La place des femmes dans Don Quichotte

Il est une question extrêmement importante qui reflète tout un arrière-plan historique : la place des femmes dans Don Quichotte. On sait que le roman se moque de la chevalerie et du culte qu’on lui accordait au Moyen-Âge.

Le souci, c’est que le romantisme de la chevalerie est ouvertement maintenue, et que c’est même un certain levier pour affirmer l’égalité entre les hommes et les femmes. Il y a là une puissante contradiction.

Qu’en est-il ? Pour le comprendre, il faut se saisir de la mentalité nationale espagnole qui s’affirme alors.

Regardons d’abord ce qui se passe avec Don Quichotte. Comme tout chevalier, il honore une femme, ici Dulcinée de Toboso. Elle est pour lui un prétexte pour se plaindre et pour partir à l’aventure, afin de mener des actions fantastiques en son honneur, de conquérir son coeur par sa vaillance, etc.

Don Quichotte se plaint ainsi à lui-même que :

« Ô princesse Dulcinée, dame de ce cœur captif ! une grande injure vous m’avez faite en me donnant congé, en m’imposant, par votre ordre, la rigoureuse contrainte de ne plus paraître en présence de votre beauté.

Daignez, ô ma dame, avoir souvenance de ce cœur, votre sujet, qui souffre tant d’angoisses pour l’amour de vous. »

Elle est un prétexte à une mise à l’épreuve.

« Ô Dulcinée du Toboso, jour de mes nuits, gloire de mes peines, nord de mes voyages, étoile de ma bonne fortune, puisse le ciel te la donner toujours heureuse en tout ce qu’il te plaira de lui demander, si tu daignes considérer en quels lieux et en quel état m’a conduit ton absence, et répondre par un heureux dénouement à la constance de ma foi ! »

Il l’idéalise conformément à l’idéal chevaleresque.

« Je ne pourrais affirmer, dit-il, si ma douce ennemie désire ou craint que le monde sache que je suis son serviteur ; seulement je puis dire, en répondant à la prière qui m’est faite avec tant de civilité, que son nom est Dulcinée ; sa patrie, le Toboso, village de la Manche ; sa qualité, au moins celle de princesse, puisqu’elle est ma reine et ma dame ; et ses charmes, surhumains, car en elle viennent se réaliser et se réunir tous les chimériques attributs de la beauté que les poètes donnent à leurs maîtresses.

Ses cheveux sont des tresses d’or, son front des champs élyséens, ses sourcils des arcs-en-ciel, ses yeux des soleils, ses joues des roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de l’albâtre, son sein du marbre, ses mains de l’ivoire, sa blancheur celle de la neige, et ce que la pudeur cache aux regards des hommes est tel, je m’imagine, que le plus judicieux examen pourrait seul en reconnaître le prix, mais non pas y trouver des termes de comparaison. »

Or, en pratique, on parle d’une paysanne qu’il ne connaît apparemment même pas, et qu’il a vu de loin quelques fois sur une très longue période. Voici ce qu’on apprend à ce sujet.

« – Quant à la lettre d’amour, tu mettras pour signature : À vous jusqu’à la mort, le chevalier de la Triste-Figure.

Il importera peu qu’elle soit écrite d’une main étrangère ; car, si je m’en souviens bien, Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de toute sa vie n’a vu lettre de ma main.

En effet, mes amours et les siens ont toujours été platoniques, sans s’étendre plus loin qu’à une honnête œillade, et encore tellement de loin en loin, que j’oserais jurer d’une chose en toute sûreté de conscience : c’est que, depuis douze ans au moins que je l’aime plus que la prunelle de ces yeux que doivent manger un jour les vers de la terre, je ne l’ai pas vue quatre fois.

Encore, sur ces quatre fois, n’y en a-t-il peut-être pas une où elle ait remarqué que je la regardais, tant sont grandes la réserve et la retraite où l’ont élevée son père Lorenzo Corchuelo et sa mère Aldonza Nogalès.

