Dostoïevski, Hegel et Don Quichotte comme rêveur forcené

Dostoïevski a interprété Don Quichotte dans la veine de Calderon, prenant au pied de la lettre l’angoisse désespérée espagnole, qu’il ne relie pas à la question de la place dans le monde.

Voici ce qu’il écrit à ce sujet.

« LE MENSONGE SE SAUVE PAR UN MENSONGE

‘‘Un jour Don Quichotte, le chevalier si connu, le plus magnanime chevalier qui ait jamais existé, vagabondant avec son fidèle valet d’armes Sancho, eut un accès de perplexité. Il avait lu que ses prédécesseurs des temps anciens, Amadis de Gaule, par exemple, avaient eu parfois à combattre des années entières des cent mille soldats envoyés contre eux par les puissances des ténèbres ou de magiciens.

Ordinairement, un chevalier qui rencontrait une pareille armée de réprouvés tirait son glaive, appelait à son secours spirituel le nom de sa Dame et se jetait seul au milieu des ennemis qu’il exterminerait jusqu’au dernier.

Tout cela était fort clair ; mais ce jour-là, Don Quichotte demeura pensif. Comment voulait-on qu’un chevalier, si fort et si vaillant qu’il fut, exterminât cent mille adversaires en un seul combat de vingt-quatre heures ? Pour tuer chaque homme, il faut du temps ; pour en tuer cent mille, il faut un temps immense. Comment tout cela pouvait-il se passer ?

— Je suis sorti de ma perplexité, ami Sancho, dit à la fin Don Quichotte ; ces armées étaient diaboliques, partant imaginaire ; les hommes qui les composaient n’étaient qu’une création de la magie, leurs corps ne ressemblaient pas aux nôtres ; ils avaient plus d’analogie avec ceux des mollusques, des vers ou des araignées.

Si bien que le glaive des chevaliers les tranchait d’un seul coup, sans rencontrer plus de résistance que dans l’air. Et s’il en était ainsi, on pouvait tuer trois, quatre ou même dix de ces guerriers d’une seule estocade. C’est comme cela qu’il était facile de se défaire, en quelques heures, d’armées de ce genre.’’

En ceci, l’auteur de Don Quichotte, grand poète et profond observateur du cœur humain, a compris l’un des côtés les plus mystérieux de nos esprits. On n’écrit plus de livres pareils !

Vous verrez dans Don Quichotte les plus secrets arcanes de l’âme humaine révélés à chaque page. Remarquez que ce Sancho, le valet d’armes, est la personnification du bon sens, de la prudence, de la ruse, et qu’il est pourtant devenu le compagnon de l’homme le plus fou du monde ; lui précisément et nul autre !

À chaque instant, il trompe son maître, le trompe comme un petit enfant, mais en même temps il est plein d’admiration pour la grandeur de son cœur et croit réels tous ses rêves fantastiques ; il ne doute pas une minute que son maître n’arrive à lui conquérir une île.

Il est bien à désirer que notre jeunesse prenne une sérieuse connaissance des grandes œuvres de la littérature universelle.

Je ne sais pas ce que l’on apprend aujourd’hui aux jeunes gens en fait de littérature, mais l’étude de ce Don Quichotte, l’un des livres les plus géniaux et aussi les plus tristes qu’ait produit le génie humain, est fort capable d’élever l’esprit d’un adolescent.

Il y verra, entre autres choses, que les plus belles qualités de l’homme peuvent devenir inutiles, exciter la risée de l’humanité, si celui qui les possède ne sait pas pénétrer le sens véritable des choses et trouver la « parole nouvelle » qu’il doit prononcer…

D’ailleurs, je n’ai voulu dire qu’une chose, à savoir que l’homme qui a fait les rêves les plus fous, les plus fantastiques, en arrive tout à coup au doute et à la perplexité. Toute sa foi est partie, et ce n’est pas parce que l’absurdité de sa folie lui est révélée, mais bien parce qu’une circonstance secondaire l’éclaire momentanément.

Cet homme aux idées de l’autre monde éprouve subitement la nostalgie du réel. Si des livres qu’il vénère comme véridiques l’ont trompé une fois, ils peuvent le décevoir toujours ; tout en eux peut n’être que mensonge.

Comment revenir à la vérité ?

Il croit y revenir en imaginant une absurdité beaucoup plus forte que la première. Les centaines de mille hommes évoqués par des magiciens auront des corps de mollusques, et l’épée du bon chevalier ira dix fois plus vite en besogne. Son besoin de ressemblance sera satisfait. Il aura le droit de croire au premier rêve grâce à un second beaucoup plus ridicule.

Interrogez-vous vous-même et voyez si la même chose ne vous est pas arrivée cent fois.

Vous avez été épris d’une idée, d’un projet, d’une femme ? Eh bien, qu’un doute vous soit venu ?

Vous aurez eu soin de vous créer une illusion plus menteuse que la première, qui vous aura permis de continuer à être épris et de vous débarrasser du doute. »

Hegel, comme Tourgueniev après lui, a par contre compris qu’à travers son ridicule, il y a un positionnement qui est valorisé. C’est justement cela la clef pour comprendre l’esprit national espagnol, avec sa raideur et sa mobilité.

« Si la manière de l’Arioste [poète italien de la Renaissance] est celle du conte, l’œuvre de Cervantès tient davantage du roman.

Don Quichotte est une noble nature ; la chevalerie l’a rendu fou, parce qu’avec son caractère aventureux, il se trouve placé au milieu d’une société organisée, où tout est réglé.

C’est ce qui fournit la contradiction comique d’un monde régulièrement constitué et d’une âme isolée qui veut créer cet ordre régulier par la chevalerie, quand celle-ci ne pourrait que le renverser.

Mais, malgré cette plaisante aberration, Cervantès a fait de son héros un caractère naturellement noble, doué d’une foule de qualités de l’esprit et du cœur qui le rendent naïvement intéressant.

Don Quichotte est, malgré sa folie, parfaitement sûr de lui-même et de son but ; ou plutôt sa folie consiste dans cette conviction profonde et dans son idée fixe. Sans cette naïve sécurité, il ne serait pas un personnage réellement comique.

Cette imperturbable assurance dans la vérité de ses opinions est encore relevée d’une manière tout à fait grande et heureuse par les plus beaux traits de caractère.

Tout l’ouvrage n’en est pas moins une perpétuelle dérision de la chevalerie. Partout règne une véritable ironie, tandis que dans l’Arioste le récit de toutes ces aventures n’est qu’une plaisanterie frivole.

Mais, d’un autre côté, l’histoire de don Quichotte n’est que la trame dans laquelle s’entremêle toute une série de nouvelles vraiment romantiques.

L’institution que le roman détruit par le ridicule y conserve encore sa valeur et son importance. »

Lope de Vega et Pedro Calderón de la Barca

Il est absolument impossible de résumer la littérature du siècle d’or, pour deux raisons. Tout d’abord, c’est en raison du nombre d’oeuvres et d’auteurs. On sent qu’il y a un espace d’ouvert et nombre d’écrivains s’y précipitent.

Ensuite, on ne trouve pas d’unité formelle, la littérature étant comme une sorte de projection culturelle sur l’Espagne émergeant à la Reconquête. Comme le baroque, idéologie catholique, va prendre le dessus, c’est d’autant plus vrai.

La nation espagnole va payer très cher cette absence de cristallisation nationale, que connaît par opposition, par exemple, la France au 17e siècle. Quand on voit que c’est le Don Quichotte de Cervantès qui représente le roman national espagnol, on voit le problème : c’est trop dispersé, trop riche en directions multiples, sans cadre général posé uniformément.

Le même problème se pose avec l’oeuvre classique de l’époque, très difficile d’accès de par son éparpillement, qu’est El Criticón de Baltasar Gracián, publié au 17e siècle.

Vue de la ville de Saragosse, Juan Bautista Martínez del Mazo, 1647

Deux noms ressortent toutefois pour cerner le siècle d’or comme celui de l’émergence nationale espagnole, à rebours du baroque : Félix Lope de Vega Carpio (1562-1625) et Pedro Calderón de la Barca (1600-1681).

Cela ne veut pas dire qu’eux-mêmes n’aient pas été marqués par le baroque ou qu’ils ne s’y insèrent pas, parfois. Néanmoins, ces deux auteurs présentent des œuvres très vivantes, correspondant à la dynamique nationale.

On remarquera ici aussi la trajectoire parallèle des deux auteurs ; Lope de Vega a été marin dans l’invincible armada et terminera sa vie ecclésiastique (sans parvenir à obéir au principe de chasteté), alors que Pedro Calderón de la Barca a servi en Flandres et en Italie notamment, avant de finir prêtre.

Lope de Vega

Lope de Vega est un auteur prolixe, avec autour de 1800 pièces de théâtre (dont plus de 100 écrits en 24 heures), 400 drames religieux, 5 romans, 4 nouvelles, 9 épopées, 3 000 sonnets. Sa posture est classiquement espagnole ici : la dignité, l’honneur, l’amour, le pays, la religion.

On doit penser ici à la définition du style « la cape et l’épée » et, en fait, pour comprendre ce théâtre, il suffit de se tourner vers Corneille, car son théâtre est véritablement espagnol plus que français, surtout quand il est capable de mêler le comique et le tragique. On notera ici que Le menteur de Corneille puise notamment à un grand classique du siècle d’or, La verdad sospechosa (La vérité suspecte) de Juan Ruiz de Alarcón.

Avec Lope de Vega, on est donc dans les intrigues s’entremêlant, les détours et les rebondissements. On devine le caractère espagnol, à la fois raide et mobile, où les actions priment en raison de postures.

On notera également l’apport du personnage du type « gracioso », facétieux, qui accompagne le héros, ainsi que la remise en cause de la règle des trois unités (de temps, de lieu, d’action). Comme on s’en doute, le théâtre espagnol ne se fonde pas sur le théâtre grec ou romain ; il puise véritablement, comme tout l’art du siècle d’or, dans le parcours bien spécifique lié à la Reconquête.

Dans La viuda valenciana (La veuve de Valence), la veuve rencontre un nouvel amour tout en étant masquée ; dans El perro del hortelano (Le Chien du jardinier), la femme ne veut pas avouer son amour tout en refusant de le laisser partir (tel le chien du jardinier qui ne mange pas les choux et ne les laisse pas manger).

Dans Los Locos de Valencia (Les fous de Valence), un homme se fait passer pour un philosophe dérangé après un duel ayant mal fini, et des péripéties aboutissent à des histoires d’amour. El anzuelo de Fenisa (Le crochet de Fenisa) traite de l’échec d’une courtisane face à un couple amoureux.

Plus brutale sont d’autres pièces, plus marquantes, aussi. Dans Peribáñez y el Comendador de Ocaña (Peribáñez et le Commandant de Ocaña), le paysan Peribáñez doit tuer un commandant cherchant à violer sa femme ; il est pardonné par le roi.

Dans Fuenteovejuna, le village se révolte contre le commandant de la forteresse qui les maltraite. Le commandant tué, les villageois sont tous torturés, hommes, femmes, enfants, mais avouent sous la torture seulement que c’est Fuenteovejuna, soit le nom du village, qui l’a tué. Interrogé par le roi et la reine, la vérité est révélée et il leur est pardonné.

Dans El mejor alcalde, el rey (Le meilleur maire, le roi), une femme devant se marier à un hidalgo appauvri est enlevé et violé par un noble. Le roi, incognito, enquête et vient rétablir la justice, en mariant la femme à son violeur puis en exécutant celui-ci pour qu’elle puisse se marier à l’hidalgo.

Dans Castigo sin venganza (Punition sans vengeance), un noble voit son fils avoir une relation avec sa belle-mère ; il ligote cette dernière et fait en sorte que son fils la tue en prétextant que c’est un comploteur. Puis, le fils et exécuté.

Lope de Vega eut une reconnaissance nationale à sa mort, et c’est Pedro Calderón de la Barca qui en prit directement le relais. Son théâtre, plus avancé, fit qu’il obtint une renommée immense et une reconnaissance complète de la Cour ; la capacité d’expression imagée de Calderon a eu un impact très important sur la littérature mondiale, notamment en Angleterre et en Allemagne.

Dans El médico de su honra (Le médecin de son honneur), on est dans une folie meurtrière masculine pour des questions d’honneur, avec les femmes victimes. La fin est un monument patriarcal :

« – le roi.
Je dis que vous fassiez nettoyer la porte de votre maison, car on y voit empreinte une main ensanglantée.

– don gutierre.
Sire, ceux qui exercent un office public ont coutume de placer au-dessus de leur porte un écu à leurs armes. Mon office à moi, c’est l’honneur. Et c’est pourquoi j’ai mis au-dessus de ma porte ma main baignée dans le sang, parce que l’honneur, sire, ne se lave qu’avec du sang.

– le roi.
Donnez donc votre main à Léonor ; je sais qu’elle en est digne.

– don gutierre.
J’obéis. — Mais considérez bien qu’elle est tachée de sang, Léonor.

– doña léonor.
Peu m’importe, je n’en suis ni étonnée ni effrayée.

– don gutierre.
Considérez, Léonor, que j’ai été le médecin de mon honneur, et que je n’ai pas oublié ma science.

– doña léonor.
Avec elle vous guérirez ma vie, si elle devient mauvaise.

– don gutierre.
À cette condition, voilà ma main.

– tous les personnages.
Ainsi finit le Médecin de son honneur. Pardonnez-en les nombreuses imperfections. »

Deux autres œuvres racontent comment un mari tue sa femme : El pintor de su deshonra (Le peintre de son déshonneur) et A secreto agravio, secreta venganza (À insulte secrète, vengeance secrète).

