui gratte une brique rouge : elle fait du pigment, qu’elle va vendre en tant que marchande. C’est utile au peintre, et c’est juste en dessous qu’on trouve la signature : BRUEGEL 1560.

L’œuvre est festive, terriblement plaisante, il y a quelque chose de génial. On est emporté par le mouvement général. C’est un chef-d’œuvre du réalisme.

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Les Proverbes flamands

Les Proverbes flamands sont dans l’esprit du Pays de Cocagne, mais cette fois on retrouve la dimension érudite propre au meilleur du moyen-âge, avec un esprit cocasse-intelligent propre aux villes s’extirpant du moyen-âge justement.

Il existe un débat approfondi pour savoir combien de proverbes on trouve sur ce panneau de 117 cm sur 163,5 cm. Il y en a au moins 85 très vraisemblablement, et peut-être autour de 118. 

L’œuvre est considérée comme surtout une représentation de l’éparpillement psychologique de l’humanité, son délire permanent. Elle est est rapprochée à ce titre d’une œuvre d’Érasme paru en latin en 1511, Éloge de la folie, et d’une œuvre de Sébastien Brant, La Nef des fous, paru en allemand en 1494.

Elle a également comme titre original Le manteau bleu (en référence au proverbe d’une femme mettant un manteau bleu à son mari, c’est-à-dire le trompant) et fut également appelé Le monde à l’envers.

Car en fait, si on prend les choses dialectiquement, le monde est à l’envers, car les expressions sont représentées au pied de la lettre, ce qui n’a pas de sens. La folie est à rechercher ici, et non pas simplement dans le caractère « populaire » de ce qui est représenté.

Si Bruegel appelle à corriger les mœurs du peuple, c’est parce qu’il reconnaît le peuple.

Voici un découpage des proverbes qu’on peut trouver sur wikipédia.

Voici la liste des proverbes correspondants.

1 Lier le diable au coussin (Les femmes sont plus malignes que le diable)

2 Un mordeur de pilier (Être un faux dévot)

3 Porter l’eau d’une main et le feu de l’autre (Cancaner ; ou bien : Faire le mal d’un côté et le réparer de l’autre)

4 Se cogner la tête contre le mur / Une chaussure à un pied, et l’autre nu (L’équilibre est primordial)

5 Il faut tondre les moutons selon la laine qu’ils ont (Pas à n’importe quel prix)

Tonds-la, ne l’écorche pas (Vas-y doucement)

5 / 6 L’un tond le mouton, l’autre la truie (L’un a tous les avantages, l’autre aucun)

7 Doux comme un agneau (Être très docile)

8 Elle vêt son mari d’une cape bleue (Elle trompe son mari )

9 Combler le puits quand le veau s’est déjà noyé (Ne réagir qu’après la catastrophe)

10 Jeter des roses (perles) aux cochons (Gaspiller son argent pour quelque chose d’inutile)

11 II faut se courber pour réussir dans le monde (Pour réussir, il faut faire des sacrifices)

12 Il tient le monde sur son pouce (Tout faire à sa volonté)

13 Tirer pour obtenir le plus gros morceau (Toujours vouloir la plus grosse part)

14 Qui a renversé sa bouillie, ne peut la ramasser en entier (Les dégâts ne peuvent être complètement réparés )

15 L’amour est du côté où pend la bourse (L’amour est à vendre)

16 Une houe sans manche (Une chose inutile)

17 Peiner à aller d’un pain à un autre (Ne pas arriver à joindre les deux bouts)

18 Chercher la hachette (Inventer une excuse)

Il éclaire avec sa lanterne (Mettre les choses au clair)

Une grande lanterne et une petite lumière (Beaucoup de paroles, mais qui ont peu de sens)

Avec une lanterne pour chercher (Difficile à trouver)

18 Une hache avec un manche (Le manche et la cognée (la chose complète)

19 Le hareng ne se frit pas ici (Ce n’est pas comme il devrait)

Frire tout le hareng pour consommer les œufs (Faire beaucoup pour obtenir peu)

19 Se mettre un couvercle sur la tête (Finir par prendre une responsabilité )

19 La hareng est pendu par ses ouïes (Vous devez assumer la responsabilité de vos actes)

Il y a plus qu’un hareng vide dans tout cela (Il y a des choses cachées)

19 Que peut la fumée contre le fer ? (Il ne faut pas essayer de changer ce qui ne peut l’être)

20 La truie tire la bonde (La négligence mène au désastre)

21 Attacher un grelot au chat (Entreprendre quelque chose publiquement)

22 Être armé jusqu’aux dents (Être lourdement armé)

Mordre le fer (Être furieux)

23 L’une enroule sur la quenouille ce que l’autre a filé (Commérage)

24 Le cochon est saigné par la panse (Par une puissante action, le terrain a été dégagé, 2: Tout est préparé, la partie est engagée, le cas est prévu)

25 Deux chiens sur un os ne peuvent s’accorder (Argumenter sur une seule chose)

26 Faire une barbe de lin à Dieu (Hypocrites)

entre 26 et 27 Se tenir dans sa propre lumière (Être fier de soi)

Personne ne cherche des gens dans le four, s’il n’y a été lui-même (Imaginer la faiblesse chez les autres, est un signe de sa propre faiblesse)

27 Ramasser l’œuf de la poule et pas celui de l’oie (Faire le mauvais choix)

28 Vouloir bailler comme un four (Tenter ce qui ne peut être accompli)

29 Tomber en défonçant le panier (Montrer sa déception)

Être suspendu entre ciel et terre (Se trouver dans une situation embarrassante)