– Comment, comment ! s’écria Sancho, c’est la fille de Lorenzo Corchuelo qui est à cette heure ma dame Dulcinée du Toboso, celle qu’on appelle, par autre nom, Aldonza Lorenzo ?

– C’est elle-même, répondit don Quichotte, celle qui mérite de régner sur tout l’univers.

– Oh ! je la connais bien, reprit Sancho, et je puis dire qu’elle jette aussi bien la barre que le plus vigoureux gars de tout le village. Tudieu ! »

Tout cela est donc ridicule. Pourtant, on sait que Don Quichotte se comporte de manière très civilisée et raffinée quand il ne délire pas. Partant de là, impossible de ne pas être marqué par son profond respect pour une femme.

C’est d’autant plus vrai qu’à plusieurs moments, il y a des histoires d’amour rocambolesques qui se déroulent, exprimant à chaque fois un romantisme absolu. Sans les dévoiler ici, elle révèle de situations romantiques les plus fortes.

En trame de fond, on a des femmes qui rejettent des hommes ou ceux-ci qui se croient rejetés, et ceux-ci vivent à l’écart en pleurant et en exprimant leur tristesse, exactement comme Don Quichotte. Puis vient la résolution romantique, la plus invraisemblable et qui transporte pourtant.

On a également de nombreux couples dans le roman, et les femmes ont toujours un caractère bien trempé. Elles ne sont pas égales aux hommes dans les fonctions : le roman reste dans le cadre espagnol d’alors. Cependant, la femme est capable d’être protagoniste, et cela c’est une grande nouveauté.

On a ici un saut qualitatif. En France, il faut attendre Molière (pour la dimension sociale) et Racine (pour la dimension psychique) au 17e siècle pour avoir une telle affirmation, même s’il est vrai qu’elle ira bien plus loins et sera bien plus profonde.

Le réalisme truculent de Bartolomé Esteban Murillo

Si on s’intéresse au réalisme truculent de Don Quichotte, on est obligé de se tourner vers Bartolomé Esteban Murillo (1617-1682). Ses œuvres portent un regard réaliste extrêmement puissant, précisément dans le cadre national espagnol qui émerge.

L e Mangeur de melon et de raisin, peint vers 1650, est résolument exemplaire de cela. Oeuvre admirable de douceur et d’aisance portraitiste, cette peinture n’hésite en rien dans sa démonstration.

C’est une réalité brute, sale, et pleine de grâce pourtant. C’est aussi la preuve que le siècle d’or ne consiste pas en une idéologie artificielle de type catholique et impériale. Il y a un vrai mouvement de fond dans le développement, et cette capacité de se tourner vers le réel de Bartolomé Esteban Murillo en est une expression.

Comme bien souvent dans la peinture espagnole – c’en est même une caractéristique – le cadre général disparaît au profit d’un gros plan dont la dimension est pittoresque et authentique. C’est pratiquement l’équivalent d’une scène de Don Quichotte de Cervantès. Le siècle d’or espagnol enveloppe les moments, dans un mélange de raideur et de mobilité.

Un autre exemple foncièrement réussi de scène consiste en La Sainte Famille à l’oisillon. C’est une démonstration compositionnelle, où encore le cadre général s’efface devant la force du moment. Cette insistance sur la force du moment est typiquement espagnol, allant jusqu’à son mot d’ordre politico-militaire d’alors : ¡Santiago y cierra, España!Saint Jacques et ferme, Espagne !, c’est-à-dire fermer la distance entre l’ennemi et soi-même, donc charger.

Bartolomé Esteban Murillo assume de se tourner vers le peuple, et c’est là le paradoxe. Le protestantisme est porté par le peuple dans sa substance, alors que le catholicisme alors ne l’est pas ; mais la reconquête espagnole, dans son souci de mobiliser les masses dans un retour à la religion, par opposition aux conquêtes musulmanes, a précipité celles-ci dans une action de fond.

