Diego Vélasquez et Les Ménines

Le réalisme d’un régime féodal, catholique, colonial et impérial est une position malaisée. Elle implique d’agir avec l’époque et contre elle, en s’affirmant à travers elle plus qu’en elle-même. Les fileuses, peint vers 1644-1657 par Diego Vélasquez (1599-1660), témoigne ici de manière magistrale d’un tel réalisme.

Les fileuses

La représentation des fileuses est magnifique dans sa composition et son caractère typique ; la roue de l’appareil employé sur la gauche voit ses rayons disparaître dans le mouvement, sans pour autant être central, conservant la dignité du réel.

Il y a une certaine vivacité, un sens de l’action typiquement espagnol. On sent les corps légers au mouvement, à rebours des représentations réalistes des Pays-Bas, pour prendre l’exemple le plus avancé.

La tapisserie à l’arrière-plan représente un épisode de la mythologie grecque, plus précisément des Métamorphoses d’Ovide, où la déesse grecque Athéna jalouse de la fileuse Arachné finit par transformer celle-ci en araignée.

Les femmes devant la tapisserie sont indéniablement membres des classes dominantes, et pourtant elles restent au loin, les travailleuses se situant au premier plan. On notera également, preuve de la confiance faite au réel, la présence du chat, bien à l’aise et dont on devine l’habitude d’être là.

C’est à la fois une référence culturelle et un appel à la modernité productive, ce qui fait de cette œuvre un manifeste véritable.

L’oeuvre la plus célèbre de Diego Vélasquez, Les Ménines (c’est-à-dire les demoiselles d’honneur), peinte en 1656, témoigne de son côté parfaitement des difficultés du réalisme dans le contexte espagnol.

Diego Vélasquez peint pour la cour, et il transporte le réalisme, mais comment le formuler lorsque le cadre est imposé à rebours du caractère naturel du réel ?

Diego Vélasquez s’en sort par un sens aigu de la composition, ayant rendu cette œuvre, de 3,18 m de haut sur 2,76 m de large, particulièrement fascinante, captant l’attention de manière très prononcée.

Les Ménines

On a neuf personnages, avec déjà, à gauche Diego Vélasquez lui-même, en train de peindre. Il y a deux tableaux au-dessus de lui : Pallas [Athéna] et Arachné de Rubens, Apollon et Marsyas de Jacob Jordaens.

Dans le miroir derrière le peintre, on a le roi Philippe IV et la reine Marie-Anne (d’Autriche). Sont-ils présents comme observateurs, ou bien le miroir montre le contenu du tableau ?

Dans tous les cas, le peintre témoigne ici d’une connivence très prononcée avec le couple royal. La petite fille, âgée de cinq ans alors, qu’on voit au premier plan est d’ailleurs leur enfant, c’est l’infante Marguerite-Thérèse.

Ses ancêtres appartiennent aux familles royales espagnole et autrichienne et elle-même… se mariera en Autriche, devenant impératrice. Sa demi-sœur, Marie-Thérèse d’Autriche, se maria avec Louis XIV.

L’infante se voit présentée un plateau en or, avec une cruche (provenant de Nouvelle Espagne) et des biscuits, par doña María Agustina Sarmiento de Sotomayor, fille du comte de Salvatierra, qui est à genoux. C’est une demoiselle d’honneur, tout comme doña Isabel de Velasco, qui est de l’autre côté, penchée pour faire la révérence.

Derrière cette dernière, on a doña Marcela de Ulloa, chaperonne de la princesse, habillée en deuil, et près d’elle un garde. Plus au fond, au niveau d’un rideau, on a le chambellan de la reine et chef des ateliers de la tapisserie royale, Don José Nieto Velázquez.

Tout à droite on a deux nains, un Italien, Nicolas Pertusato, qui ennuie le chien au premier plan, et une Allemande, Maribarbola (Maria Barbara Asquin). Les nains servaient de faire-valoir, d’amuseurs, de preuves du caractère magnanime du roi, etc. ; il y eut 127 personnes de ce type à la Cour d’Espagne entre 1563 et 1710.

Cette peinture des Ménines par Diego Vélasquez exerce une profonde fascination historiquement (comme inversement elle peut laisser perplexe). C’est qu’il y a dans la culture espagnole du siècle d’or un mélange de raideur et de mobilité qui est unique, et qui si elle n’est pas saisie, ne permet pas d’accéder à l’Espagne.