30 Trouver un chien dans la marmite (Arriver trop tard quand tout a été mangé)

30 S’asseoir entre deux chaises dans les cendres (Rester dans l’indécision)

31 Les ciseaux pendent là (Il ne doit pas avoir confiance)

31 Ronger un seul os (S’obstiner longtemps en vain)

32 Le tâteur de poules (Quelqu’un qui se soucie des œufs non comptabilisés)

33 Porter la lumière du jour dans un panier (Perdre son temps)

34 Allumer une bougie pour le diable (Flatter tout le monde sans discernement)

35 Se confesser au diable (Révéler ses secrets à son ennemi)

35 Un souffleur dans l’oreille (Un mauvais orateur)

36 À qui sert un beau plat s’il n’y a rien dedans ?

36 La cigogne reçoit le renard (allusion à la fable d’Ésope)

36 C’est marqué à la craie (Cela ne pourra pas être oublié)

36 Une cuillerée d’écume (Vendre du vent)

36 Pisser sur la broche (Insulter à mort)

38 On ne peut pas tourner la broche avec lui (On ne peut pas raisonner avec lui)

38 Être sur des charbons ardents

39 Attacher chaque hareng par ses propres ouïes (II faut payer de sa propre bourse)

39 Le monde à l’envers

40 Chier sur le monde (Se moquer de tout)

41 Regarder les cartes

41 Se tenir par le nez (Avoir quelqu’un dans le nez)

42 Les dés sont jetés

42 Cela dépend de la manière dont tombent les cartes (Le hasard)

42 Laisse au moins un œuf dans le nid (Sois discret)

43 Œil pour œil dent pour dent

43 Avoir la peau épaisse derrière les oreilles (Être un fourbe fieffé),

43 Parler par deux bouches (Être mauvaise langue)

43 Le pot de chambre est dehors (On ne peut pas cacher une activité honteuse)

43 Pisser à la lune (Vouloir l’impossible)

44 Faire la barbe au fou sans savon (Profiter de la sottise d’autrui)

45 Pêcher derrière le filet des autres (Se contenter des restes)

46 Les gros poissons mangent les petits

47 Enrager parce que le soleil se reflète dans l’eau (Entre envieux)

48 Nager contre-courant

48 Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse

48 Dans le cuir d’autrui on taille de belles courroies (Être généreux avec le bien des autres)

49 Attraper l’anguille par la queue

50 Regarder à travers ses doigts (Laisser dire)

51 Le couteau est accroché (il s’agit d’un symbole de défi)

52 Rester les sabots aux pieds (Attendre inutilement)

53 Il y a un trou dans son toit (Avoir la tête fêlée)

53 Un vieux toit a toujours besoin de réparations

53 II y a des lattes sur le toit (les murs ont des oreilles)

54 Tirer une flèche après l’autre (Ne pas être récompensé de ses efforts)

55 Deux fous sous le même manteau (Combiner deux sottises en même temps)

55 Pousse hors de la fenêtre (Ne pas pouvoir se cacher)

56 Jouer de la musique sous le carcan (Ne pas se rendre compte de ses propres ridicules)

57 Tomber du bœuf sur l’âne (Passer du coq à l’âne)

58 Se frotter le derrière contre la porte (Manquer de reconnaissance)

58 Le mendiant n’aime pas qu’un autre mendiant s’arrête à la même porte

58 Réussir à voir à travers une planche de chêne pourvu qu’il y ait un trou dedans

59 Être suspendu comme chiottes sur un fossé

59 Deux qui chient par le même trou (Faire de nécessité vertu)

60 Jeter l’argent dans l’eau (Jeter l’argent par la fenêtre)

60 Un mur fendu est vite abattu

61 II pend sa tunique à la barrière (Jeter son froc aux orties)

62 II regarde danser les ours (II est affamé)

63 Le balai est dehors (Les maris ne sont pas à la maison)

63 Être mariés sous le balai (vivre en concubinage)

64 Les galettes poussent sur le toit (Vivre dans l’abondance)

65 Les porcs errent dans le blé (Tout va de travers)

66 II a le feu au derrière (Être pressé)

67 Tourner son manteau selon le vent (Faire la girouette)

68 Baiser l’anneau (courber l’échine)

69 Rester planté à regarder la cigogne (Laisser échapper la fortune)

69 À son plumage on reconnaît l’oiseau

70 Jeter les plumes au vent (Perdre le fruit de son propre travail)

71 Tuer deux mouches d’un coup (Faire d’une pierre deux coups)

72 Peu importe à qui est la maison qui brûle pourvu qu’on puisse se chauffer aux tisons

73 Traîner une souche (Traîner un boulet)

74 Crottin de cheval n’est pas figue

75 Un aveugle guide les autres

75 La peur fait trotter la vieille (La peur donne des ailes)

76 Le voyage n’est pas fini parce qu’on aperçoit l’église et le clocher (Ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué)

77 Surveiller la voile (Faire attention)

77 Avoir le vent en poupe

78 Pourquoi les oies marchent-elles pieds nus? (Être indifférent à ce qui ne nous regarde pas)

79 Chier sous le gibet (Danser sur un volcan)

79 Les corbeaux volent où est la charogne (Il n’y a pas de fumée sans feu)

L’œuvre, un tour de force, est considérée comme une expérience somme toute anecdotique par les critiques bourgeois de l’art. Si on regarde bien, ils cherchent absolument à ramener cette peinture à une sorte d’amusement d’esprit médiéval.