L’Alcade de Zalamea (Le maire de Zalamea) est pareillement extrêmement violent et patriarcal ; le nouveau maire d’une ville condamne à mort le violeur de sa fille, qui termine dans un couvent, avec le roi intervenant.

C’est un prétexte pour valoriser l’alcade face aux chefs de guerre et à leurs soldats aux comportements criminels. L’alcade suit en effet la loi, et donc le roi, qu’il a représenté comme il est dit dans la pièce, car désormais il y a une seule justice, dans un pays unifié :

« Le Roi : Comment avez-vous osé ?

Crespo : Vous avez dit que cette sentence avait été rendue selon les règles.

Le Roi : Le conseil de guerre n’aurait pas été capable d’exécuter cette sentence ? Crespo : Toute votre justice ne forme qu’un seul et même corps. S’il possédait plusieurs mains, il n’y aurait pas un même acte où une seule main condamne et exécute… »

Dans El principe constante (Le prince constant), un prince emprisonné par les musulmans se sacrifie pour protéger une ville catholique, ce qui est bien entendu tout à fait conforme à l’idéologie dominante.

Pedro Calderón de la Barca

Son œuvre majeure est à la croisée de l’esprit national espagnol et du baroque. Dans La vida es sueño (La vie est un songe), l’intrigue est compliquée à souhait mais d’une grande cohérence, avec un jeune prince enfermé, qui se réveille roi du jour au lendemain et croit qu’il avait rêvé auparavant, pour redevenir emprisonné et pensé avoir rêvé de son statut de roi. Il finira vraiment roi.

Ce passage très révélateur de l’angoisse espagnole, qu’il faut par contre absolument mettre en relation avec la question de la dignité, de sa place dans le monde qui doit être stable à travers le caractère instable de ce monde justement.

Il ne s’agit pas de baroque « pur » et d’ailleurs ce n’est pas au sens strict une pièce à caractère religieux.

« Dans ce monde, en conclusion, chacun rêve ce qu’il est, sans que personne s’en rende compte. Moi, je rêve que je suis ici, chargé de fers, et j’ai rêvé que je me voyais dans une autre condition plus flatteuse.
Qu’est ce que la vie ? – une fureur. Qu’est ce que la vie ? – Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de choses, car toutes la vie est un songe, et les songes mêmes ne sont que songes. »

Une pièce a inversement une portée didactique de type religieux : El gran teatro del mundo (Le grand théâtre du monde), avec une mise en abîme où des acteurs découvrent leur rôle dans la vie (le roi, la beauté, le paysan, la vie, la sagesse, le riche, le pauvre), avant de devoir l’abandonner, nu.

C’est une pièce en un seul acte, qui relève en fait des « auto sacramentales », des pièces courtes ayant une portée religieuse et utilisant des allégories. Elles auront une immense importance en Espagne, néanmoins cela relève de la question du baroque au sens strict.

Le troisième grand dramaturge espagnol de l’époque, Tirso de Molina (1579-1648), se place dans cette perspective plus directement, mêlant les genres et poussant les complications au maximum. Lui-même fut toute sa vie un religieux, qui écrivit de très nombreux autosacramentales.

Il fut réprimé par l’Église en raison de sa trop grande production d’oeuvres non religieuses, dont l’une d’elle, El burlador de Sevilla y convidado de piedra (Le moqueur de Séville et l’invité de pierre) inaugure le personnage de Don Juan.

Le réalisme de Diego Vélasquez

La folie furieuse du fanatisme catholique contraste terriblement avec le réalisme de la peinture de Diego Vélasquez. On comprend qu’il ait été facile pour la réaction de s’accorder une légitimité en Espagne, en prétendant que les avancées du siècle d’or n’allaient pas sans la démarche impériale et catholique.

L’histoire de l’Espagne exige de saisir le double caractère des tendances historiques, ainsi que le développement inégal, car Diego Vélasquez vient de Séville, la plus peuplées des villes espagnoles alors, qui a le monopole commercial avec le nouveau monde.

De fait, quel rapport y a-t-il sur le plan des valeurs entre une peinture comme Le Porteur d’eau de Séville et le fanatisme catholique allié à l’expansionnisme impérial ?

Le réalisme est porté par le peuple, par une réalité en développement, par une plus grande complexité des idées, de la sensibilité, des sentiments, des émotions, de la capacité à représenter.

Et le peuple est en pleine évolution avec la fin de la Reconquête, avec une vague d’unification, d’apports de progrès, de fin de la guerre, de législation unifiée, de valeurs morales systématisées, même si sous l’égide du catholicisme.

Ce dont on parle, c’est en fait du progrès des villes, qui s’arrachent au moyen-âge et à ses campagnes arriérées. La culture connaît une avancée majeure, les forces productives connaissent un saut.

Diego Vélasquez est extrêmement connu comme peintre, et il représente indéniablement l’esprit national espagnol. Il est en capacité de présenter des scènes, de les séparer du cadre général pour les poser dans leur substance.

Et cette substance est vue par le prisme espagnol, avec la contradiction entre la raideur et la mobilité, comme ici avec la Vieille faisant frire des œufs.

L’esprit espagnol ne se veut pas tant grave que digne, et derrière l’orgueil apparent il y a une forme de fierté de celui qui se sait à sa place.

Voici La Cène d’Emmaüs, un autre exemple de « prise sur le fait », de moment finalement typique à un moment typique, conforme au réalisme.

La peinture de Diego Vélasquez est très diverse, depuis la représentation des personnes importantes de la Cour et de leur environnement direct, comme ici avec Le Bouffon Calabacillas, jusqu’à des peintures religieuses ou bien réalistes.

C’est la force et la faiblesse du siècle d’or, qui est capable de partir dans des directions très diverses. C’est cela qui a fait la force du baroque, cette forme de représentation directement formulée par le catholicisme au moyen du Concile de Trente.

L’Espagne elle-même se perdra dans ce fourmillement, en ne parvenant pas à une émergence nationale unifiée complète.

C’est malheureusement aussi pour cela que la bourgeoisie éprouve une réelle fascination pour la peinture espagnole, malgré son caractère très inégal. C’est qu’il y a justement une certaine faiblesse, il n’y a pas la formidable charge qu’on a dans la peinture réaliste des Pays-Bas.

On reste dans une affirmation sous la forme d’un dérapage contrôlé, encadré, ce qui est très conforme à l’esprit catholique et étranger au protestantisme dont le souci de la vie intérieure pousse immanquablement au romantisme.

Le portrait de Marie-Anne d’Autriche est à ce titre un chef d’oeuvre, car s’il y a une vraie raideur, ce n’est pas formel pour autant, le visage semble mobile ou prêt à l’être ; on pourrait penser qu’il va y avoir une mise en mouvement.

C’est l’apport espagnol que de proposer une attitude digne, mais active, ce qui est une puissante contradiction, qui est capable de porter une culture d’envergure.

De par la réelle attention donnée à la dignité, on peut dire que la peinture espagnol, conformément à la culture nationale espagnole et dans ce cadre, transporte une réelle conviction.

C’est comme avec Don Quichotte, ou ce portrait du sculpteur Juan Martínez Montañés : peu importe la valeur de ce qu’on est, on est dans ce moment de manière entière, pleine, ce qui est déjà beaucoup.

On connaît la fameuse angoisse espagnole, le questionnement existentiel qu’on retrouve en Espagne : c’est précisément dans ce rapport à la dignité qu’il faut comprendre cela. L’apport de la culture espagnole du siècle d’or, c’est le soulignement de la question de sa place.

Peu importe si dans l’ensemble, dans le cadre général, cela ne fonctionne pas, car le monde est trop changeant, trop incompréhensible. Il faut au moins être là, à sa place, et s’y poser dignement.

La littérature espagnole se fonde le plus directement sur cette vision du monde, véritablement propre à l’Espagne par l’intermédiaire du siècle d’or qui lui donne naissance comme nation.

La limpieza de sangre et l’Inquisition

La limpieza de sangre, c’est la « pureté du sang ». C’est une conception qui a prévalu en Espagne à la suite de la Reconquista, pour mettre de côté les juifs et les musulmans, et même, tels des castes honnies, les juifs et musulmans convertis au catholicisme.

La monarchie s’est tenue à l’écart de cette conception ; par contre, tant les institutions (municipalités, universités, corporations…) que l’Église l’a utilisé de manière systématique, ne recrutant que des « vieux chrétiens » à la suite d’une enquête se voulant la plus approfondie possible.

Cette tendance à l’écrasement des communautés juive et musulmane se fit de plus en plus prégnante au fur et à mesure que la reconquête allait triomphante. Le premier coup de semonce fut l’immense vague de massacres anti-juifs en 1391, dans tout le pays (Séville puis les autres villes : Cordoue, Tolède, Ciudad Real, Burgos, Madrid, Barcelone, Valence, Majorque, Lérida, etc.).

Les Juifs avaient été utilisés comme collecteurs d’impôts par les musulmans et servaient d’usuriers chez les catholiques ; il y aurait beaucoup à dire sur l’utilisation d’une minorité comme support à l’économie pour un développement inégal (les Jaïns pour les Hindouistes, les Arméniens pour les Ottomans, etc.).

Une révolte fiscale détournée en massacre de juifs devenus chrétiens à Tolède en 1449 amena à l’affirmation de la « limpieza de sangre », par l’intermédiaire du texte Sentencia-Estatuto, où le fanatique Pedro Sarmiento exige d’interdire aux convertis tant des postes d’écclésiastiques, de fonctionnaires ou d’avoir une valeur juridique dans le cas d’un procès contre un « vieux chrétien ».

Tolède en 1570

En réponse, le pape Nicolas V exigea, par une bulle, que  « tous les convertis, présents ou futurs, Gentils ou Juifs, qui mènent une vie de bons Chrétiens, soient admis à tous les ministères et dignités, à porter témoignage et exercer toutes les charges au même titre que les vieux chrétiens ».

La tendance de fond était cependant irrépressible, avec d’innombrables massacres populaires de convertis (Séville, Burgos, Llerna, Jérez, Jaen, etc.) et on voit ici une contradiction entre la monarchie poussant coûte que coûte à trouver un moteur populaire « national » et la papauté cherchant à regarder les choses de manière théologique et pragmatique.

Trois mois après la prise de Grenade, Isabelle de Castille et Ferdinand II d’Aragon officialisèrent ainsi un décret dit de l’Alhambra, le 31 mars 1492, exigeant que les juifs se convertissent ou quittent le pays dans les quatre mois.

50 000 juifs environ acceptèrent de rester, 150 000 prenant le chemin de l’exil, en pratique dépouillés de leurs bien ; avec ces décisions, l’Espagne suit la France (1394) et l’Angleterre (1290).

Le motif principal de l’expulsion était que les juifs continueraient d’exercer une influence majeure sur les juifs convertis au catholicisme (se comptant par dizaines voire centaines de milliers), et que certains convertis pratiqueraient le judaïsme en secret (ce sont les « marranes »).

Séder secret en Espagne à l’époque de l’Inquisition, Moshe Maimon, 1893

Il y a ici trois moteurs : la volonté de la monarchie d’unifier le pays conquis, les visées massives d’appropriation des biens des convertis par la calomnie, la fuite en avant de juifs convertis devenus fanatiques.

Au 15e siècle, il y avait déjà eu cette démarche. On doit mentionner le très actif Yehosúa ben Yosef devenu Gerónimo de Santa Fe menant une grande propagande contre le Talmud (Tractatus Contra Perfidiam Judæorum; the other, De Judæis Erroribus ex Talmuth, organisation de la « disputation » de Tortosa, etc.).

Et il y avait également Shlomo Halevi devenu Paul de Burgos, archevêque très virulent prônant la ghettoïsation et la violence contre les juifs.

En fait, les juifs tendaient de fait à la conversion afin d’obtenir les mêmes droits, ou bien car ils avaient réussi leur carrière. Il faut mentionner ici Abraham Senior devenant à 81 ans Ferrad Perez Coronel en 1492, après toute une vie à être grand rabbin de Castille et un des grands financiers de la monarchie. Isaac Abravanel, lui-même un financier et une grande figure intellectuelle, prit par contre le chemin de l’exil.

Il y a également Bonafos Caballeria, devenu Micer Pedro, auteur de Zelus Christi Contra Judæos et Sarracenos, qui termina assassiné, alors que ses fils obtinrent des postes très importants dans la monarchie (vice-chancelier, conseiller, etc.).

L’Inquisition naît de cette situation, elle n’en est pas à l’origine, et son rapport à la limpieza de sangre est relativement incohérent ; elle fit avec, mais davantage comme une sorte de prétexte sociologique et culturel pour ses enquêtes et ses condamnations.

Condamnés par l’Inquisition, Eugenio Lucas Velázquez, 1862

C’est que son programme est purement religieux. Il tient à Fortalitium Fidei, écrit entre 1459 et 1461 par Alonso de Espina. Divisé en cinq parties, il présente une lecture théologique avant de longuement viser les hérétiques, les juifs, les musulmans et les démons. Surtout, il refuse de faire la différence entre juifs et juifs convertis au catholicisme.

On est dans une logique de pureté religieuse basculant dans le fanatisme, avec des tendances racialistes dans les moments les plus extrêmes.

Dès sa fondation, comme tribunal du Saint-Office de l’Inquisition, en 1478, avec Tomás de Torquemada à sa tête, l’Inquisition se posait uniquement comme religieuse. Elle se voulait la garante de la foi et de la pureté des rites, en dehors de toute influence juive ou musulmane, que cette influence soit voulue ou causée par la méconnaissances des convertis.