Le réalisme d’un régime féodal, catholique, colonial et impérial

Quel peut être le réalisme d’un régime féodal, catholique, colonial et impérial ? C’est qu’on parle d’un régime qui se met en place, et dans son élan, il bouscule, renverse des structures anciennes, faisant triompher le nouveau contre l’ancien.

L’instauration d’un régime féodal relativement unifié est le produit du dépassement d’un morcellement réactionnaire. On reste dans la féodalité, avec pourtant un phénomène de complexification, de synthèse.

Il y a encore des affrontements littéralement claniques ; le banditisme reste une tradition. L’esprit soldatesque est omniprésent. On échappe pourtant plus ni au Roi, ni à l’Église, et ce en aucunes manières.

La dimension impériale oblige à dépasser les particularismes et à promouvoir la synthèse, à une dimension encore plus vaste. Bien sûr, cet empire est artificiel et ne se maintiendra pas ; il est ici équivalent à l’empire des Habsbourg au centre de l’Europe.

La résidence du roi d’Espagne, Saint-Laurent-de-l’Escurial, peint par Michel-Ange Houasse en 1722

Cependant, il implique des échanges majeurs, qui font passer un cap, et ce d’autant plus que contrairement à l’empire des Habsbourg en Europe centrale, il n’y a pas de disparités nationales marquées. Même si la Catalogne a son propre parcours, Don Quichotte qui vient de la région de la Manche, au centre du pays, passe ainsi par Barcelone.

On baigne ici dans une culture latine très prononcée. Un artiste italien majeur comme Le Bernin (1598-1680) était un sujet du roi d’Espagne, tout comme le compositeur Claudio Monteverdi (1567-1643).

Deux auteurs espagnols majeurs, Miguel de Cervantes (1547-1616), l’auteur de Don Quichotte, et Francisco de Quevedo (1580-1645), ont vécu une partie de leur vie dans la partie de l’Italie sous domination espagnole.

De plus, si on prend la vague catholique, qui a un objectif de manipulation des masses, on constate qu’elle est obligée, dans l’effervescence de la « reconquête », de passer par une dimension populaire afin d’obtenir un réel ressort.

Les processions espagnoles sont ici bien connues, avec une ferveur religieuse vigoureuse dans la représentation. C’est d’autant plus vrai que l’Église devait aller chercher les artistes pour promouvoir les arts à sa manière, et qu’il fallait pour cela un terreau culturel réel, hors-religion.

Vierge à l’enfant, par Luis de Morales, 1565

On reconnaît là le drame espagnol, qui est la même que pour le Mexique ou la Pologne : la nation naît à travers le catholicisme, ce qui complique particulièrement la tâche de faire la part des choses.

Nombre d’initiatives historiquement correctes ont, dans ces pays, connu une défaite majeure en raison de leur tentative forcée de dépasser la religion arc-boutée sur la dimension féodale justement ennemie.

Et pareillement que pour la religion s’installant dans l’Espagne désormais « purement » catholique – les tenants des religions juive et musulmane sont expulsés à la victoire totale de la Reconquista – le colonialisme a un double caractère.

S’il est négatif dans sa nature au sens strict, il a une portée positive dans la mesure où il renverse le mode de production esclavagiste mésoaméricain et amène les masses à un niveau supérieur de développement, ce qui joue en retour sur la base coloniale elle-même.

D’ailleurs, l’indépendance des colonies américaines de l’Espagne va être poussée par des colons espagnols profitant de la défaite de la métropole face à Napoléon. Cela exprime une contradiction interne, où la féodalité espagnole se fait dépasser par elle-même, en quelque sorte, tout comme ce furent les conquistadors, aventuriers sans subordination directe réelle au roi, qui forcèrent militairement la victoire sur les empires aztèque et inca.

Autrement dit, le réalisme dans l’empire espagnol est véritablement à la croisée des tendances positives et des tendances négatives. Il existe malgré le régime, mais en même temps par le régime.

Don Quichotte, chef-d’oeuvre de la transformation impériale

En 1605, Miguel de Cervantes publie L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche ; en 1615 est publié une seconde partie. Ce roman, un chef-d’oeuvre d’ingéniosité et de finesse, provoqua une onde de choc culturelle, tant en Espagne que dans toute l’Europe.