Or, on a ici une perspective qui vise clairement l’exhaustivité, et cela dans une logique de représentation de la réalité populaire. Il y a donc la qualité comme aspect principal, pas la quantité.

On est au sens strict dans le nexus de la contradiction au sein du moyen-âge, alors que le capitalisme commence à s’élancer à travers les villes et le protestantisme.

On notera également, car lié aux proverbes flamands, Le Paysan et le Voleur de nid, un tableau de 1568, de format 59,3 cm sur 68,3 cm. L’œuvre est beaucoup moins marquante, évidemment. Elle fait référence au proverbe Dije den nest Weet dijen weeten, dijen Roft dij heeten, soit qui connaît l’emplacement du nid en a la connaissance, celui qui le vole en a la propriété.

C’est davantage dans la question du rapport aux animaux que le tableau présente un réel intérêt.

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Le golfe de Naples et le pays de Cocagne

De manière surprenante si on le met en relation avec les autres œuvres,Bruegel peint une bataille navale fictive dans un golfe de Naples très librement interprété. Le thème n’est pas religieux, on est dans le pittoresque et il y a même le volcan en éruption.

Pourquoi alors cette peinture ? L’arrière-plan de la Bataille navale dans le golfe de Naples est la visite de l’Italien avec le cartographe Abraham Ortelius.

Ce dernier, né et mort à Anvers, est l’auteur du premier atlas, publié en 1570 : le Theatrum Orbis Terrarum (Théâtre du Globe Terrestre), un ouvrage dont le succès fut retentissant.

Abraham Ortelius était bien entendu un proche du Flamand Gérard Mercator.

On remarquera comment Bruegel réussit de manière brillante à exprimer le mouvement, en particulier avec les vagues. Et on comprend bien qu’on n’a nullement ici affaire à un Bruegel « paysan ».

La différence avec Le Pays de Cocagne est d’autant plus soutenue. Cette peinture est également petite (environ 50 sur 70, comme pour la représentation de la bataille navale).

L’expression « Pays de Cocagne » désigne un pays imaginaire, où on peut satisfaire tous ses désirs en toute paresse. Elle apparaît au 13e siècle, dans l’itinérance d’ecclésiastiques défroqués ou des étudiants vagabonds, avec des chants et des poèmes notamment rassemblés en Allemagne dans l’œuvre appelée Carmina Burana.

On n’est pas non plus ici dans une référence religieuse, mais la référence critique est très claire, puisque les personnages représentés ne sont pas du tout des modèles à suivre. Ils sont passifs, leur démarche est grossière.

On notera les références flamandes : des galettes « poussent sur le toit » à gauche (ce qui veut dire « vive dans l’abondance »), et le cochon a un couteau sur la panse (« le cochon est saigné par la panse » voulant dire que par un coup marquant, la voie est libre).

Le rapport aux animaux morts est très étrange, correspondant à l’expression de la contradiction avec les animaux. Il y a un couteau dans l’œuf, mais des pattes en sortent également, ce qui souligne l’affrontement entre la destruction d’un œuf portant la vie à la base.

Il y a également de nombreux animaux morts, censés montrer la richesse alimentaire à une époque difficile, mais donnant une dimension sordide.

On notera l’homme attendant qu’une goutte lui tombe dans la bouche depuis la cruche, expression de paresse, en contradiction avec l’ouvrage et le papier à côté de lui : c’est un étudiant.

Auprès de lui, on a un chevalier (avec son page) et un paysan, tous deux avec leur arme ou leur outil à côté. Il y a également un quatrième homme, tout à droite, qui va les rejoindre : il a traversé tout une bouillie pour arriver, comme le dit le mythe, enfin au pays de cocagne.

On notera que la barrière au fond est faite de… saucisses, et que le cactus est fait… de pain.

Le fait d’avoir un cactus est d’ailleurs d’importance : la peinture date de 1567 et la chute de l’empire aztèque date de 1521. En quelque décennies, le cactus est déjà présent sur « le vieux continent ».

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La Prédication de saint Jean-Baptiste

Avec La Prédication de saint Jean-Baptiste, on est dans une démarche résolument protestante chez Bruegel. Il y a déjà une allusion : on est dans la forêt, la ville est au loin. Autrement dit, on est en-dehors de la juridiction du pouvoir, et justement aux Pays-Bas, les protestants se réunissaient dans la forêt.

On a ensuite surtout Jean-Baptiste, qui annonce le Christ (ce qui est conté par Matthieu et Luc), et cette insistance sur le Christ de la part d’un peintre ne représentant jamais Marie est claire quant à son contenu.

Jean-Baptiste n’est d’ailleurs lui-même qu’un parmi d’autres, dans l’esprit protestant de la communauté religieuse organisée où chacun en vaut un autre.

Jésus est d’ailleurs présent, et autour de lui on a de nombreuses personnes regroupées.

C’est bien sûr une allusion aux protestants, qui s’unissent autour de Jésus, ayant compris son message.

Le reste de la foule est plus dispersée, plus désorganisée, elle observe mais elle n’exprime pas la même crainte, le même esprit de rassemblement.

Cela montre ce qui reste à effectuer niveau prêche, niveau éducation.