Tomás de Torquemada

Cependant, elle était un produit espagnol. Il faut bien saisir qu’elle fut mise en place à la demande Ferdinand II et d’Isabelle Ier .

Ainsi, sa dimension hyperactive, sa ligne de chauffer à blanc les mentalités, obéit à la logique unificatrice de la monarchie, et dans un cadre général où des tueries régulières visaient même les juifs convertis.

Autodafé de protestants en juin 1559 à Valladolid

L’un des grands épisodes consista en les arrestations, les tortures et les mises à mort (brûlé vif en place publique notamment) de Juifs convertis, à Saragosse, après l’assassinat du représentant de l’Inquisition en Aragon, Pedro de Arbués, en 1485.

Torture et mise à mort de Francisca Nuñez de Carabajal pour être marrane, en Nouvelle Espagne (le Mexique), 1596

Puis ce fut au tour des mudéjars, les musulmans encore en Espagne, d’être expulsés en l’absence de baptême, avec comme périodes de 1500 à 1502 en Castille, de 1515 à 1516 en Navarre, de 1523 à 1526 en Aragon.

La raison fut, comme pour les juifs sur les juifs convertis, l’influence des musulmans sur les convertis d’origine musulmane, à quoi il faut ajouter diverses révoltes particulièrement violentes profitant de la masse présente, notamment à Grenade, contre les conversions forcées, ainsi que des liens possibles avec l’empire ottoman.

Tour de l’église de San Salvador à Teruel, érigée au 14e siècole et exemple d’influence des mudéjars

Immanquablement, cette panique quant à un « ennemi intérieur », avec la hantise de sa liquidation, fait penser au massacre des Arméniens à la fin de l’empire ottoman.

Il y eut ensuite une tentative d’expulser les baptisés eux-mêmes, appelés morisques, en 1609-1610, mais la démarche n’aboutit qu’au départ d’environ la moitié d’entre eux (leur total étant d’entre 200 000 – 500 000 personnes).

La grande figure religieuse Juan de Ribera demanda même que les Morisques soient mis en esclavage au lieu d’être expulsés, ce qui fut refusé par le roi : cela montre bien l’escalade systématique existant à ce niveau.

Dans le roman Don Quichotte, il est parlé de cette expulsion et de son échec relatif, le narrateur prenant clairement partie pour les baptisés.

Le roman n’aborde cependant pas l’Inquisition, ce qu’on comprend : celle-ci était d’une cruauté absolue et d’un aveuglement forcené, arrêtant, confisquant, mettant en prison ou en esclavage, assassinant.

Une figure célèbre pour sa cruauté meurtrière fut Diego Rodriguez Lucero, inquisiteur de Cordoue de 1499 à 1507 (et surnommé « Lucero el Tenebroso », « El inspirado por Lucifer »). Néanmoins, la tendance générale du personnel religieux dirigeant, à l’instar de Francisco Jiménez de Cisneros, était ultra-volontariste et directement poussé par les « rois catholiques », à rebours même des instructions papales.

Autodafé sur la Plaza Mayor de Madrid, Francisco Ricci, 1683

Et c’est là un grand angle mort de la question espagnole. L’Inquisition a eu un écho mondial et a largement contribué à la « légende noire » noircissant l’Espagne. La conception de la limpieza de sangre n’a par contre jamais eu de résonance, alors qu’il est évident qu’une connaissance des faits aurait largement contribué à s’opposer aux succès nazis dans l’Allemagne des années 1930.

Mais il ne pouvait pas en être autrement, en raison de la nature contradictoire du siècle d’or, qui est une poussée en avant, avec un aspect terrible, sanglant, meurtrier, et une dimension unificatrice particulièrement marquée.

Les hidalgos en Espagne

Don Quichotte est un surnom pris par Alonso Quichano. Don est un titre de noblesse, qu’il s’accorde lui-même en se définissant comme chevalier errant. Normalement, il n’a pas le droit de l’employer, car il est seulement un « hidalgo » (de fijos d’algo, fils d’un bien).

Un hidalgo est un noble, mais d’une variété ayant moins de valeur que la noblesse elle-même. C’est que le parcours amenant à la reconquête sur les envahisseurs musulmans a été très tortueux. Il y eut également des batailles internes au camp espagnol, des affrontements avec le Portugal.

Un hidalgo au 16e siècle en Amérique

Dans ce cadre s’est formé une noblesse de privilège, devenant au bout de quelques générations une noblesse de sang en tant que tel. Le but était d’asseoir la base de soutien au roi et celui-ci n’hésita pas à réaliser une vraie avalanche d’anoblissement : au moment du siècle d’or, on doit considérer que les hidalgos sont 10 % de la population dans la région de la Castille, moins en Aragon, énormément plus dans les Asturies et la Cantabrie, ainsi qu’au Pays basque.

Le roi vendit même à un moment le statut d’hidalgo afin de renflouer ses caisses. Dans la pratique, être hidalgo signifiait ne pas payer d’impôt ni au niveau de l’État ni au niveau municipal, ne pas pouvoir être emprisonné pour dettes, ne pas pouvoir être torturé ni fouetté ni pendu ni envoyé aux galères, ne pas se voir enlever ses armes et son cheval.

Autrement dit, il y a eu un nombre important de hidalgos sans pour autant qu’ils relèvent d’une noblesse propriétaire terrienne réelle. Cela fut encore plus vrai lorsqu’on put devenir hidalgo en étant marié et en ayant beaucoup d’enfants.

Qui plus est, en raison de la dimension combattante-patriarcale de la naissance de ce statut, un hidalgo n’avait pas le droit de travailler. La figure de l’hidalgo exprime ici concrètement une expression du patriarcat tel qu’il a traversé la guerre de reconquête.

Année de reconquête des principales villes (wikipédia)

D’où les tentatives des hidalgos de parasiter l’État, en cherchant les charges et les distinctions. 1/3 de la population de Madrid relève à cette époque des hidalgos,1/4 de celle de Tolède, 15 % de celle de Séville.

Don Quichotte est le prototype de l’hidalgo, et on ne sera nullement étonné que tant Hernán Cortés, le chef de la conquête sur les Aztèques, que Francisco Pizarro, le chef de la conquête sur les Incas, étaient des hidalgos.

Le roman Don Quichotte est ainsi l’expression même de la décadence des hidalgos, qui socialement vont au fur et à mesure disparaître, coincés entre la véritable noblesse et le peuple. Cela produire un ressentiment dont l’un des grands marqueurs est la fuite en avant dans les conflits d’honneur.
Parallèlement émergea d’ailleurs le brigandage comme démarche systématisée, avec énormément de figures diverses et variées relevant de ce bandolerismo.

C’est ce phénomène social patriarcal, dans le prolongement de la Reconquête, qui est à l’origine de la profusion des romans de chevalerie, des romanceros qui sont des poèmes d’esprit chevaleresque, ainsi que des romans traitant des picaros qui sont des marginaux aventuriers. Ce sont les ouvrages du type Amadis de Gaule, Primaleón, Vie de Guzmán de Alfarache, Les Exploits d’Esplandian… dont on parle dans Don Quichotte.

Don Quichotte, hidalgo à qui les romans de chevalerie ont tourné la tête, une illustration du Français Gustave Doré au 19e siècle

Cette question des hidalgos comme réalité patriarcale est le grand angle mort de l’histoire espagnole. Il est évident pourtant que c’est une question essentielle, qui va jouer pendant des siècles : l’idéologie fasciste espagnole des années 1930 est l’aboutissement de toute une démarche historique partant des hidalgos.

Comme piste très intéressante de recherche, on peut se tourner vers le grand affrontement intellectuel, très connu dans le domaine espagnol et latino-américain, entre Américo Castro et Claudio Sánchez-Albornoz, deux Espagnols immensément érudits. Le premier s’exila aux États-Unis à la suite de la victoire franquiste ; le second fut ministre de la seconde République et président en exil de celle-ci entre 1962 et 1971.

Américo Castro a formulé sa grande thèse dans España en su historia en 1948, réédité avec quelques modifications quelques années plus tard sous le nom de La realidad histórica de España. Claudio Sanchez Albornoz lui répondit dans la foulée avec deux pavés de plus de 1400 pages reprenant pareillement l’histoire espagnole.

Américo Castro
Claudio Sanchez Albornoz

Américo Castro a une idée très simple à comprendre. Il dit : les Wisigoths n’étaient pas des Espagnols, et lorsque l’Espagne commence son histoire, c’est sous l’occupation musulmane. Il y a donc une influence massive de la part de l’Islam, mais également des Juifs présents dans le pays.

Parmi les exemples innombrables qu’il donne, celui qui est sans doute le plus parlant concerne les ordres militaires de Calatrava, Alcantara et Santiago. Il faut nommer ici également le quatrième grand ordre, l’ordre de Montesa, qui intégra également l’Ordre de Saint-Georges d’Alfama et qui se subordonna au premier.

Le premier doit justement son nom à la prise de la forteresse de Qal’at Rabah (« la forteresse de Rabah ») en Castille, tout comme le deuxième le doit à la forteresse d’El-Kantara (« Le pont ») en Estrémadure. Le troisième puise son nom chez Saint-Jacques, le patron de l’Espagne (d’où le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle).

Pedro de Barberana y Aparregui, chevalier de l’ordre Calatrava, peint par Diego Velázquez, 1631

Ces ordres étaient extrêmement rigoureux, les ordres de Calatrava et d’Alcantara en particulier reprenant les règles des Bénédictins, alors que celui de Santiago reprenait les règles de (Saint) Augustin.

Américo Castro s’appuie dessus pour dire que de tels ordres reprennent en pratique directement les structures militaires musulmanes. Il y a là quelque chose de très intéressant si on prend en effet en compte qu’on a ici un affrontement très particulier, littéralement à mi-cheval de l’esclavagisme et du féodalisme, surtout si on comprend comment l’Islam est né comme féodalisme par en haut.

Mais Américo Castro ne dit pas cela : selon lui, les Espagnols étaient à la fois fascinés et écrasés par la puissance de l’envahisseur. Il dit ainsi :

« L’Espagne médiévale résulte d’une association de soumission et d’émerveillement, d’une part, à l’égard d’un ennemi supérieur, et d’autre part d’un effort pour triompher de cette position d’infériorité. »

Or, la clef de l’affrontement était selon lui religieuse, et par conséquent :

« Du Xe au XVe siècle, l’histoire d’Espagne a été christiano-islamico-judaïque. Et c’est en ces siècles que la disposition intérieure de la vie espagnole a été définitivement forgée. »

Autrement dit, selon Américo Castro, l’Espagne commence au milieu de l’invasion musulmane, à travers les mélanges et rapports des juifs, chrétiens et musulmans. Claudio Sánchez-Albornoz considère que tout cela est très largement exagéré et, en quelque sorte, il dit que l’Espagne naît avec la reconquête et à travers la reconquête.

C’est vrai pour les institutions, pour l’existence des hidalgos, pour les formes religieuses, le rôle du roi, etc. Et il constate justement qu’une fois la reconquête terminée, ce qui a été mis en mouvement s’interrompt et là les problèmes commencent.

Toute l’autonomie des uns et des autres gagnée durant la reconquête s’efface et l’unité espagnole forcée par en haut ne parvient pas à se mettre en place. C’est là qu’il faut mentionner un autre aspect, particulièrement terrible : l’interprétation raciale qui a prédominé en Espagne.

Don Quichotte et l’âge d’or

La place des femmes dans Don Quichotte exprime un vrai bouleversement historique : les femmes ont une personnalité, leurs caractères et leurs tempéraments. Le changement est sous-jacent à cette réalité ; les choses se transforment.

Et de manière très marquante, on a un long passage où Don Quichotte tient un discours en faveur d’une utopie. Il est évident qu’ici Cervantès est à mettre en parallèle avec Thomas More (L’Utopie) et Tommaso Campanella (La Cité du Soleil), ou encore Shakespeare (le discours de Gonzalo dans La tempête).

On est clairement dans l’affirmation du besoin de Communisme. Ce qui est intéressant ici, c’est que Don Quichotte explique que les chevaliers errants sont nécessaires précisément en raison que ce n’est pas l’âge d’or.

« Quand le service des viandes fut achevé, ils étalèrent sur les nappes de peaux une grande quantité de glands doux, et mirent au milieu un demi-fromage, aussi dur que s’il eût été fait de mortier.

Pendant ce temps, la corne ne restait pas oisive ; car elle tournait si vite à la ronde, tantôt pleine, tantôt vide, comme les pots d’une roue à chapelet, qu’elle eut bientôt desséché une outre, de deux qui étaient en évidence.

Après que don Quichotte eut pleinement satisfait son estomac, il prit une poignée de glands dans sa main, et, les regardant avec attention, il se mit à parler de la sorte :

« Heureux âge, dit-il, et siècles heureux, ceux auxquels les anciens donnèrent le nom d’âge d’or, non point parce que ce métal, qui s’estime tant dans notre âge de fer, se recueillit sans aucune peine à cette époque fortunée, mais parce qu’alors ceux qui vivaient ignoraient ces deux mots, tien et mien !

En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Pour se procurer l’ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes, n’avait d’autre peine à prendre que celle d’étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs.

Les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique abondance des eaux limpides et délicieuses.

Dans les fentes des rochers, et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant sans nul intérêt, à la main du premier venu, la fertile moisson de leur doux labeur.