L’oeuvre a depuis été mille fois commentée, avec mille interprétations différentes ; tous soulignent par contre sa fluidité, l’amusement qu’il provoque, la vivacité du caractère des différents personnages.

C’est qu’on s’attache immanquablement à Don Quichotte et à son écuyer Sancho Panza. Leurs mésaventures sont provoquées par le fait que le premier a trop lu de littérature au sujet des chevaliers errants. Il s’imagine en être devenu un, et son imagination fertile l’amène par exemple, l’épisode est fameux, à attaquer des moulins en s’imaginant qu’il s’agit de géants.

« Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse.

Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu.

Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge [une étoffe] ]du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine (…).

Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien.

Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en procurer (…).

Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le monde.

Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et s’exposant à tant de rencontres, à tant de périls, qu’il acquît, en les surmontant, une éternelle renommée.

Il s’imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir couronner la valeur de son bras au moins par l’empire de Trébizonde. »

Tout cela est d’autant plus marquant que Don Quichotte et Sancho Panza sont terriblement bavards et très fins. Leurs remarques sont ainsi parfois très élevées, remplies de subtilité et même de références, tout comme elles peuvent être délirantes dès qu’on se rapproche du thème du chevalier errant à qui il arrive des histoires merveilleuses remplies de princesses à sauver et de malins enchanteurs.

Il ne faut toutefois pas s’attendre à un roman reposant sur une grande fluidité, comme on en connaîtra par la suite, surtout avec la littérature russe à partir de Pouchkine. L’oeuvre est un assemblage de courtes histoires, où l’on suit le périple de Don Quichotte accompagné de Sancho Panza.

La première édition

Tout s’entremêle de manière assez tortueuse, et en ce sens on est dans l’esprit de la toute fin du Moyen-Âge. Pour trouver un équivalent dans un genre différent en France, il faut se tourner vers les Essais de Montaigne, publiés à peu près au même moment (1580).

L’ouvrage est pareillement extrêmement intéressant, mais l’expression est d’une construction fatigante, les références et les allusions très nombreuses ; tout s’assemble de manière accumulatrice, voire un peu forcée.

La force de Don Quichotte, c’est toutefois que chaque petite histoire se suffit à elle-même et est très souvent bien amenée, et surtout que le caractère contradictoire du personnage de Don Quichotte permet une dialectique très vivante.

Il est brillant et ridicule, intelligent et niais, héroïque et pathétique, cultivé et niais, courageux et poltron, et tous les gens autour de lui le constatent, avec étonnement.

Car l’oeuvre fourmille de personnages et de lieux. Les descriptions sont réalistes, et le peuple, omniprésent, est montré tel quel ; ce qui se passe est par contre plein de pittoresque et de charme espagnol.

Représentation de Don Quichotte lisant ses livres de chevalerie dans la première édition faite par l’Académie royale espagnole en 1780.

Les débats sans fin ont justement été provoqué par ce qui arrive dans le roman : comment l’interpréter ? Cervantes vise-t-il les uns, ou bien les autres ?

La clef de l’oeuvre se situe ici à la fin du second tome. Don Quichotte, juste avant de mourir, rejette les ouvrages de la chevalerie errante. C’est étonnant, car l’oeuvre très longue, tout en s’en moquant, n’a pas cessé d’exposer les valeurs de celle-ci, de mentionner les innombrables ouvrages de chevalerie racontant les exploits de telle ou telle figure mythique, tel Amadis de Gaule, Lancelot du Lac, Roland le Furieux, etc.

Mais ce qu’on comprend, c’est que toute référence à la chevalerie en général n’est plus d’époque. Les mentalités ont changé, les gens voient cela comme quelque chose d’idéaliste et sans lien avec le réel.

Seul un esprit aristocratique « pur », sans aucun opportunisme ou quête d’un quelconque intérêt matériel, peut s’y intéresser, et encore sans mener à rien. La figure de Don Quichotte est ainsi tragique, car condamné dans sa substance même, et c’est cela qui la rend si attachante justement.

Et ce qui a porté cette présentation à la fois moqueuse et remplie de référence, c’est l’âge impérial qui s’installe. Il est patriarcal, comme le fut la période précédente, néanmoins il y a désormais un cadre général qui fonctionne au-dessus de chaque lieu, de chaque activité : l’État central du roi et l’Église catholique.