Et on a dans la foule des surprises justement. On trouve un pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, des asiatiques dont un diseur de bonne aventure lisant dans une main…

On a également un Turc, des Juifs… Des valides, des infirmes, des nobles et des paysans, des villageois et des soldats… On devine facilement que pour ceux en hauteur, leurs privilèges les éloignent du message du Christ.

Le propos suivant est raconté par Matthieu :

21 Jésus lui dit: Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi.

22 Après avoir entendu ces paroles, le jeune homme s’en alla tout triste; car il avait de grands biens.

23 Jésus dit à ses disciples: Je vous le dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux.

24 Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.

On notera que le tableau date de 1556, année où Philippe II d’Espagne tenta particulièrement de réprimer le protestantisme aux Pays-Bas. Il s’ensuivit une transformation des sermons dans les forêts en opérations visant des centaines d’églises, avec la destruction de leur iconographie considérée comme un culte idolâtre et irrationnel.

C’est le début du processus qui va amener une vaste révolte nationale néerlandaise, qui échouera cependant dans une partie du pays. À la suite de la guerre de quatre-vingts ans, les sept provinces du Nord donneront les Pays-Bas, le reste formera la Belgique, mais également le Luxembourg, et ce qui est le Nord-Pas-de-Calais en France.

Enfin comme on le sait, Jésus s’est également fait baptiser dans l’eau par Jean. On lit dans Luc :

16 Il répondit à tous : Moi je vous baptise dans l’eau. Mais quelqu’un va venir, qui est plus puissant que moi. Je ne suis même pas digne de dénouer la lanière de ses sandales. Lui, il vous baptisera dans le Saint-Esprit et le feu. 

17 Il tient en main sa pelle à vanner, pour nettoyer son aire de battage, et il amassera le blé dans son grenier. Quant à la bale, il la brûlera dans un feu qui ne s’éteindra pas.

18 Jean adressait encore beaucoup d’autres recommandations au peuple et lui annonçait la Bonne Nouvelle de évangile.

19 Mais il reprocha au gouverneur Hérode d’avoir épousé Hérodiade, la femme de son demi-frère, et d’avoir commis beaucoup d’autres méfaits. 20 Hérode ajouta encore à tous ses crimes celui de faire emprisonner Jean.

21 Tout le peuple venait se faire baptiser, et Jésus fut aussi baptisé. Or, pendant qu’il priait, le ciel s’ouvrit 

22 et le Saint-Esprit descendit sur lui, sous une forme corporelle, comme une colombe.

Une voix retentit alors du ciel : Tu es mon Fils bien-aimé, tu fais toute ma joie.

Or, si on regarde bien, dans le tableau, on a un baptême. La boucle est bouclée.

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Paysage fluvial avec la parabole du semeur

On trouve dans les propos des évangélistes Matthieu, Marc et Luc la parabole du semeur. Chez Matthieu, cela donne la chose suivante :

« Voici, disait-il, que le semeur est sorti pour semer. Et comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin, et les oiseaux, étant venus, ont tout mangé.

D’autres sont tombés sur des endroits pierreux, où ils n’avaient pas beaucoup de terre, et aussitôt ils ont levé, parce qu’ils n’avaient pas de profondeur de terre: mais, le soleil s’étant levé, ils ont été brûlés, et faute de racines, ils se sont desséchés.

D’autres sont tombés sur les épines, et les épines ont monté et les ont étouffés. Mais d’autres sont tombés sur de la bonne terre, et ils ont donné du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente. Entende, qui a des oreilles ! »

Puis s’ensuit l’explication qu’écouter le message du Christ est une chose, être capable de l’assumer en est une autre. Il faut pour cela que le terrain soit fertile. Lorsque c’est le cas, alors cela donne de très nombreuses bonnes choses, toujours plus. Sinon, on chute.

La peinture de Bruegel s’appuie sur cet arrière-plan. De manière peu surprenante, les critiques bourgeois considèrent que c’est une simple illustration.

En réalité, la dimension protestante est flagrante si on suit la contradiction présente. Vous avez à gauche un semeur dont la terre est stérile. Il vit de manière isolée, dans l’obscurité quasiment.

Plus bas, la terre semble riche, là où est l’église. Et sur l’autre rive, il y a un attroupement, on devine Jésus lorsqu’il raconte sa parabole. Il y a un effet une barque et Jésus prend une barque pour parler à tout le monde. On trouve à côté une petite ville.

Cette peinture montre la contradiction entre la ville et la campagne, elle témoigne du dépassement du moyen-âge, elle exprime le triomphe de la communauté organisée, protestante, sur l’éparpillement.

Le contraste est également saisissant entre la dimension naturelle, calme, agréable de la forêt à gauche, d’un esprit très germanique, dans l’esprit de ce qui sera le romantisme allemand ensuite… et le caractère inquiétant, surréel des montagnes nimbé de lumières occupant de manière sèche, aride, tout l’espace en haut à droite de l’image.

C’est un paradoxe qui est utilisé pour renforcer le caractère unifié de la peinture. La clef est d’ailleurs le soleil qui ressort d’un flou général, vers la gauche du tableau, en haut. On est au début ou à la fin de la journée, tout reste à faire ou tout a été fait.

Il y a, de fait, dans cette atmosphère suspendue, un calme tellement agréable, qu’il est typique de l’esprit national néerlandais.

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La moisson

Peinture de 1665, de 162 cm sur 119, La moisson est une œuvre d’un profond réalisme.

Bruegel est ici le témoin du travail et des travailleurs, du rapport à la Nature. On a un portrait de l’humanité à un moment de son existence.