Les lièges vigoureux se dépouillaient d’eux-mêmes, et par pure courtoisie, des larges écorces dont on commençait à couvrir les cabanes, élevées sur des poteaux rustiques, et seulement pour se garantir de l’inclémence du ciel.

Tout alors était paix, amitié, concorde. Le soc aigu de la pesante charrue n’osait point encore ouvrir et déchirer les pieuses entrailles de notre première mère ; car, sans y être forcée, elle offrait, sur tous les points de son sein spacieux et fertile, ce qui pouvait alimenter, satisfaire et réjouir les enfants qu’elle y portait alors.

Alors aussi les simples et folâtres bergerettes s’en allaient de vallée en vallée et de colline en colline, la tête nue, les cheveux tressés, sans autres vêtements que ceux qui sont nécessaires pour couvrir pudiquement ce que la pudeur veut et voulut toujours tenir couvert.

Et leurs atours n’étaient pas de ceux dont on use à présent, où la soie de mille façons martyrisée se rehausse et s’enrichit de la pourpre de Tyr.

C’étaient des feuilles entrelacées de bardane et de lierre, avec lesquelles, peut-être, elles allaient aussi pompeuses et parées que le sont aujourd’hui nos dames de la cour avec les étranges et galantes inventions que leur a enseignées l’oisive curiosité.

Alors les amoureux mouvements de l’âme se montraient avec ingénuité, comme elle les ressentait, et ne cherchaient pas, pour se faire valoir, d’artificieux détours de paroles.

Il n’y avait point de fraude, point de mensonge, point de malice qui vinssent se mêler à la franchise, à la bonne foi.

La justice seule faisait entendre sa voix, sans qu’osât la troubler celle de la faveur ou de l’intérêt, qui l’étouffent maintenant et l’oppriment.

La loi du bon plaisir ne s’était pas encore emparée de l’esprit du juge, car il n’y avait alors ni chose ni personne à juger.

Les jeunes filles et l’innocence marchaient de compagnie, comme je l’ai déjà dit, sans guide et sans défense, et sans avoir à craindre qu’une langue effrontée ou de criminels desseins les souillassent de leurs atteintes ; leur perdition naissait de leur seule et propre volonté.

Et maintenant, en ces siècles détestables, aucune d’elles n’est en sûreté, fût-elle enfermée et cachée dans un nouveau labyrinthe de Crète : car, à travers les moindres fentes, la sollicitude et la galanterie se font jour ; avec l’air pénètre la peste amoureuse, et tous les bons principes s’en vont à vau-l’eau.

C’est pour remédier à ce mal que, dans la suite des temps, et la corruption croissant avec eux, on institua l’ordre des chevaliers errants, pour défendre les filles, protéger les veuves, favoriser les orphelins et secourir les malheureux.

De cet ordre-là, je suis membre, mes frères chevriers, et je vous remercie du bon accueil que vous avez fait à moi et à mon écuyer.

Car, bien que, par la loi naturelle, tous ceux qui vivent sur la terre soient tenus d’assister les chevaliers errants, toutefois, voyant que, sans connaître cette obligation, vous m’avez bien accueilli et bien traité, il est juste que ma bonne volonté réponde autant que possible à la vôtre. »

Toute cette longue harangue, dont il pouvait fort bien faire l’économie, notre chevalier l’avait débitée parce que les glands qu’on lui servit lui remirent l’âge d’or en mémoire, et lui donnèrent la fantaisie d’adresser ce beau discours aux chevriers, lesquels, sans lui répondre un mot, s’étaient tenus tout ébahis à l’écouter.

Sancho se taisait aussi ; mais il avalait des glands doux, et faisait de fréquentes visites à la seconde outre, qu’on avait suspendue à un liége pour que le vin se tînt frais. »

Rien que ces lignes exposent une question révolutionnaire, et on notera d’ailleurs l’absence de la religion dans ce discours. Par contre, la religion et le roi sont omniprésents dans le reste du roman : ils sont reconnus comme un facteur de civilisation justement.

La place des femmes dans Don Quichotte

Il est une question extrêmement importante qui reflète tout un arrière-plan historique : la place des femmes dans Don Quichotte. On sait que le roman se moque de la chevalerie et du culte qu’on lui accordait au Moyen-Âge.

Le souci, c’est que le romantisme de la chevalerie est ouvertement maintenue, et que c’est même un certain levier pour affirmer l’égalité entre les hommes et les femmes. Il y a là une puissante contradiction.

Qu’en est-il ? Pour le comprendre, il faut se saisir de la mentalité nationale espagnole qui s’affirme alors.

Regardons d’abord ce qui se passe avec Don Quichotte. Comme tout chevalier, il honore une femme, ici Dulcinée de Toboso. Elle est pour lui un prétexte pour se plaindre et pour partir à l’aventure, afin de mener des actions fantastiques en son honneur, de conquérir son coeur par sa vaillance, etc.

Don Quichotte se plaint ainsi à lui-même que :

« Ô princesse Dulcinée, dame de ce cœur captif ! une grande injure vous m’avez faite en me donnant congé, en m’imposant, par votre ordre, la rigoureuse contrainte de ne plus paraître en présence de votre beauté.

Daignez, ô ma dame, avoir souvenance de ce cœur, votre sujet, qui souffre tant d’angoisses pour l’amour de vous. »

Elle est un prétexte à une mise à l’épreuve.

« Ô Dulcinée du Toboso, jour de mes nuits, gloire de mes peines, nord de mes voyages, étoile de ma bonne fortune, puisse le ciel te la donner toujours heureuse en tout ce qu’il te plaira de lui demander, si tu daignes considérer en quels lieux et en quel état m’a conduit ton absence, et répondre par un heureux dénouement à la constance de ma foi ! »

Il l’idéalise conformément à l’idéal chevaleresque.

« Je ne pourrais affirmer, dit-il, si ma douce ennemie désire ou craint que le monde sache que je suis son serviteur ; seulement je puis dire, en répondant à la prière qui m’est faite avec tant de civilité, que son nom est Dulcinée ; sa patrie, le Toboso, village de la Manche ; sa qualité, au moins celle de princesse, puisqu’elle est ma reine et ma dame ; et ses charmes, surhumains, car en elle viennent se réaliser et se réunir tous les chimériques attributs de la beauté que les poètes donnent à leurs maîtresses.

Ses cheveux sont des tresses d’or, son front des champs élyséens, ses sourcils des arcs-en-ciel, ses yeux des soleils, ses joues des roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de l’albâtre, son sein du marbre, ses mains de l’ivoire, sa blancheur celle de la neige, et ce que la pudeur cache aux regards des hommes est tel, je m’imagine, que le plus judicieux examen pourrait seul en reconnaître le prix, mais non pas y trouver des termes de comparaison. »

Or, en pratique, on parle d’une paysanne qu’il ne connaît apparemment même pas, et qu’il a vu de loin quelques fois sur une très longue période. Voici ce qu’on apprend à ce sujet.

« – Quant à la lettre d’amour, tu mettras pour signature : À vous jusqu’à la mort, le chevalier de la Triste-Figure.

Il importera peu qu’elle soit écrite d’une main étrangère ; car, si je m’en souviens bien, Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de toute sa vie n’a vu lettre de ma main.

En effet, mes amours et les siens ont toujours été platoniques, sans s’étendre plus loin qu’à une honnête œillade, et encore tellement de loin en loin, que j’oserais jurer d’une chose en toute sûreté de conscience : c’est que, depuis douze ans au moins que je l’aime plus que la prunelle de ces yeux que doivent manger un jour les vers de la terre, je ne l’ai pas vue quatre fois.

Encore, sur ces quatre fois, n’y en a-t-il peut-être pas une où elle ait remarqué que je la regardais, tant sont grandes la réserve et la retraite où l’ont élevée son père Lorenzo Corchuelo et sa mère Aldonza Nogalès.

– Comment, comment ! s’écria Sancho, c’est la fille de Lorenzo Corchuelo qui est à cette heure ma dame Dulcinée du Toboso, celle qu’on appelle, par autre nom, Aldonza Lorenzo ?

– C’est elle-même, répondit don Quichotte, celle qui mérite de régner sur tout l’univers.

– Oh ! je la connais bien, reprit Sancho, et je puis dire qu’elle jette aussi bien la barre que le plus vigoureux gars de tout le village. Tudieu ! »

Tout cela est donc ridicule. Pourtant, on sait que Don Quichotte se comporte de manière très civilisée et raffinée quand il ne délire pas. Partant de là, impossible de ne pas être marqué par son profond respect pour une femme.

C’est d’autant plus vrai qu’à plusieurs moments, il y a des histoires d’amour rocambolesques qui se déroulent, exprimant à chaque fois un romantisme absolu. Sans les dévoiler ici, elle révèle de situations romantiques les plus fortes.

En trame de fond, on a des femmes qui rejettent des hommes ou ceux-ci qui se croient rejetés, et ceux-ci vivent à l’écart en pleurant et en exprimant leur tristesse, exactement comme Don Quichotte. Puis vient la résolution romantique, la plus invraisemblable et qui transporte pourtant.

On a également de nombreux couples dans le roman, et les femmes ont toujours un caractère bien trempé. Elles ne sont pas égales aux hommes dans les fonctions : le roman reste dans le cadre espagnol d’alors. Cependant, la femme est capable d’être protagoniste, et cela c’est une grande nouveauté.

On a ici un saut qualitatif. En France, il faut attendre Molière (pour la dimension sociale) et Racine (pour la dimension psychique) au 17e siècle pour avoir une telle affirmation, même s’il est vrai qu’elle ira bien plus loins et sera bien plus profonde.

Le réalisme truculent de Bartolomé Esteban Murillo

Si on s’intéresse au réalisme truculent de Don Quichotte, on est obligé de se tourner vers Bartolomé Esteban Murillo (1617-1682). Ses œuvres portent un regard réaliste extrêmement puissant, précisément dans le cadre national espagnol qui émerge.

L e Mangeur de melon et de raisin, peint vers 1650, est résolument exemplaire de cela. Oeuvre admirable de douceur et d’aisance portraitiste, cette peinture n’hésite en rien dans sa démonstration.

C’est une réalité brute, sale, et pleine de grâce pourtant. C’est aussi la preuve que le siècle d’or ne consiste pas en une idéologie artificielle de type catholique et impériale. Il y a un vrai mouvement de fond dans le développement, et cette capacité de se tourner vers le réel de Bartolomé Esteban Murillo en est une expression.

Comme bien souvent dans la peinture espagnole – c’en est même une caractéristique – le cadre général disparaît au profit d’un gros plan dont la dimension est pittoresque et authentique. C’est pratiquement l’équivalent d’une scène de Don Quichotte de Cervantès. Le siècle d’or espagnol enveloppe les moments, dans un mélange de raideur et de mobilité.

Un autre exemple foncièrement réussi de scène consiste en La Sainte Famille à l’oisillon. C’est une démonstration compositionnelle, où encore le cadre général s’efface devant la force du moment. Cette insistance sur la force du moment est typiquement espagnol, allant jusqu’à son mot d’ordre politico-militaire d’alors : ¡Santiago y cierra, España!Saint Jacques et ferme, Espagne !, c’est-à-dire fermer la distance entre l’ennemi et soi-même, donc charger.

Bartolomé Esteban Murillo assume de se tourner vers le peuple, et c’est là le paradoxe. Le protestantisme est porté par le peuple dans sa substance, alors que le catholicisme alors ne l’est pas ; mais la reconquête espagnole, dans son souci de mobiliser les masses dans un retour à la religion, par opposition aux conquêtes musulmanes, a précipité celles-ci dans une action de fond.

D’où une peinture où le peuple se voit reconnu dans dans son activité quotidienne, ce qui est systématiquement le cas également dans le roman Don Quichotte. Voici Garçon avec un chien.

Ici, on a Deux femmes à la fenêtre.

Il est remarquable de voir comment la peinture espagnole ne parvient pas à une représentation générale – ce que la peinture flamande est en mesure de faire justement – mais qu’inversement elle parvient à témoigner de l’intensité du moment.

L’Immaculée de l’Escorial est tout à fait marquante en ce sens, et on a un bon aperçu de la séparation historique entre catholicisme et protestantisme. Le protestantisme appelle chacun à porter la foi individuellement ; il reconnaît la société comme communauté, il porte la démocratie, l’esprit capitaliste de travail et de frugalité. Il est capable d’une vision d’ensemble.

Le catholicisme se fige par contre dans l’intensité religieuse de chaque personne dans sa liaison avec la religion comme institution étatique centralisée et sans place pour un engagement personnel réel.

Mais dans le développement inégal du catholicisme, porté à son paroxysme en Espagne alors, il y a le feu : celui d’intégrer une entité plus grande que soi, où on trouve sa place.

D’où la figure du conquistador, d’où aussi une peinture intense, sans jamais le cadre général – même dans Don Quichotte, malgré le réalisme, celui-ci semble vaporeux – mais toujours avec de la présence, comme ici avec Le Christ Bon Pasteur et un chef-d’oeuvre marquant : La Fille aux fleurs.

Cette absence de cadre général est précisément l’endroit où va se glisser toute l’idéologie catholique, avec sa surcharge d’éléments.

C’est ce qu’on appelle le baroque. Le réalisme des scènes est dévoyé dans une utilisation à prétention unilatéralement religieuse. L’absence de cadre est employé à fournir des éléments mystiques.

De par la logique espagnole de raideur et de mobilité, ce sont des éléments mouvants et figés en même temps – et surtout ils s’alignent sur la propagande religieuse de la contre-réforme, dont le dispositif-clef est de souligner le caractère impermanent, jamais fiable du monde, par opposition à celui stable et éternel de Dieu et de la religion catholique.