C’est là que penche désormais tout ce qui est culturel, idéologique et il n’y a plus de place pour un esprit chevaleresque qui serait une fin en soi.

La dimension impériale du siècle d’or espagnol

La France a connu avec Louis XIV, au 17e siècle, sa grande affirmation nationale, dans le prolongement de son émergence comme nation, avec François Ier au début du 16e siècle. Le « grand siècle » que fut le 17e siècle pour la France a fixé les traits nationaux de celle-ci.

Dans le prolongement de Du Bellay et de Ronsard, la langue française a été puissamment travaillée par La Fontaine, Molière, Boileau et bien sûr Racine, qui l’a emporté sur Corneille et son influence espagnole.

L’Espagne formait en effet une menace prégnante pour la France d’alors. Elle a, en fait, connu précisément le même processus de cristallisation nationale, qui reste malheureusement très largement inconnu en France, alors que le parallèle est utile à connaître.

La raison pour cela tient à ce que l’Espagne ayant pris de l’avance sur la France, elle chercha à phagocyter celle-ci. L’influence espagnole est majeure dans la guerre de religions en France et lorsqu’on parle du parti catholique alors, on parle concrètement d’un parti « espagnol ».

C’est l’importance de cette influence étrangère qui a amené les « politiques » à privilégier l’État comme forme au-dessus des religions. Ils considéraient que la France allait soit s’effondrer dans une guerre civile sans fin si les protestants l’emportaient, soit devenir soumise à l’Espagne si le camp catholique l’emportait totalement.

Les « politiques », qui sont parvenus à prendre le contrôle de l’État, ont ici développé comme idéologie le scepticisme, élaboré par Montaigne qui fut également un acteur majeur pour épauler Henri IV.

Portrait de Henri IV de son vivant

Les écrits bien connus de Montaigne au sujet de la colonisation de l’Amérique sont d’ailleurs bien entendu humanistes, mais leur fonction politique alors était concrètement de dénoncer l’Espagne. La monarchie absolue française est née comme mise de côté relative du pouvoir catholique et contre la monarchie espagnole.

Il n’est toutefois pas tout à fait juste de parler de monarchie espagnole. Il vaut mieux parler d’empire espagnol. Car le « siècle d’or » de l’Espagne tient à une dynamique impériale, portée par les Habsbourg.

Ce triomphe impérial est d’autant plus paradoxal si l’on voit d’où il sort. Quand on remonte bien plus loin, on a l’arrivée des Goths en Espagne. Eux-mêmes furent ensuite battus par les envahisseurs musulmans et en 721, la quasi totalité de l’Hispanie est un califat.

Cependant, comme on le sait, l’Islam fonctionne comme un féodalisme militaire, qui a besoin de conquêtes. En raison de l’échec face aux Francs, avec notamment Pépin le bref, il implose en luttes factionnelles et au 13e siècle, la « reconquête » chrétienne a déjà largement triomphé.

Celle-ci repose toutefois sur une démarche chevaleresque dans un esprit de croisade, sur la base des royaumes de Castille et d’Aragon. Il s’ensuit que les succès débouchent sur des conflits internes, des bandits agissant ici et là, des guerres civiles, des guerres de succession ou de vengeance, des affrontements entre royaumes, etc.

Cela est vrai tant pour la Navarre que la Castille et l’Aragon, ainsi que pour le Portugal qui fut en guerre avec la Castille.

Une carte de la « reconquête » au 12e siècle avec Alphonse Ier (wikipédia)

L’Histoire va alors connaître un tournant inattendu, propulsant l’Espagne d’une zone arriérée de combats à la périphérie de l’Europe à une véritable base impériale.

Première étape, le mariage de Ferdinand II d’Aragon et d’Isabelle de Castille en 1469 permit une unité territoriale suffisante afin d’obtenir l’hégémonie. C’est la naissance de la Couronne espagnole.

À ce niveau, on reste dans un phénomène classique d’une féodalité morcelée (= quantité), s’auto-dépassant par l’unification (= qualité).

Seconde étape, le dernier émirat en Espagne, Grenade, qui subsistait comme vassal de la Castille, implose en raison des combats factionnels ; en 1492, la Couronne espagnole en prend le contrôle et termine la reconquête de l’Espagne, la reconquista.