Ce qui est marquant, c’est bien entendu déjà la vue d’ensemble. On a un panorama, qui n’est pas un prétexte, mais présenté en lui-même. C’est révolutionnaire alors. Et la composition est mise en place en s’alignant sur la dimension typique.

Regardons l’arrière-plan, qui s’ouvre à nous. C’est une affirmation nationale des Pays-Bas que nous avons ici. Des maisons avec des gens s’amusant non loin, l’ouverture à la mer, l’église à l’arrière-plan… Un espace plat et organisé, rien d’abrupt et aucune cassure dans le paysage… Il y a ici toute une psychologie nationale.

L’importance du jeu se retrouve régulièrement chez Bruegel, ce qui est normal pour deux raisons : d’une part, c’est un trait populaire, ensuite les Pays-Bas ont développé de manière massive les jeux, ce qui reflète là aussi la nouvelle humanité qui a bien davantage les moyens d’agir.

On n’est plus dans la survie, mais dans un développement réel de la société.

Il y a les moyens d’occuper son temps, non seulement matériellement mais également intellectuellement, car on a acquis des connaissances, on se libère de la logique médiévale et catholique, on est dans une société en plein développement.

Bruegel est, ce sens, le peintre du peuple naissance, des nations qui se mettent en place.

Portons un œil avisé sur ce qui se déroule dans cette partie où des gens se sont rassemblés. Il y a déjà un plan d’eau. Des moines s’y baignent. Qu’on ne vienne pas parler d’un Bruegel catholique alors qu’il montre des moines dans une telle situation. On est ici dans la nature, dans le corps, dans l’amusement, le fait de se prélasser… le contraire précisément de la doctrine catholique et des mœurs des moines.

A côté, on a une ferme et des enfants lançant des bâtons sur un coq. Toute la cruauté du rapport aux animaux est ici exposé de manière brute.

Un trait subtile est la partie à droite, avec une église, qu’on devine dans un endroit à la fois plutôt sauvage et en même temps plutôt idyllique, on ne sait trop. Si la partie gauche était des Pays-Bas, au sens strict, et pourrait aller avec la Belgique ensuite, celle à droite est pour le coup véritablement néerlandaise, bien ancrée dans les traditions germaniques. Cela préfigure le romantisme allemand.

Mais regardons la dimension littéralement géniale de la composition sur le plan dialectique. Il y a en effet deux parties, justement en liaison avec les arrières-plans.

Sur la droite, justement en adéquation avec l’église qu’on ne voit pas, on a le repos. Les travailleurs se reposent, les champs ont déjà été travaillés.

Dans la partie droite, tout est à la fois vide et rempli, les choses se regroupent par blocs, les espaces vides renforcent ces blocs.

Dans la partie gauche, on est dans des espaces remplis… mais vides. Et le travail prédomine.

Pour la petite liaison, alors qu’un arbre sépare les deux parties, on un a paysan qui travaille à droite, et un paysan qui dort, à gauche.

C’est là qu’on s’aperçoit que l’ouverture sur la gauche, en profondeur, agit dialectiquement de manière formidable avec le reste. La partie « repos » est appuyée par la partie travail au sens strict, elle-même adossée à l’arrière-plan.

C’est à la fois simple et très impressionnant.

L’attention portée par Bruegel au typique montre qu’il aimait les gens, qu’il respectait leur travail, qu’il en voyait le sens réel.

C’est la raison pour laquelle on a imaginé un Bruegel « paysan », afin de neutraliser la figure éminente du réalisme qu’il représente.

On a des choses typiques dans des situations typiques. Les attitudes, les postures, les gestes, les habits… c’est un portrait.

Ce qui est également à noter, c’est la dimension simple des visages. C’est un choix, par ailleurs typique de la dimension populaire des Pays-Bas. Chacun s’insère dans l’ensemble, on est dans la vie collective.

C’est un parti-pris, où l’ensemble prime sur le particulier. Le peintre a voulu exprimer le contenu des psychologies, plutôt que de montrer formellement le visage de l’un ou de l’autre.

Il faudra attendre la bourgeoisie, bien ancrée, installée, avec des figures marquantes, pour que les Pays-Bas développent une peinture où les visages sont personnels, directement authentiques.

Bruegel est d’autant plus un peintre exprimant le peuple.

Un dernier à souligner est bien entendu la présence des vaches. Elles servent comme animaux de traits, ou bien paissent. Elles ne sont que des éléments secondaires du tableau.

Et pourtant, vu du 21e siècle, on sait comment, en réalité, l’utilisation massive des animaux, dans des conditions qui ont été celles qu’on connaît (et encore jusqu’à aujourd’hui), a un rôle historique de la plus haute importance.

C’est en ce sens que cette peinture comme portrait de son époque, d’une humanité dans la contradiction villes-campagnes, atteint une limite, qui en elle-même pose son propre renversement.

La question animale est révolutionnaire en soi à travers cette peinture, avec la ferme, les coqs et les vaches.

La moisson est une œuvre admirable du réalisme, un chef-d’œuvre immense.

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Le Combat de Carnaval et Carême

Nous sommes en 1559 et Bruegel peint Le Combat de Carnaval et Carême, une toile de 118 cm sur 164,5 cm, un chef-d’œuvre de dialectique, de liaison entre l’universel et le particulier, de reconnaissance de la dignité du réel.