On a ici un bel exemple de cela chez Bartolomé Esteban Murillo avec La Vierge apparaissant à Saint Bernard.

Le réalisme truculent dans Don Quichotte

Dans Don Quichotte, les personnes présentes sont rapidement étonnantes de par leur élan, leur mine générale, leur style haut en couleur. Le caractère pittoresque de l’Espagne et des Espagnols, avec toute sa richesse populaire, permet au roman de Cervantès d’aisément captiver l’attention.

Voici un exemple du cadre de l’oeuvre :

« En devisant ainsi, ils découvrirent deux moines de l’ordre de Saint-Benoît, à cheval sur deux dromadaires, car les mules qu’ils montaient en avaient la taille, et portant leurs lunettes de voyage et leurs parasols.

Derrière eux venait un carrosse entouré de quatre ou cinq hommes à cheval, et suivi de deux garçons de mules à pied.

Dans ce carrosse était, comme on le sut depuis, une dame de Biscaye qui allait à Séville, où se trouvait son mari prêt à passer aux Indes avec un emploi considérable. Les moines ne venaient pas avec elle, mais suivaient le même chemin. »

Il n’est pas étonnant que Karl Marx ait tellement apprécié ce style, où les détails s’accumulent pour s’emboîter, se confronter. Surtout qu’il y a un arrière-plan populaire si sensible, en plus des aspects contradictoires qui pullulent.

Le réalisme est en fait omniprésent ; tout ce qui relève de phénomènes supra-naturels est absolument exclu de l’oeuvre, et même on se moque de toute interprétation en ce sens.

Cela veut dire d’une part que l’oeuvre affirme le matérialisme : tout ce qui est apparaît comme merveilleux a une signification réelle, non-mystique.

Cela implique d’autre part qu’on peut, par là même, se précipiter dans la description réelle des gens réels. Le roman est ainsi parsemé de présentations de la réalité populaire, dans un vaste panorama néanmoins bien davantage paysan qu’urbain.

Joaquín Sorolla Bastida, Séville. La danse, 1915

On est happé par l’ambiance typiquement espagnole, les attitudes de Don Quichotte et de Sancho Panza contrastant tellement qu’à la lecture on se prend à suivre ou l’un, ou l’autre, nécessairement.

« Il était tout juste minuit, ou à peu près, quand don Quichotte et Sancho quittèrent leur petit bois et entrèrent dans le Toboso.

Le village était enseveli dans le repos et le silence, car tous les habitants dormaient comme des souches. La nuit se trouvait être demi-claire, et Sancho aurait bien voulu qu’elle fût tout à fait noire, pour trouver dans son obscurité une excuse à ses sottises.

On n’entendait dans tout le pays que des aboiements de chiens, qui assourdissaient don Quichotte et troublaient le cœur de Sancho.

De temps en temps, un âne se mettait à braire, des cochons à grogner, des chats à miauler, et tous les bruits de ces voix différentes s’augmentaient par le silence de la nuit. »

Si Sancho Panza est un personnage qu’on apprécie forcément beaucoup, c’est surtout Don Quichotte qui invite à la sensibilité, et de toutes manières c’est par son intermédiaire qu’on découvre les épisodes, où les personnages eux-mêmes changent, s’approfondissent. C’est un portrait vivant et la quête de Don Quichotte est aussi une allégorie de la quête de soi-même, de sa propre place dans le monde.

Don Quichotte est une figure risible, pathétique, amusante, touchante, authentique dans sa fausseté. Nombreux sont les passages où il se dévoile, dans une exigence espagnole d’ouverture de sa propre existence, de présentation sans masque aucun.

« Ils arrivèrent, tout en causant ainsi, au pied d’une haute montagne qui s’élevait seule, comme une roche taillée à pic, au milieu de plusieurs autres dont elle était entourée.

Sur son flanc courait un ruisseau limpide, et tout alentour s’étendait une prairie si verte et si molle qu’elle faisait plaisir aux yeux qui la regardaient.

Beaucoup d’arbres dispersés çà et là et quelques fleurs des champs embellissaient encore cette douce retraite. Ce fut le lieu que choisit le chevalier de la Triste-Figure [c’est-à-dire Don Quichotte] pour faire sa pénitence.

Dès qu’il l’eut aperçu, il se mit à s’écrier à haute voix comme s’il eût déjà perdu la raison :

‘‘Voici l’endroit, ô ciel ! que j’adopte et choisis pour pleurer l’infortune où vous-même m’avez fait descendre ; voici l’endroit où les pleurs de mes yeux augmenteront les eaux de ce petit ruisselet, où mes profonds et continuels soupirs agiteront incessamment les feuilles de ces arbres sauvages, en signe et en témoignage de l’affliction qui déchire mon cœur outragé.’’ »

On ne se retrouve pas de descriptions sèches, on est toujours dans un contexte, avec un panorama bien déterminé. Don Quichotte et Sancho Panza y rencontrent toutes sortes de personnages aux fonctions très diverses lors de leur long périple où ils cherchent l’aventure, surtout dans les campagnes donc.

Le roman se laisse donc facilement lire, d’autant plus qu’il procède par courts chapitres : 52 pour la première partie, 74 pour la seconde, c’est là un point fort et un point faible du réalisme.

Les petits épisodes permettent en effet de présenter un cadre typique, de posséder un réalisme porté sur l’immédiat ; il manque par contre une trame vraiment générale au-delà de chaque histoire, amenant Cervantès à devoir littéralement « bricoler », avec beaucoup de vigueur et avec succès, afin de parvenir à relier le tout dans une composition générale.

Don Quichotte comme découverte de la superstructure idéologique

Si Karl Marx a tellement apprécié Don Quichotte, c’est parce que l’oeuvre révèle sur la réalité humaine.

Comme on le sait, le fond du roman s’appuie sur l’interprétation que fait Don Quichotte de la réalité : il transforme les faits afin de les voir conformément à son imaginaire d’un monde où il y a des chevaliers errants, des enchanteurs, des princesses à sauver, etc.

Voici un exemple de ce décalage, où le réalisme est double. Il y a en effet la réalité qui est montrée, mais il y a également la présentation réaliste de ce qui se passe dans l’imaginaire de Don Quichotte.

« Les deux aventuriers s’entretenaient ainsi, quand, sur le chemin qu’ils suivaient, don Quichotte aperçut un épais nuage de poussière qui se dirigeait de leur côté. Dès qu’il le vit, il se tourna vers Sancho, et lui dit :

« Voici le jour, ô Sancho, où l’on va voir enfin la haute destinée que me réserve la fortune ; voici le jour, dis-je encore, où doit se montrer, autant qu’en nul autre, la valeur de mon bras ; où je dois faire des prouesses qui demeureront écrites dans le livre de la Renommée pour l’admiration de tous les siècles à venir.

Tu vois bien, Sancho, ce tourbillon de poussière ? eh bien ! il est soulevé par une immense armée qui s’avance de ce côté, formée d’innombrables et diverses nations.

– En ce cas, reprit Sancho, il doit y en avoir deux ; car voilà que, du côté opposé, s’élève un autre tourbillon. »

Don Quichotte se retourna tout empressé, et, voyant que Sancho disait vrai, il sentit une joie extrême, car il s’imagina sur-le-champ que c’étaient deux armées qui venaient se rencontrer et se livrer bataille au milieu de cette plaine étendue.

Il avait, en effet, à toute heure et à tout moment, la fantaisie pleine de batailles, d’enchantements, d’aventures, d’amours, de défis, et de toutes les impertinences que débitent les livres de chevalerie errante, et rien de ce qu’il faisait, disait ou pensait, ne manquait de tendre à de semblables rêveries.

Ces tourbillons de poussière qu’il avait vus étaient soulevés par deux grands troupeaux de moutons qui venaient sur le même chemin de deux endroits différents, mais si bien cachés par la poussière, qu’on ne put les distinguer que lorsqu’ils furent arrivés tout près.

Don Quichotte affirmait avec tant d’insistance que c’étaient des armées, que Sancho finit par le croire.

« Eh bien ! seigneur, lui dit-il, qu’allons-nous faire, nous autres ?

– Qu’allons-nous faire ? reprit don Quichotte : porter notre aide et notre secours aux faibles et aux abandonnés. Or, il faut que tu saches, Sancho, que cette armée que nous avons en face est conduite et commandée par le grand empereur Alifanfaron, seigneur de la grande île Taprobana [c’est-à-dire Ceylan], et que cette autre armée qui vient par derrière nous est celle de son ennemi le roi des Garamantes [en Afrique], Pentapolin au bras retroussé, qu’on appelle ainsi parce qu’il entre toujours dans les batailles avec le bras droit nu jusqu’à l’épaule. »

S’il n’y avait pas un tel double réalisme, le roman n’aurait pas pu fonctionner, car Don Quichotte n’aurait été qu’une sorte de rêveur, de personnage délirant marginalisé par ses inventions. Ce qui est absolument fou dans l’oeuvre, c’est que Don Quichotte parvient à agir malgré ses interprétations hallucinées.

Bien entendu, les situations l’amènent à être ridicule. Néanmoins, il existe comme protagoniste dans la réalité. Autrement dit, Don Quichotte est une œuvre qui présente les choses selon un angle réaliste populaire, afin de présenter la puissance de l’imaginaire dans la conscience, de l’interprétation du monde, de l’idéologie.

Citons ici Karl Marx parlant de ce qu’est l’idéologie comme superstructure, dans La critique de l’économie politique.

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles.

L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées.

Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. »

La conscience « imaginaire » de Don Quichotte est exemplaire du fait qu’une conscience peut se tromper, avoir une interprétation du réel en décalage avec ce qu’est réellement le réel dans sa tendance, dans sa transformation, dans ce qu’il porte.

C’est cela le vrai génie du roman de Cervantès : montrer qu’une personne peut se tromper idéologiquement. C’est un manifeste matérialiste, au sens où c’est une expression historique de l’humanité dans sa capacité à disposer d’un recul sur elle-même.

C’est d’ailleurs par là que naît le roman comme forme historique. Et c’est exactement pour cela que Staline et Gorki eurent ces mots impeccables de vérité : « un écrivain est un ingénieur des âmes ».

Don Quichotte, l’oeuvre préférée de Karl Marx

Quand on lit Don Quichotte, on ne peut qu’être frappé d’une chose : son style a indubitablement marqué celui de Karl Marx. On y retrouve le même goût pour l’élan, pour les retournements de proposition, la même fascination pour le peuple en mouvement.

C’est dans le cadre de son activité journalistique des années 1850, plus précisément ici pour le New-York Daily Tribune qui visait les travailleurs, que Karl Marx s’est intéressé à l’Espagne, allant jusqu’à apprendre l’espagnol.

Karl Marx

Cherchant à comprendre la réalité sociale de l’Espagne et la puissante contestation s’y développant, il en a étudié les différentes séquences politiques des cinquante premières années du 19e siècle. Cela donna naissance à neuf articles, dont huit furent publiés en pratique par le New-York Daily Tribune, entre le 9 septembre et le 2 décembre 1854.

Karl Marx commença son étude de l’espagnol par la pièce de théâtre Le médecin prodigieux, de Pedro Calderón de la Barca, un grand poète du siècle d’or. De nombreuses autres œuvres d’auteurs classiques se trouvaient par ailleurs dans sa bibliothèque.

Anselmo Lorenzo, le grand précurseur de l’anarchisme espagnol, raconte justement dans ses mémoires, intitulée Le prolétariat militant. Mémoires d’un internationaliste, comment il avait longuement parlé avec Karl Marx à l’occasion d’une conférence de la première Internationale, en 1872.

Leur conversation eut lieu en espagnol, au sujet de Cervantès et des auteurs du siècle d’or espagnol après que les questions révolutionnaires aient été abordées.

« Ayant épuisé la matière ou plutôt désirant donner cours à un penchant particulier, mon respectable interlocuteur me parla de littérature espagnole, qu’il connaissait en détail et profondément, me causant de l’étonnement de ce qu’il dit de notre théâtre antique dont il dominait parfaitement l’histoire, les vicissitudes et les progrès.

Calderón, Lope de Vega, Tirso et d’autres grands maîtres, non seulement du théâtre espagnol, mais du théâtre européen, selon lui, ont été analysés de manière concise et à mon avis cela semble être un résumé très juste.

En présence de ce grand homme, face aux manifestations d’une telle intelligence, je me suis senti abasourdi et malgré l’immense joie que j’éprouvais, j’eus préféré me retrouver au calme dans ma maison, où, même si ne m’agresseraient pas des sensations si diverses, rien ne me reprocherait de ne pas être en harmonie avec la situation ou avec les gens.

Cependant, faisant un effort presque héroïque pour ne pas donner une triste idée de mon ignorance, j’ai évoqué la comparaison qu’on fait habituellement entre Shakespeare et Calderón, et évoqué le souvenir de Cervantes.

De tout cela, Marx a parlé d’une intelligentsia accomplie, consacrant des phrases d admiration pour l’Ingénieux Hidalgo de La Mancha.

Je dois noter que la conversation s’est déroulée en espagnol, que Marx parlait couramment, avec une bonne syntaxe, comme cela arrive à beaucoup des étrangers éclairés, bien qu’avec une prononciation défectueuse, dû en grande partie à la robustesse de nos cc, gg, jj et rr.