C’est la fin d’une croisade et, à ce titre, c’est un succès de très grande ampleur pour l’Église catholique. Pour cette raison, la monarchie espagnole se confond idéologiquement avec la reconquête catholique. La monarchie et la religion catholique sont assimilées l’une à l’autre.

Le pape Alexandre VI accorda d’ailleurs à Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille le titre de  Reyes catolicos, « Rois catholiques ».

Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille à leur mariage

Troisième étape, en 1492 encore, Christophe Colomb découvre (du point de vue européen) l’Amérique. C’est le début de la colonisation massive du continent américain par la nouvelle Couronne, avec une extension territoriale prétexte à un pillage de richesses, une profusion de nouveaux biens qui circulent (piments, tomates, maïs, etc.).

L’Espagne passe en quelques décennies du moyen-âge avec ses affrontements incessants à une monarchie de dimension impériale. Et cela va apporter de très grandes richesses et un immense prestige à la monarchie espagnole.

Naturellement, cela ne tiendra pas, car on est dans un contexte de féodalisme (et non pas de capitalisme naissant comme pour le colonialisme très différent mené par les Pays-Bas). Pour un temps, toutefois, cela suffit à apporter une grande dynamique économique, avec un cadre impérial.

Les provinces espagnoles en Amérique en 1800

Et justement, quatrième étape, de vastes territoires européens se voient liés à l’Espagne, par la famille des Habsbourg. C’est l’aspect impérial qui va déterminer le siècle d’or.

L’arrière-plan, sordide, c’est le jeu des mariages entre puissants courants à l’époque (et ce jusqu’à la consanguinité), et toujours réalisés avec un intention politique à chaque fois.

Pour faire le plus simple possible et en évitant les détails innombrables, Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille eurent l’une de leurs filles, Jeanne, qui s’était marié à Philippe de Habsbourg (dit le Beau), fils de l’archiduc Maximilien d’Autriche, futur empereur, et de la duchesse Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire.

Leur fils Charles va alors hériter… de la Bourgogne, mais également de la Castille, de l’Aragon, ainsi que des Habsbourg. C’est le fameux Charles Quint, qui a pu dire : « Sur mon empire, le soleil ne se couche jamais ».

Il règne en effet sur l’Espagne, les Pays-Bas (comprenant encore la Belgique), l’Autriche, le royaume de Naples, ainsi que sur de vastes territoires sur le continent américain, composant la vice-royauté de la Nouvelle Espagne et la vice-royauté du Pérou.

Charles Quint par Juan Pantoja de la Cruz 

Il a pu également affirmer : « J’ai appris l’italien pour parler au pape ; l’espagnol pour parler à ma mère ; l’anglais pour parler à ma tante ; l’allemand pour parler à mes amis ; le français pour me parler à moi-même ».

Ce dernier point reflète comment les plus hautes couches dominantes européennes formait une sorte de caste. Cependant, la consanguinité a un prix terrible, payé ensuite par le malheureux Charles II (1661-1700), souffrant d’idiotie, d’épilepsie, de syphilis depuis das naissance, stérile, ne sachant pas écrire, ayant des difficultés à parler.

Sa mort marqua la fin du règne des Habsbourg sur l’Espagne et Louis XIV avait dans ce cadre tenté de prendre le contrôle sur l’Espagne, c’est pourquoi la famille royale devint celle des Bourbons : le premier roi de la nouvelle dynastie, Philippe V le Brave, est le petit-fils de Louis XIV.

On passe alors à une autre époque, hors du siècle d’or. On peut considérer que ce dernier s’étale de 1504 à 1700, correspondant à la dynastie des Habsbourg. Ses très grandes richesses culturelles expriment l’élan unificateur, à rebours de la base de cet élan, de type féodal.

Les possessions des Habsbourg à la fin du règne de Charles Quint

Il est frappant ici de voir que les dimensions féodale, catholique, coloniale et impériale annoncent immanquablement tous les troubles intérieurs de l’Espagne par la suite.

Pour un temps toutefois, ces mêmes dimensions vont jouer un rôle historique transformateur. L’enlisement va ensuite précipiter rapidement la décadence.

L’Espagne ne sera plus un empire tout ayant été fondé comme telle ; la dimension coloniale va disparaître alors qu’elle était une ressource vitale. Pour le régime, forcer les traits catholiques et féodaux était une conséquence inévitable historiquement et le franquisme ne s’explique pas autrement.