On retrouve pas moins de 200 personnages dans le tableau, qui peuplent un affrontement symbolique, celui du Mardi gras, avec la fête qui annonce la rentrée dans le Carême de quarante jours. C’est le carnaval, autrefois appelé Carême-prenant.

À gauche, on a l’auberge, et devant elle le prince carnaval se tient sur un tonneau. Cette caricature de chevalier tient à la main, en guise d’épée, une broche à rôtisserie, traversant des viandes. Il est gros. À droite, on a l’église, et madame Carême se tient justement sur une chaise d’église. Elle tient une longue pelle à pain, sur laquelle se trouvent deux poissons. Elle est maigre.

La confrontation dialectique est évidente. Et ce n’est pas un dualisme, car le tableau est pétri dans la démarche idéologique de l’époque, qui façonne et se façonne dans le protestantisme. Il y a ainsi une liaison interne entre les « deux combattants ».

Le gros « chevalier » est accompagné d’adultes, dont le manque de sérieux dans la démarche est frappant. On est dans la fête sans considération pour le lendemain. Ce sont par contre des enfants, symbole d’innocence et d’avenir, qui sont auprès de madame carême.

Et tout un environnement est construit autour des deux personnages. Dans la partie du carnaval, c’est la joie et la nourriture est omniprésente ; il y a des déguisements et de l’agitation. Dans la partie du carême, le sérieux et la gravité prédominent.

Pour renforcer l’affrontement dialectique, ce contraste se déroule de manière double. Il a lieu au premier plan, d’une part, mais également à l’arrière-plan, d’autre part.

Ce n’est pas tout et c’est là où les choses se compliquent avec Bruegel. Chaque espace est occupé par différents intervenants, au sens où chacun a un rôle bien déterminé et s’insère dans une action concrète. Cette action est typique de l’époque, de la société de l’époque.

Seulement voilà : elle se pose en interaction avec celui qui regarde le tableau. Cela implique qu’un tel foisonnement vise à avoir un impact sur l’intellect de l’observateur, cela exige de lui un effort d’observation et de compréhension.

De notre point de vue, où l’on attend une certaine clarté, cela apparaît comme beaucoup trop chargé. Cela fait exactement le même effet qu’un ouvrage du 16e siècle à un Français du siècle d’après.

C’est qu’il y a chez Bruegel deux niveaux : le général et le particulier, et les deux s’équilibrent. D’un côté, il y a le foisonnement particulier, bruyant et brouillon, du moyen-âge. De l’autre, une vue d’ensemble, le dépassement rationnel du moyen-âge.

On trouve exactement la même chose chez Cervantès avec Don Quichotte (1605), avec le théâtre de Shakespeare (1564-1616), avec les Essais de Montaigne (1580), ainsi que dans la Divine Comédie de Dante, qui date quant à elle du début du 14e siècle.

Bruegel est ainsi un peintre majeur, car il témoigne de la capacité à formuler une peinture complète par le dépassement des éléments séparés. Naturellement, le souci est qu’il s’arrache au foisonnement médiéval, ce qui ne facilite pas la compréhension.

Un excellent exemple de cela est ce qui se déroule à l’arrière-plan.

Il y a tout au fond un bûcher, autour duquel sont amassés des villageois. C’est une référence aux bûchers de la Saint-Jean, un prolongement culturel de la fête païenne du solstice d’été. À gauche du bûcher, on a trois personnages en pleine lumière, ce qui est une référence aux rois mages. La porte est d’ailleurs ouverte : ils viennent rendre visite.

Le petit cortège qui vient vers le centre du tableau est constitué de lépreux, dont la procession avait traditionnellement lieu le second lundi de janvier. Une femme verse d’ailleurs de l’eau à l’un d’eux, alors que juste à côté un enfant boit sur un tonneau… Il fête son élection comme roi des enfants du carnaval, qui a eu lieu le jeudi avant le mardi du carnaval.

Tout cela est savamment construit, c’est très intéressant. Cependant, il faut une certaine attention et une certaine érudition pour bien appréhender cela, en plus même d’être simplement du pays à l’époque de Bruegel. Ce qui sauve pourtant la démarche de Bruegel, c’est la charge populaire.

C’est le peuple qui est montré dans sa réalité, dans son travail, ses joies et ses peines. Bruegel exprime, en ce sens, la charge démocratique des villes naissantes du capitalisme, la charge démocratique du protestantisme qui reconnaît une valeur en soi à chacun.

Les charges populaires et religieuses se mélangent d’ailleurs de manière très nette. Une procession sort de l’église, à la fin de la messe de Pâques, avec des gens drapés de noir, mais celui sur le rebord de la fenêtre regarde ailleurs et la femme qui repeint la maison ne se retourne pas. Une femme femme est pareillement très prise devant la porte de la même maison. C’est en fait le grand ménage de printemps.

Cela ne dérange pas non plus les deux groupes de trois personnes s’activant à des jeux devant l’église. Il y a le peuple, qui est une chose, l’église qui en est une autre. Les deux se confondent – c’est là l’arrière-plan historique du protestantisme.

Mais le protestantisme n’a pas encore gagné, et dans cet entre-deux Bruegel prend une posture associant le peuple et la religion, avec ingéniosité. Plus il ajoute, plus il renforce l’ensemble, et l’ensemble forme une ossature à toutes les petites scènes. C’est cela, la peinture de Bruegel.