À une heure très avancée du matin, il m’a accompagné jusqu’à la chambre qui m’a été destiné, où je me suis donné plus que du repos pour la contemplation des images infinies qui, dans une confusion révoltée, bouillonnaient dans mon esprit à cause de la tournure extraordinaire qu’en peu de jours a pris le cours de ma vie. »

Cela n’apporte malheureusement guère d’informations sur la vision qu’avait Karl Marx du siècle d’or espagnol. On en sait un tout petit plus avec Paul Lafargue, le révolutionnaire français qui était son gendre, et qui raconte la chose suivante dans ses Souvenirs personnels sur Karl Marx.

Voici le passage concerné, et même un peu plus, tellement on ne peut qu’être admiratif devant le titan que fut Karl Marx, notre maître.

« De temps à autre, il s’étendait sur le divan et lisait un roman : il en lisait jusqu’à deux ou trois à la fois, allant de l’un à l’autre.

Comme Darwin, il était grand liseur de romans. Il aimait surtout ceux du dix-huitième siècle, et particulièrement le Tom Jones de Fielding. Les auteurs modernes qu’il lisait le plus étaient Paul de Kock, Charles Lever, Alexandre Dumas père et Walter Scott dont il considérait l’Old Mortality comme une œuvre magistrale. Il avait une prédilection particulière pour les récits d’aventures et les contes amusants.

Il plaçait Cervantès et Balzac au-dessus de tous les autres romanciers.

Il voyait dans Don Quichotte l’épopée de la chevalerie à son déclin, dont les vertus allaient devenir, dans le monde bourgeois naissant, un objet de moquerie et de ridicule.

Et il avait une telle admiration pour Balzac qu’il se proposait d’écrire un ouvrage critique sur la Comédie humaine dès qu’il aurait terminé son œuvre économique.

Balzac, l’historien de la société de son temps, fut aussi le créateur de types qui, à l’époque de Louis-Philippe, n’existaient encore qu’à l’état embryonnaire et ne se développèrent complètement que sous Napoléon III, après la mort de l’écrivain.

Marx lisait couramment toutes les langues européennes et en écrivait trois : l’allemand, le français et l’anglais, si bien que ceux qui possédaient ces langues en étaient étonnés. « Une langue étrangère est une arme dans les luttes de la vie », avait-il l’habitude de dire.

Il avait une grande facilité pour les langues et ses filles en héritèrent.

À 50 ans, il entreprit l’étude du russe et, quoique cette langue n’eût aucun rapport étymologique avec les langues anciennes et modernes qu’il connaissait, il en savait assez au bout de six mois pour trouver plaisir à la lecture des poètes et écrivains russes qu’il aimait le plus : Pouchkine, Gogol et Chtchédrine.

S’il entreprit l’étude du russe, ce fut pour pouvoir lire les documents rédigés par les commissions d’enquêtes officielles dont le gouvernement du tsar empêchait la divulgation à cause de leurs révélations terribles. Des amis dévoués les lui envoyaient, et il fut certainement le seul économiste d’Europe occidentale à pouvoir en prendre connaissance.

À part les poètes et les romanciers, Marx avait un moyen original de se distraire : les mathématiques, pour lesquelles il avait une prédilection toute particulière.

L’algèbre lui apportait même un réconfort moral ; elle le soutint aux moments les plus douloureux de son existence mouvementée. Pendant la dernière maladie de sa femme, il lui fut impossible de s’occuper de ses travaux scientifiques ordinaires ; il ne pouvait sortir de l’état pénible où le mettaient les souffrances de sa compagne qu’en se plongeant dans les mathématiques.

C’est pendant cette période de souffrances morales qu’il écrivit un ouvrage sur le calcul infinitésimal, ouvrage d’une grande valeur, assurent les mathématiciens qui le connaissent… Marx retrouvait dans les mathématiques supérieures le mouvement dialectique sous sa forme la plus logique et la plus simple. Une science, disait-il, n’est vraiment développée que quand elle peut utiliser les mathématiques.

Sa bibliothèque, qui comptait plus de mille volumes soigneusement rassemblés au cours d’une longue vie d’études ne lui suffisait pas : il fut pendant des années un hôte assidu du British Museum dont il appréciait fort le catalogue.

Ses adversaires eux-mêmes ont été obligés de reconnaître l’étendue et la profondeur de ses connaissances qui embrassaient non seulement son domaine propre, l’économie politique, mais aussi l’histoire, la philosophie et la littérature universelle.

Quoiqu’il se couchât à une heure très avancée de la nuit, il était toujours debout entre huit et neuf heures du matin ; il absorbait son café noir, parcourait les journaux et passait dans son cabinet de travail où il travaillait jusqu’à deux ou trois heures de la nuit.

Il ne s’interrompait que pour prendre ses repas et faire, le soir, quand le temps le permettait, une promenade du côté de Hampstead Heath ; dans la journée, il dormait une heure ou deux sur son canapé. Pendant sa jeunesse, il lui arrivait de passer des nuits entières à travailler. »

Les raisons de Karl Marx pour trouver Don Quichotte fascinant sont faciles à comprendre à la lecture de l’oeuvre, où les pôles contradictoires se retrouvent à tous les niveaux, que ce soit entre la réalité et son interprétation par Don Quichotte, comme entre Don Quichotte et Sancho Panza, sans compter que les personnages sont eux-mêmes puissamment contradictoires.

La lecture de l’oeuvre l’emporte aussi pour saisir sa nature dialectique, et il est terriblement dommage que jusqu’à présent cet aspect n’ait pas été vu.

Reste la question de l’interprétation de la situation de l’Espagne à ce moment-là. C’est la phrase clef de Paul Lafargue résumant la pensée de Karl Marx qui a joué ici :

« Il voyait dans Don Quichotte l’épopée de la chevalerie à son déclin, dont les vertus allaient devenir, dans le monde bourgeois naissant, un objet de moquerie et de ridicule. »

Deux historiens ont tenté de réaliser une analyse prolongeant cette phrase. Le premier est le français Pierre Vilar, une figure institutionnelle (École normale supérieure, École pratique des hautes études, la Sorbonne).

Spécialiste de l’Espagne ainsi que de la Catalogne, c’est lui qui écrivit « Histoire de l’Espagne », en 1947, pour la collection fameuse alors « Que sais-je ? » ; il réédita en 1976 avec « La guerre d’Espagne ». 

Il fut toujours proche du PCF sans jamais y adhérer, étant l’un des initiateurs de la revue La Pensée, où il écrivit un article dans le premier numéro, en 1939, intitulé « Histoires d’Espagne », ainsi que très actif pour la formation du Centre d’études et de recherches marxistes.

Pierre Vilar eut un écho très important en Espagne, ainsi qu’en Amérique latine ; son point de vue sur Don Quichotte eut ainsi un réel écho.

Sa thèse est la suivante : le roman Don Quichotte est un « adieu ironique » à la société féodale. Cependant, rien ne vient remplacer la société féodale en raison de l’absence du développement du capitalisme en Espagne.

Ainsi, selon Pierre Vilar, la société espagnole est-elle alors en décomposition ; Don Quichotte est un roman qui exprimerait une crise historique, qui présenterait « le naufrage d’un monde et de ses valeurs ».

Pierre Vilar s’appuie notamment pour sa thèse sur la figure de Martín González de Cellorigo (1570-1620) qui, sans aucun succès à l’époque, fit de nombreuses propositions pour relancer l’économie espagnole selon lui en déclin. Les Espagnols auraient vécu ainsi comme des « hommes enchantés », ayant fait divorce avec la réalité.

Cette thèse est absurde : comment une société en pleine décadence pourrait-elle produire des choses ayant de la valeur sur le plan de la culture ?

En réalité, le double caractère de la réalité impériale-catholique n’a pas été compris par Pierre Vilar, qui a eu une lecture unilatérale, où le régime espagnol est vu comme simplement et uniquement réactionnaire.

La première édition de la seconde partie de Don Quichotte, en 1615

La seconde figure est Lúdovik Osterc, un Slovène qui a travaillé sur Émile Zola et participé à la Résistance, avant de faire après la guerre toute sa carrière au Mexique, en tant que spécialiste de Cervantès et notamment de Don Quichotte.

Se revendiquant du matérialisme historique, il expose la chose suivante : Cervantès est un progressiste, qui se confronte à l’Espagne réactionnaire de Philippe II. Don Quichotte est une satire de la société, du cadre économique et social, même des institutions politiques et religieuses. L’humour permettrait de contourner la censure.

La simple lecture de l’oeuvre permet pourtant de voir que Cervantès ne se positionne jamais en porte-à-faux avec les valeurs du régime, qui a de plus tout à fait toléré la diffusion de l’ouvrage et ne l’a jamais vu comme une menace.

En pratique, tant Pierre Vilar que Lúdovik Osterc sont allés trop vite en besogne. Ils n’ont pas compris la sortie de la féodalité par la réalité impériale et catholique, s’imaginant que l’Espagne n’était jamais sortie de la féodalité… Parce que par la suite, il y a eu un retour en arrière, avec l’effondrement de l’empire. C’est le développement inégal de l’Espagne qui n’a pas été vu.

Les figures décidées de José de Ribera

José de Ribera (1591-1652) est un peintre espagnol qui est parti s’installer à Naples, sous domination espagnole. Si l’on parle du caractère décidé de l’esprit espagnol de ce temps, alors il faut se confronter à ces œuvres d’une présence forte, ténébreuse, à la fois raide et mobile.

Son Reniement de Saint Pierre, peint vers 1615, est d’un réalisme teinté de naturalisme. Il faut une vraie capacité de retranscription du réel pour parvenir à une telle composition, et les personnages nous marquent de leur détermination particulière à chacun.

Avec José de Ribera, on a la fougue de l’esprit, la netteté de la figuration, la clarté du positionnement, c’est-à-dire les caractéristiques de la posture espagnole au moment du siècle d’or. Inévitablement, c’est par des moments de tension extrême que c’est le mieux représenté.

On a alors tendance à lire quelque chose d’emporté, alors qu’en réalité c’est une mobilité fondée sur une grande raideur. Le Martyre de saint Barthélemy, vers 1616, est tout à fait représentatif de cette problématique.

Ce compagnon de Jésus, païen devenu apôtre, a fini écorché vif. Il est – cela ne s’invente pas – patron des bouchers, des tanneurs et des relieurs ! L’oeuvre est brutale, et même pleine de cruauté. Le personnage est raidi par sa position, puisqu’il est ligoté, et pourtant la scène est prise par le mouvement de celui qui massacre Barthélemy.

Raideur et mobilité, dans un cadre sombre, ténébreux, on retrouve tous les ingrédients de la conscience espagnole, qui se veut limpide mais est inquiète, se veut idéaliste tout en suivant rigidement des principes.

Voici La Flagellation du Christ et Le Martyre de saint Philippe, un apôtre qui fut lapidé et crucifié.

Deux œuvres sont d’une expressivité terrible, représentant deux figures tourmentées de la mythologie grecque, Ixion et Tytios.

José de Ribera a peint de très nombreux tableaux, et parmi eux on a plusieurs représentations de saint Jérôme.

On y retrouve l’attention extrême porté au corps – le peintre est souvent défini par les critiques d’art comme un « naturaliste ».

Cependant, il faut toujours avoir en perspective qu’une peinture est une composition, que les éléments se répondent.

On ne peut pas parler de naturalisme au sens strict lorsqu’est représenté une pose ou une situation figée de manière typique comme on en a dans les représentations religieuses.

On retrouve ici la question de ce qu’est le réalisme dans le cadre d’une société impériale et catholique. Plus que de naturalisme, il faudrait parler d’un réalisme encadré, avec des caractéristiques bien précises propres à l’émergence de la nation espagnole durant cette période de développement immense qu’est le « siècle d’or ».

On voit très bien comment la « légende noire » a frappé de son sceau l’histoire de l’Espagne dans les autres pays pour qu’un peintre comme José de Ribera ne dispose d’une renommée immense. S’il est bien entendu reconnu comme un immense artiste, et si le siècle d’or lui-même est reconnu comme tel, cela semble être quelque chose de totalement périphérique dans l’Histoire du monde, alors que naturellement, cela ne l’est pas du tout de par l’impact sur l’Amérique.

Voici le Portrait d’un musicien.

Voici Sébastien soigné par les saintes femmes.

Voici Le rêve de Jacob et Les larmes de saint Pierre, deux œuvres là encore réussies et puissantes, surtout la seconde. La profondeur psychologique est patente, la dimension humaine ressort avec une vigueur époustouflante, l’existence des personnages est palpable, prégnante même.

On imagine le degré de culture atteint par le siècle d’or à voir ces peintures. Pour parvenir à une telle intensité, il faut que la société soit en mesure de fournir au peintre les moyens de se confronter au réel et de parvenir à sa représentation.

Le vecteur catholique et impérial de cette peinture ne doit absolument pas masquer son double caractère, avec le réalisme qui jaillit parallèlement à l’émergence nationale espagnole.

Don Quichotte et le gouvernement idéal

Dans le roman de Cervantès, la figure de Don Quichotte est totalement délirante lorsqu’elle croit être un chevalier errant affrontant des géants, des monstres, des enchanteurs, etc. Dans une ambiance sociale réelle et sérieuse par contre, Don Quichotte se comporte de manière exquise et savante. Le narrateur ne cesse de souligner comment les gens sont émerveillés de ce qu’il raconte de manière philosophique sur le sens de la vie.

D’ailleurs, et c’est là le paradoxe, Don Quichotte expose de manière très développée le rôle de justicier du chevalier errant, ses responsabilités morales envers les plus faibles. C’est naturellement voulu par Cervantès et cela va jusqu’à la question de gouverner.