Il y a d’innombrables débats du côté des historiens et des critiques d’art pour savoir s’il y avait une critique du peuple ou de la religion dans l’approche de Bruegel. C’est là une conception bourgeoise qui ne comprend pas le contexte historique.

Il est évident que Bruegel ne peut arriver à présenter tant le peuple que la religion que parce qu’il s’identifie à l’un et à l’autre. Et cela correspond à l’exigence protestante pour qui le peuple et la religion ne sont qu’une seule et même chose, tout comme la morale religieuse et l’État ne doivent être qu’une seule chose, la société elle-même.

Si l’on porte son attention sur le côté droit du tableau, de manière subtile, on a une ligne formée par les gens sortant de l’église, établissant un prolongement de celle-ci et permettant une cohérence dans l’organisation spatiale.

On a uniquement des femmes et elles tiennent toutes des rameaux. C’est une référence au dimanche qui précède Pâques, où l’on fête l’entrée de Jésus à Jérusalem, qui sera suivi de la Passion du Christ et de sa résurrection justement célébrée à Pâques.

Dans l’église justement, en référence à la période de la semaine sainte où on fait pénitence en raison de la Passion, les statuettes sont recouvertes d’un voile, alors qu’on peut voir au sol ce qui semble être des reliques sorties pour l’occasion.

On peut également voir un prêtre qui s’adresse à plusieurs personnes, d’un air contrit et inspiré en même temps.

À l’entrée, on a deux personnes laïques liées à l’église, en charge de la bonne tenue de ce qui se passe, sans doute avec une relique sur la table à gauche, ou de la vente de chapelets.

C’est une scène très vivante, où l’esprit est représenté de manière concrète, parlante. La dimension typique est réussie.

De manière notable, les femmes qui portent des rameaux, les enfants devant eux et madame Carême ont une croix sur le front, faite de cendres. On trace cette croix le mercredi du Carême, dit le mercredi des cendres, au lendemain du carnaval. C’est le premier des quarante jours de pénitence.

Il y a une contradiction entre les cendres et les rameaux, marquant le début et la fin d’une période, mais il faut savoir que les cendres sont faites avec les rameaux de l’année précédente.

Et que peut-on voir justement tout en haut du tableau ? Que, à gauche, les arbres pour beaucoup masqués, sont secs, alors qu’à droite ils sont verts.

On a ici une dialectique de la vie et de la mort, à travers le Christ permettant la résurrection. C’est pour cela que le défilé des rameaux débouche sur des scènes de charité. Les misérables interpellent ceux qui se portent bien et il leur est donné (suivant le principe « Demandez, et l’on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve, et l’on ouvre à celui qui frappe. »).

Pour contrebalancer cette dimension dramatique, dans l’auberge exactement de l’autre côté, on a trois scènes cocasses. On parle de gens qui devraient justement voir les scènes de charité, mais ils ne le peuvent pas.

Un couple s’embrasse, les yeux dans les yeux, un enfant est trop petit pour voir par la fenêtre. Au milieu d’eux, un homme vomit, se vidant autant que sa cornemuse posé sur le rebord, vidé de son air.

L’humour, les facéties… sont bien quelque chose de populaire et Bruegel les assume entièrement.

D’ailleurs, les enfants célébrant le roi des enfants du carnaval ont quelqu’un juste au-dessus d’eux qui leur vide un seau d’eau… Tout dans les détails de Bruegel a un écho, en fait.

Il y a une virtuosité dialectique qui profite de l’interaction entre le peuple et la religion, par le protestantisme.

Cela est bien entendu incompréhensible pour des gens qui ont une incompréhension fondamentale de ce qu’est le protestantisme, le voyant comme sec, étouffant, obscur, etc.

Le catholicisme a mené ici une propagande absolument titanesque, étant donné qu’il en allait de sa survie.

La peinture de Bruegel est, dans les faits, la meilleure introduction au protestantisme comme émergence de la conscience raisonnée dans les villes, à travers une dimension populaire et en accompagnement du capitalisme qui s’élance.

Mais voyons justement un exemple de la complexité de l’humanité nouvelle qui se développe. Si on observe le tableau, on se doit d’être frappé par la présence massive des formes rondes et rectangulaires.

Il ne s’agit pas ici d’en faite une loi formelle, néanmoins on peut voir qu’il y a un dispositif de ces formes afin d’encadrer et d’harmoniser en même temps la présence de tellement de personnages. Il y a ici un véritable choix synthétique.

Il faut, sur le plan du développement de la société, avoir passé un vrai cap pour être capable de construire une telle chose.

Surtout tout en étant capable de s’attarder aux détails, comme avec ce faux cul-de-jatte. Son corps est bien trop épais par rapport à sa main et ses jambes. Il a en fait savamment replié ses membres, et le singe tapi au fond de la hotte de la femme derrière lui est là pour valider l’hypothèse.

Cette combinaison d’une construction à haut niveau et d’élaborations à bas niveau fait de Bruegel un grand maître, un titan de son époque.

Il porte le nouveau avec subtilité, il présente un mouvement général en respectant le particulier. Et cela n’était possible qu’à travers le protestantisme.

La valorisation du travail des poissonnières, posé en parallèle au carême où il y avait justement cette prescription alimentaire, est de caractère absolument démocratique.

Elle souligne la nature de la charge révolutionnaire que représente le protestantisme, parti de Bohème pour aboutir en Allemagne et ensuite en France, se développant aux Pays-Bas, en Angleterre.