Quand on est déterminé à gouverner, alors il faut le faire avec une conscience pleine. On est là dans une rupture complète avec le moyen-âge où les consciences s’inséraient de manière forcée dans des carcans. La société est désormais vivante, il faut donc un esprit vivant quand on gouverne.

Voici un exemple de comment Don Quichotte donne des conseils à Sancho Panza, qui va devenir (temporairement) gouverneur.

« Je rends au ciel des grâces infinies, ami Sancho, de ce qu’avant que j’eusse rencontré aucune bonne chance, la fortune soit allée à ta rencontre te prendre par la main. Moi, qui pensais trouver, dans les faveurs que m’accorderait le sort, de quoi payer tes services, je me vois encore au début de mon chemin ; et toi, avant le temps, contre la loi de tout raisonnable calcul, tu vois tes désirs comblés.

Les uns répandent les cadeaux et les largesses, sollicitent, importunent, se lèvent matin, prient, supplient, s’opiniâtrent, et n’obtiennent pas ce qu’ils demandent. Un autre arrive, et, sans savoir ni comment ni pourquoi, il se trouve gratifié de l’emploi que sollicitaient une foule de prétendants. C’est bien le cas de dire que, dans la poursuite des places, il n’y a qu’heur et malheur.

Toi, qui n’es à mes yeux qu’une grosse bête, sans te lever matin ni passer les nuits, sans faire aucune diligence, et seulement parce que la chevalerie errante t’a touché de son souffle, te voilà, ni plus ni moins, gouverneur d’une île.

Je te dis tout cela, ô Sancho, pour que tu n’attribues pas à tes mérites la faveur qui t’est faite, mais pour que tu rendes grâces, d’abord au ciel, qui a disposé les choses avec bienveillance, puis à la grandeur que renferme en soi la profession de chevalier errant.

Maintenant que ton cœur est disposé à croire ce que je t’ai dit, sois, ô mon fils, attentif à ce nouveau Caton qui veut te donner des conseils, qui veut être ta boussole et ton guide pour t’acheminer au port du salut sur cette mer orageuse où tu vas te lancer, les hauts emplois n’étant autre chose qu’un profond abîme, couvert d’obscurité et garni d’écueils.

Premièrement, ô mon fils, garde la crainte de Dieu ; car dans cette crainte est la sagesse, et, si tu es sage, tu ne tomberas jamais dans l’erreur.

Secondement, porte toujours les yeux sur qui tu es, et fais tous les efforts possibles pour te connaître toi-même ; c’est là la plus difficile connaissance qui se puisse acquérir. De te connaître, il résultera que tu ne t’enfleras point comme la grenouille qui voulut s’égaler au bœuf.

En ce cas, quand ta vanité fera la roue [tel un paon], une considération remplacera pour toi la laideur des pieds [le paon cessant sa roue au moment où il regarde ses pieds] ; c’est le souvenir que tu as gardé les cochons dans ton pays.

– Je ne puis le nier, interrompit Sancho ; mais c’est quand j’étais petit garçon. Plus tard, et devenu un petit homme, ce sont des oies que j’ai gardées, et non pas des cochons. Mais il me semble que cela ne fait rien à l’affaire, car tous ceux qui gouvernent ne viennent pas de souches de rois.

– Cela est vrai, répliqua don Quichotte ; aussi ceux qui n’ont pas une noble origine doivent-ils allier à la gravité de l’emploi qu’ils exercent une douceur affable, qui, bien dirigée par la prudence, les préserve des morsures de la médisance, auxquelles nul état ne saurait échapper.

Fais gloire, Sancho, de l’humilité de ta naissance, et n’aie pas honte de dire que tu descends d’une famille de laboureurs. Voyant que tu n’en rougis pas, personne ne t’en fera rougir ; et pique-toi plutôt d’être humble vertueux que pécheur superbe.

Ceux-là sont innombrables qui, nés de basse condition, se sont élevés jusqu’à la suprême dignité de la tiare ou de la couronne, et je pourrais t’en citer des exemples jusqu’à te fatiguer.

Fais bien attention, Sancho, que, si tu prends la vertu pour guide, si tu te piques de faire des actions vertueuses, tu ne dois porter nulle envie à ceux qui ont pour ancêtres des princes et des grands seigneurs ; car le sang s’hérite et la vertu s’acquiert, et la vertu vaut par elle seule ce que le sang ne peut valoir.

Cela étant, si, quand tu seras dans ton île, quelqu’un de tes parents vient te voir, ne le renvoie pas et ne lui fais point d’affront ; au contraire, il faut l’accueillir, le caresser, le fêter.

De cette manière, tu satisferas à tes devoirs envers le ciel, qui n’aime pas que personne dédaigne ce qu’il a fait, et à tes devoirs envers la nature.

Si tu conduis ta femme avec toi (et il ne convient pas que ceux qui résident dans les gouvernements soient longtemps sans leurs propres femmes), aie soin de l’endoctriner, de la dégrossir, de la tirer de sa rudesse naturelle ; car tout ce que peut gagner un gouverneur discret se perd et se répand par une femme sotte et grossière.

Si par hasard tu devenais veuf, chose qui peut arriver, et si l’emploi te faisait trouver une seconde femme de plus haute condition, ne la prends pas telle qu’elle te serve d’amorce et de ligne à pêcher, et de capuchon pour dire : Je ne veux pas [allusion au proverbe « Non, non, je n’en veux pas, mais jette-le-moi dans mon capuchon », les juges feignant d’être incorruptibles mais indiquant de placer leur argent dans le capuchon de leur manteau].

Je te le dis en vérité, tout ce que reçoit la femme du juge, c’est le mari qui en rendra compte au jugement universel, et il payera au quadruple, après la mort, les articles de compte dont il ne sera pas chargé pendant sa vie.

Ne te guide jamais par la loi du bon plaisir, si en faveur auprès des ignorants, qui se piquent de finesse et de pénétration.

Que les larmes du pauvre trouvent chez toi plus de compassion, mais non plus de justice que les requêtes du riche.

Tâche de découvrir la vérité, à travers les promesses et les cadeaux du riche, comme à travers les sanglots et les importunités du pauvre.

Quand l’équité peut et doit être écoutée, ne fais pas tomber sur le coupable toute la rigueur de la loi ; car la réputation de juge impitoyable ne vaut certes pas mieux que celle de juge compatissant.

Si tu laisses quelquefois plier la verge de justice, que ce ne soit pas sous le poids des cadeaux, mais sous celui de la miséricorde.

S’il t’arrive de juger un procès où soit partie quelqu’un de tes ennemis, éloigne ta pensée du souvenir de ton injure, et fixe-la sur la vérité du fait.

Que la passion personnelle ne t’aveugle jamais dans la cause d’autrui. Les fautes que tu commettrais ainsi seraient irrémédiables la plupart du temps, et, si elles avaient un remède, ce ne serait qu’aux dépens de ton crédit et même de ta bourse.

Si quelque jolie femme vient te demander justice, détourne les yeux de ses larmes, et ne prête point l’oreille à ses gémissements ; mais considère avec calme et lenteur la substance de ce qu’elle demande, si tu ne veux que ta raison se noie dans ses larmes, et que ta vertu soit étouffée par ses soupirs.

Celui que tu dois châtier en action, ne le maltraite pas en paroles ; la peine du supplice suffit aux malheureux, sans qu’on y ajoute les mauvais propos.

Le coupable qui tombera sous ta juridiction, considère-le comme un homme faible et misérable, sujet aux infirmités de notre nature dépravée. En tout ce qui dépendra de toi, sans faire injustice à la partie contraire, montre-toi à son égard pitoyable et clément ; car, bien que les attributs de Dieu soient tous égaux, cependant celui de la miséricorde brille et resplendit à nos yeux avec plus d’éclat encore que celui de la justice.

Si tu suis, ô Sancho, ces règles et ces maximes, tu auras de longs jours, ta renommée sera éternelle, tes désirs comblés, ta félicité ineffable.

Tu marieras tes enfants comme tu voudras ; ils auront des titres de noblesse, eux et tes petits-enfants ; tu vivras dans la paix et avec les bénédictions des gens ; au terme de ta vie, la mort t’atteindra dans une douce et mûre vieillesse, et tes yeux se fermeront sous les tendres et délicates mains de tes arrière-neveux.

Ce que je t’ai dit jusqu’à présent, ce sont des avis propres à orner ton âme. Écoute maintenant ceux qui doivent servir à la parure de ton corps. »

On a ici une conscience qui se gouverne elle-même dans son rôle de gouverner. On est très loin de la caricature d’une Espagne arc-boutée sur le féodalisme ; on est en pratique dans une avancée de la complexité de l’humanité parallèle à celle du protestantisme.

Bien entendu, le protestantisme est supérieur en qualité, mais le détour espagnol apporte, dans son développement inégal, une touche humaine très particulière, qui fait que même dans la religiosité obséquieuse la plus affreuse de l’Espagne et du monde latino-américain, on retrouve toujours des touches profondes d’humanité.

Dans la pire raideur, il y a la mobilité ; mais dans la mobilité, il y a la raideur. Les moindres alliances de la musique et de la danse dans le monde latino-américain (reggaeton, salsa, bachata, tango, etc.) sont ainsi particulièrement mobiles dans leur expression et en même temps d’une codification théorique extrêmement raide.

Cette dialectique du raide et du mobile, propre à l’Espagne se développant comme nation à l’époque du siècle d’or, se lit dans tout le roman Don Quichotte. Et après avoir donné ses conseils, Don Quichotte envoie un peu plus tard une lettre à Sancho Panza, après avoir eu les premiers échos de l’activité de gouverneur de celui-ci.

Lettre de don Quichotte de la Manche à Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria

« Quand je m’attendais à recevoir des nouvelles de tes étourderies et de tes impertinences, ami Sancho, j’en ai reçu de ta sage conduite ; de quoi j’ai rendu de particulières actions de grâces au ciel, qui sait élever le pauvre du fumier, et des sots faire des gens d’esprit.

On annonce que tu gouvernes comme si tu étais un homme, et que tu es homme comme si tu étais une brute, tant tu te traites avec humilité.

Mais je veux te faire observer, Sancho, que maintes fois il convient, il est nécessaire, pour l’autorité de l’office, d’aller contre l’humilité du cœur ; car la parure de la personne qui est élevée à de graves emplois doit être conforme à ce qu’ils exigent, et non à la mesure où le fait pencher son humilité naturelle.

Habille-toi bien ; un bâton paré ne paraît plus un bâton. Je ne dis pas que tu portes des joyaux et des dentelles, ni qu’étant magistrat tu t’habilles en militaire ; mais que tu te pares avec l’habit que requiert ton office, en le portant propre et bien tenu.

Pour gagner l’affection du pays que tu gouvernes, tu dois, entre autres, faire deux choses ; l’une, être affable et poli avec tout le monde, c’est ce que je t’ai déjà dit une fois ; l’autre, veiller à l’abondance des approvisionnements ; il n’y a rien qui fatigue plus le cœur du pauvre que la disette et la faim.

Ne rends pas beaucoup de pragmatiques et d’ordonnances ; si tu en fais, tâche qu’elles soient bonnes, et surtout qu’on les observe et qu’on les exécute ; car les ordonnances qu’on n’observe point sont comme si elles n’étaient pas rendues ; au contraire, elles laissent entendre que le prince qui eut assez de sagesse et d’autorité pour les rendre, n’a pas assez de force et de courage pour les faire exécuter.

Or, les lois qui doivent effrayer, et qui restent sans exécution, finissent par être comme le soliveau, roi des grenouilles, qui les épouvantait dans l’origine, et qu’elles méprisèrent avec le temps jusqu’à lui monter dessus. Sois comme une mère pour les vertus, comme une marâtre pour les vices.

Ne sois ni toujours rigoureux, ni toujours débonnaire, et choisis le milieu entre ces deux extrêmes ; c’est là qu’est le vrai point de la discrétion.

Visite les prisons, les boucheries, les marchés ; la présence du gouverneur dans ces endroits est d’une haute importance.

Console les prisonniers qui attendent la prompte expédition de leurs affaires. Sois un épouvantail pour les bouchers et pour les revendeurs, afin qu’ils donnent le juste poids.

Garde-toi bien de te montrer, si tu l’étais par hasard, ce que je ne crois pas, avaricieux, gourmand, ou adonné aux femmes ; car dès qu’on saurait dans le pays, surtout ceux qui ont affaire à toi, quelle est ton inclination bien déterminée, on te battrait en brèche par ce côté, jusqu’à t’abattre dans les profondeurs de la perdition.

Lis et relis, passe et repasse les conseils et les instructions que je t’ai donnés par écrit avant que tu partisses pour ton gouvernement ; tu verras, si tu les observes, que tu y trouveras une aide qui te fera supporter les travaux et les obstacles que les gouverneurs rencontrent à chaque pas.

Écris à tes seigneurs, et montre-toi reconnaissant à leur égard ; car l’ingratitude est fille de l’orgueil, et l’un des plus grands péchés que l’on connaisse.

L’homme qui est reconnaissant envers ceux qui lui font du bien témoigne qu’il le sera de même envers Dieu, dont il a reçu et reçoit sans cesse tant de faveurs.

Madame la duchesse a dépêché un exprès, avec ton habit de chasse et un autre présent, à ta femme Thérèse Panza ; nous attendons à chaque instant la réponse.

J’ai été quelque peu indisposé de certaines égratignures de chat qui me sont arrivées, et dont mon nez ne s’est pas trouvé fort bien ; mais ce n’a rien été ; s’il y a des enchanteurs qui me maltraitent, il y en a d’autres qui me protègent.

Fais-moi savoir si le majordome qui t’accompagne a pris quelque part aux actions de la Trifaldi, comme tu l’avais soupçonné.

De tout ce qui t’arrivera tu me donneras avis, puisque la distance est si courte ; d’ailleurs je pense bientôt quitter cette vie oisive où je languis, car je ne suis pas né pour elle.

Une affaire s’est présentée, qui doit, j’imagine, me faire tomber dans la disgrâce du duc et de la duchesse.

Mais, bien que cela me fasse beaucoup de peine, cela ne me fait rien du tout ; car enfin, enfin, je dois obéir plutôt aux devoirs de ma profession qu’à leur bon plaisir, suivant cet adage : Amicus Plato sed magis amica veritas [Je suis ami de Platon mais encore plus ami de la vérité].

Je te dis ce latin, parce que je suppose que, depuis que tu es gouverneur, tu l’auras appris. À Dieu, et qu’il te préserve de ce que personne te porte compassion.

Ton ami.

DON QUICHOTTE DE LA MANCHE. »

Être toujours respectable, être toujours respecté : ce mélange de civilisation et de posture patriarcale porte les esprits espagnols alors.

Les figures déterminées de Zurbarán

La capacité de décision de type espagnol ne se retrouve pas que chez les conquistadors : elle forme également l’arrière-plan de l’art en général, notamment religieux. Les figures de mystiques jetant leur vie, la propulsant dans la dévotion, pour Dieu, dans une rencontre de raideur et de mobilité, sont incontournables du siècle d’or.

La grande référence ici, c’est Francisco de Zurbarán (1598–1664). On comprend tout de suite sa démarche avec Le Martyre de saint Sérapion, de 1628. On parle ici d’un Anglais qui a participé à une croisade, puis est venu se battre aux côtés des Espagnols lors de la Reconquista.

Il rejoignit ensuite comme religieux l’ordre de la Merci et fut affreusement supplicié, éviscéré notamment, par l’empire ottoman à Alger. Il s’était proposé en otage, dans l’attente du paiement de rançons pour racheter les prisonniers espagnols.

L’oeuvre est expressive, évocatrice à un travers une fort contraste, tout en restant d’une grande sobriété. On retrouve la raideur et la mobilité espagnoles.

Ami de Diego Vélasquez, Francisco de Zurbarán a peint de très nombreuses œuvres religieuses ; il fut également proche du Roi qui lui fit des commandes. Sa renommée fut d’ailleurs rapidement immense. Il faut dire que la dialectique du raide et du mobile est ici particulièrement réussie, au sens où cela donne une dimension flamboyante, qui contraste avec le minimalisme de l’approche générale

Sa représentation de la Vierge enfant en train de dormir est exemplaire de cela. Les traits semblent imparfait chez Francisco de Zurbarán, ce n’est pas la technique qui supporte l’oeuvre. Le réalisme provient d’une opposition entre le raide et le mobile, dans le cadre d’un sens de la mise en scène, toujours sobre, et pourtant à chaque fois les œuvres semblent emplies.

Si l’on veut, on peut dire que la posture, toujours marquée par la raideur et la mobilité, donne un caractère vivant qui permet de surpasser une représentation sinon trop simpliste, trop formelle.

Cela fait que les personnages relevant de la religion fournissent, somme toute, une image humaine, réelle, mais avec des figures pleines de détermination.

Voici deux saintes, Marguerite (une païenne convertie) et Casilde (une musulmane convertie).

On voit très bien comment chez Zurbarán la religion est le support à une forme d’élévation de l’esprit, de dignité, dans une forme simple d’existence, en rupture nette avec le minimalisme religieux féodal qui soulignait surtout la majesté, le caractère transcendant des figures religieuses.

C’est le paradoxe de ce réalisme espagnol d’être religieux, il ramène la religion sur terre, mais au prix de forcer la réalité à se plier aux valeurs religieuses. Les représentations de Saint François par Zurbarán sont exemplaires de comment l’Espagne sort du Moyen-Âge, mais pas par la reconnaissance protestante de la vie intérieure. C’est l’exigence catholique d’une existence déterminée qui porte le mouvement sur le plan idéologique et culturel.

La représentation de la Vierge pour un monastère, la chartreuse Notre-Dame de las Cuevas, montre très bien le dépassement : si la Vierge est pleine de majesté médiévale, ceux qu’elles protègent sont justement pleins de détermination.

C’est très exactement l’esprit de Don Quichotte tout au long du roman, c’est précisément cet état d’esprit qu’il valorise, au-delà de son ridicule apparent du à sa folie d’être un « chevalier errant ». C’est un esprit chevaleresque sans chevalerie qui marque l’Espagne.

Du conquistador à Don Quichotte, la capacité de décision

Il est bien connu que l’Amérique a été colonisée sous l’égide des « conquistadors », des conquérants venus d’Espagne et du Portugal. On a là tout un état d’esprit, mêlant démarche militaire et curiosité d’explorateur, qui est né dans le contexte historique.

L’arrière-plan, c’est l’affrontement avec la conquête musulmane, pendant 781 années. On parle ici d’une dimension patriarcale, mais mêlée à l’idée démocratique de protéger sa propre population face à un envahisseur. C’est le moment où l’idée de la « cause juste » de la libération de l’Espagne fusionna avec le roi et le catholicisme.

Les conquistadors possédaient donc une mentalité très particulière ; il faut relever ici entre autres dans leur substance le maniement des armes, les conceptions tactiques de l’action militaire, l’utilisation de molosses dans les combats et plus généralement d’expédients de manière pragmatique, la compréhension de l’importance de la guerre psychologique, le courage collectif dans les affrontements, l’esprit de corps.

Le casque typique des conquistadors

Si on ne comprend pas cela, on ne peut pas comprendre comment Hernán Cortés a dirigé la victoire sur l’empire aztèque, et Francisco Pizarro sur l’empire inca, et cela en très peu d’années.

Voici ce que dit Francisco Pizarro à ses 177 soldats, alors qu’ils allaient s’affronter à des milliers Incas à Cajamarca en 1532.

« Ayez le courage de faire ce que j’attends de vous et ce que tous les bons Espagnols doivent faire, et ne soyez pas alarmés par la multitude que l’on dit que l’ennemi a, ni par le nombre réduit de chrétiens.

Car même si nous étions moins nombreux et l’ennemi plus nombreux, l’aide de Dieu est encore plus grande, et à l’heure du besoin, il aide et favorise les siens pour déconcerter et humilier l’orgueil des infidèles et les attirer à la connaissance de notre Sainte Foi. »

L’attaque espagnole dura moins d’une demi-heure. Elle se solda par la mort de 2 000 Incas, 5 000 étant fait prisonniers, notamment l’empereur Atahualpa ; du côté espagnol il y eut un blessé et un esclave tué.

On a un excellent aperçu de la mentalité observatrice, attentive, machiavélique, courageuse et pieuse, opportuniste et humaniste, exploratrice et manipulatrice des conquistadors dans Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, écrite par Bernal Díaz del Castillo, qui participa à 119 affrontements dans le cadre de la victoire sur les Aztèques.

Cervantès, l’auteur de Don Quichotte lui-même a perdu à 24 ans l’usage de sa main gauche lors de la bataille de Lépante en 1571. On parle ici d’une bataille navale, au large de la Grèce actuelle, où s’affrontèrent plus de cinq cents navires.

Les protagonistes furent l’empire ottoman et la Sainte-Ligue. Cette dernière était une alliance de l’Espagne avec le pape, les Républiques de Venise et de Gênes, plus généralement l’ensemble des forces italiennes ainsi que maltaises.

Cervantès fut quelques années plus tard enlevé par des navires ottomans, et emprisonné cinq ans à Alger, où il tenta quatre fois de s’enfuir.

Une vision de la bataille de Lépante, fin du 16e siècle

On ne sera donc pas étonné de retrouver dans Don Quichotte tout cet esprit d’une époque, qui a façonné la culture nationale espagnole. Si Don Quichotte est ridicule, il est aussi grandiose, et si l’époque des chevaliers errants est terminé car l’empire est né, il n’en reste pas moins que l’esprit d’engagement, de sacrifice, de décision a donné naissance à la nouvelle situation.

Le très grand écrivain russe Ivan Tourgueniev (1818 – 1883) a précisément remarqué cela. Voici ce qu’il constate en 1860 dans Hamlet et Don Quichotte. Hamlet est manipulateur, il n’est pas honnête, alors que Don Quichotte sert une idée avec candeur.

« La première édition de Hamlet, la tragédie de Shakespeare, et la première partie du Don Quichotte de Cervantès ont paru la même année, au commencement du dix-septième siècle (…).

Que représente Don Quichotte ?

Examinons-le, non pas avec ce coup d’œil rapide qui ne s’arrête qu’à la surface ou aux menus détails, et nous ne verrons pas seulement en lui le chevalier de la triste figure, ce type créé pour tourner en ridicule les anciens romans de chevalerie ; non, ce type s’est élargi, comme on le sait, sous la main de son immortel créateur.

Le Don Quichotte de la seconde partie, l’aimable interlocuteur des ducs et des duchesses, le sage conseiller de l’écuyer gouverneur n’est plus le Don Quichotte de la première partie, surtout du début ; ce n’est plus ce bizarre et ridicule original sur lequel les coups pleuvent si libéralement ; essayons donc de pénétrer jusqu’à l’essence même de l’œuvre.

Nous le demandons encore une fois : que représente Don Quichotte ?

La foi avant tout, la foi en quelque chose d’éternel, d’immuable dans la vérité, dans cette vérité qui réside en dehors de l’individu, qui ne se donne pas à lui aisément, qui demande qu’on la serve et qu’on se sacrifie pour elle, mais qui finit par céder à la persistance du service et à l’énergie du sacrifice.

Don Quichotte est pénétré tout entier de dévouement à cet idéal pour lequel il est prêt à supporter toutes les privations, à donner même sa vie ; il n’estime cette vie que comme un moyen d’incarner l’idéal, de réaliser la vérité, la justice sur la terre.

On nous dira que son cerveau dérangé a puisé cet idéal dans le monde fantastique des romans de chevalerie. D’accord, et c’est là ce qui constitue le côté comique de Don Quichotte ; mais l’idéal n’en garde pas moins toute sa pureté primitive.

Vivre pour soi, s’occuper de soi, c’est une honte aux yeux de Don Quichotte.

Il vit tout entier, si l’on peut s’exprimer ainsi, en dehors de lui-même, pour les autres, pour ses frères, pour la destruction du mal, pour la lutte contre les forces hostiles à l’humanité, les sorciers, les géants, c’est-à-dire les oppresseurs.

Vous ne trouverez pas en lui une trace d’égoïsme : il ne s’occupe jamais de lui-même, il est tout sacrifice, — notez bien ce mot, — il croit, il croit fermement et sans arrière-pensée.

C’est pour cela qu’il est sans peur et patient, qu’il se contente de la nourriture la plus grossière, du costume le plus misérable. Que lui importe !

Humble de cœur, il est grand et hardi par l’esprit ; sa piété fervente ne gêne point sa liberté ; étranger à la vanité, il ne doute point de lui-même, de sa vocation, de ses forces physiques.

Sa volonté est une volonté indomptable. La poursuite constante d’un seul et même but prête quelque monotonie à ses pensées, quelque étroitesse à son intelligence ; il sait peu de choses, et il n’a pas besoin d’en savoir beaucoup.

Il sait en quoi consiste son œuvre, pourquoi il vit sur la terre ? Et n’est-ce pas la science capitale ?

Don Quichotte peut paraître tantôt complètement fou, parce que la réalité la plus incontestable se dérobe à ses yeux et fond comme la cire au feu de son enthousiasme, — il voit réellement des Maures vivants dans des marionnettes, et des chevaliers dans des moutons, — tantôt borné, parce qu’il ne sait ni sympathiser à demi, ni se réjouir à demi ; comme un vieil arbre il a poussé dans le sol de profondes racines, il n’est en état ni de changer ses convictions, ni de passer d’un objet à un autre. Son tempérament moral est d’une solidité à toute épreuve.

Remarquez bien que ce fou, ce chevalier errant, est l’être le plus moral du monde.

Ce trait prête une force et une grandeur particulière à ses jugements et à ses discours, à toute sa figure, malgré les situations comiques et humiliantes où il tombe constamment.

Don Quichotte est un enthousiaste, un serviteur de l’idée, ébloui par sa splendeur. »

Et encore :

« Un grand seigneur anglais, bon juge en ces matières, me disait un jour devant nous que Don Quichotte était le type du vrai gentleman.

En effet, si la simplicité et le calme des manières sont le trait distinctif de ce qu’on appelle l’homme comme il faut, Don Quichotte mérite ce titre à tous égards.

C’est un véritable hidalgo ; il reste tel, même quand les moqueuses servantes du duc s’amusent à lui laver la figure.

La simplicité de ses manières résulte d’une absence absolue, je ne dirai pas seulement d’amour-propre, mais de sentiment subjectif ; Don Quichotte n’est pas occupé de lui-même ; il ne songe point à poser pour les autres. »

En lisant cela, on comprend très bien comment la guerre d’Espagne, dans sa dynamique, a été une guerre espagnole au sens strict, et malheureusement ce qui a joué dans la guerre civile, c’est que la dimension nationale espagnole, le style espagnol, l’approche du type « au service d’une idée », a été trop peu comprise par le Front populaire, alors que le franquisme l’a massivement utilisé en le déformant à ses fins.