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Bruegel, peintre du peuple des villes

Pieter Bruegel l’Ancien (1525 ? – 1569) est un peintre néerlandais dont certaines œuvres sont extrêmement connues. Il a vécu aux Pays-Bas au moment où le capitalisme s’y développait de manière majeure, les villes faisant craqueler et céder le moyen-âge totalement dépassé.

Pour preuve, le protestantisme se lançait à l’assaut du catholicisme, porté par les meilleures forces vives. Et c’est ce même protestantisme qu’on retrouve comme substance des peintures de Bruegel, avec un jeu de la raison, un appel à la morale, un regard matérialiste, une démarche populaire-urbaine.


La Danse des paysans

Bien entendu, le contexte de la domination espagnole jouait particulièrement, alors qu’on est à la période où le protestantisme s’élance seulement. En apparence, Bruegel est ainsi un bon catholique.

La ville où il habite, Anvers, est la capitale du capitalisme, il y a déjà le protestantisme de présent, avec de nombreuses variantes, mais lui n’en relève officiellement pas : il est catholique.

Il est d’ailleurs enterré dans la même cathédrale où il s’était marié, à Bruxelles. Et il a travaillé pour des notables catholiques, tels Niclaes Jongelick, un collecteur d’impôts, et Antoine Perrenot de Granvelle, un cardinal.

Il est justement, dans cette perspective catholique, présenté, comme un simple paysan, qui a eu l’audace et le génie de peindre la société de son époque, avec un regard naïf et religieusement sincère.

Les Proverbes flamands

La réalité est bien différente. Bruegel a participé en tant qu’apprenti à la constitution d’un retable à Mechelen en 1550/1551, mais il n’a jamais réitéré l’entreprise, se cantonnant dans la peinture d’œuvres destinées à la sphère privée. Et cela malgré le fait que de 1552 à 1554, Bruegel ait voyagé en Italie, et qu’il a donc tout à fait connu les églises catholiques et leur ornementation.

Il n’y a pas seulement un refus de participer à une décoration religieuse qui est typique du protestantisme. Dans ses œuvres, on ne trouve, de la même manière, nulle part de référence à l’Eucharistie, qui est pourtant la clef du dogme catholique.

Il n’y a pas non plus de mise en valeur de la Vierge Marie, autre figure incontournable de toute approche catholique. Quand elle est représentée, elle est tout sauf en gloire. C’est là quelque chose de très important, c’est un marqueur indéniable.

Bruegel s’est, dans les faits, désengagé du catholicisme. Il est ici fort dommage qu’on ne sache pratiquement rien de sa vie privée, car il a nécessairement dû être très difficile pour lui d’agir sans éveiller trop de soupçons ou de confrontations, avec des œuvres clairement engagées en faveur des Pays-Bas contre l’Espagne catholique.

On sait seulement sur lui, grosso modo, que :

« c’était un homme tranquille, sage, et discret ; mais en compagnie, il était amusant et il aimait faire peur aux gens ou à ses apprentis avec des histoires de fantômes et mille autres diableries (…) .

En compagnie de son ami [joaillier à Anvers] Franckert , il aimait aller visiter les paysans, à l’occasion de mariages ou de foires (…).

Il dessinait avec une extraordinaire conviction et maîtrisait particulièrement bien le dessin à la plume ».

(Van Mander 1604, Het Schilder Boeck)

Qui plus est, on ne possède désormais qu’une quarantaine d’œuvres de Bruegel, soit sans doute autour de 1 % de sa production (en comptant les peintures, les dessins, les gravures…), lui qui fut actif à Anvers (avec la maison marchande de l’artiste Hieronymus Cock), puis à Bruxelles à partir de 1563. Il s’éteint dans cette ville en 1569.

Bruegel atteignit une grande renommée de son vivant ; après sa mort, on a notamment l’empereur du Saint-Empire Rodolphe II qui s’intéressa particulièrement à ses œuvres.

Rodolphe II a d’ailleurs récupéré les œuvres de Bruegel possédé par le cardinal Antoine Perrenot de Granvelle, en faisant pression sur son neveu qui avait hérité de lui.

Antoine Perrenot de Granvelle avair été une éminente figure politique européenne, et l’un des plus grand collectionneurs d’art de son temps.

L’intérêt des Habsbourg pour Bruegel ne doit pas surprendre : cette famille impériale appuyait un catholicisme violent, mais leur ligne était vraiment louvoyante selon les empereurs et les nécessités du moment ; qui plus est, chaque empereur avait plus ou moins ses passions et ses lubies, ainsi qu’un goût prononcé pour les arts et les sciences.

Il est d’autant plus dommage de ne pas avoir un aperçu concret des activités de Bruegel (dont voici une représentation du peintre et de l’acheteur).

Ses œuvres, cependant, portent une substance tout à fait claire : celle des Pays-Bas qui se tournent vers le protestantisme à travers les villes du capitalisme, et qui affrontent l’Espagne catholique.

Comme on est ici avant la scission entre les Pays-Bas (s’arrachant à l’Espagne) et la Belgique (qui reste dans le giron catholique), Bruegel porte des valeurs nationales valables pour ces deux nations, avant leur processus de séparation générale.

Si tendanciellement, Bruegel porte bien sûr davantage une charge néerlandaise en raison du protestantisme, de sa dimension positive sur le plan de la lutte des classes, il y a des traits qu’on devine comme belge. C’est qu’on est là dans un vrai nexus historique, un affrontement d’une immense portée, un choc complet entre l’ancien et le nouveau.

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