D’où une peinture où le peuple se voit reconnu dans dans son activité quotidienne, ce qui est systématiquement le cas également dans le roman Don Quichotte. Voici Garçon avec un chien.

Ici, on a Deux femmes à la fenêtre.

Il est remarquable de voir comment la peinture espagnole ne parvient pas à une représentation générale – ce que la peinture flamande est en mesure de faire justement – mais qu’inversement elle parvient à témoigner de l’intensité du moment.

L’Immaculée de l’Escorial est tout à fait marquante en ce sens, et on a un bon aperçu de la séparation historique entre catholicisme et protestantisme. Le protestantisme appelle chacun à porter la foi individuellement ; il reconnaît la société comme communauté, il porte la démocratie, l’esprit capitaliste de travail et de frugalité. Il est capable d’une vision d’ensemble.

Le catholicisme se fige par contre dans l’intensité religieuse de chaque personne dans sa liaison avec la religion comme institution étatique centralisée et sans place pour un engagement personnel réel.

Mais dans le développement inégal du catholicisme, porté à son paroxysme en Espagne alors, il y a le feu : celui d’intégrer une entité plus grande que soi, où on trouve sa place.

D’où la figure du conquistador, d’où aussi une peinture intense, sans jamais le cadre général – même dans Don Quichotte, malgré le réalisme, celui-ci semble vaporeux – mais toujours avec de la présence, comme ici avec Le Christ Bon Pasteur et un chef-d’oeuvre marquant : La Fille aux fleurs.

Cette absence de cadre général est précisément l’endroit où va se glisser toute l’idéologie catholique, avec sa surcharge d’éléments.

C’est ce qu’on appelle le baroque. Le réalisme des scènes est dévoyé dans une utilisation à prétention unilatéralement religieuse. L’absence de cadre est employé à fournir des éléments mystiques.

De par la logique espagnole de raideur et de mobilité, ce sont des éléments mouvants et figés en même temps – et surtout ils s’alignent sur la propagande religieuse de la contre-réforme, dont le dispositif-clef est de souligner le caractère impermanent, jamais fiable du monde, par opposition à celui stable et éternel de Dieu et de la religion catholique.

On a ici un bel exemple de cela chez Bartolomé Esteban Murillo avec La Vierge apparaissant à Saint Bernard.

Le réalisme truculent dans Don Quichotte

Dans Don Quichotte, les personnes présentes sont rapidement étonnantes de par leur élan, leur mine générale, leur style haut en couleur. Le caractère pittoresque de l’Espagne et des Espagnols, avec toute sa richesse populaire, permet au roman de Cervantès d’aisément captiver l’attention.

Voici un exemple du cadre de l’oeuvre :

« En devisant ainsi, ils découvrirent deux moines de l’ordre de Saint-Benoît, à cheval sur deux dromadaires, car les mules qu’ils montaient en avaient la taille, et portant leurs lunettes de voyage et leurs parasols.

Derrière eux venait un carrosse entouré de quatre ou cinq hommes à cheval, et suivi de deux garçons de mules à pied.

Dans ce carrosse était, comme on le sut depuis, une dame de Biscaye qui allait à Séville, où se trouvait son mari prêt à passer aux Indes avec un emploi considérable. Les moines ne venaient pas avec elle, mais suivaient le même chemin. »

Il n’est pas étonnant que Karl Marx ait tellement apprécié ce style, où les détails s’accumulent pour s’emboîter, se confronter. Surtout qu’il y a un arrière-plan populaire si sensible, en plus des aspects contradictoires qui pullulent.

Le réalisme est en fait omniprésent ; tout ce qui relève de phénomènes supra-naturels est absolument exclu de l’oeuvre, et même on se moque de toute interprétation en ce sens.

Cela veut dire d’une part que l’oeuvre affirme le matérialisme : tout ce qui est apparaît comme merveilleux a une signification réelle, non-mystique.

Cela implique d’autre part qu’on peut, par là même, se précipiter dans la description réelle des gens réels. Le roman est ainsi parsemé de présentations de la réalité populaire, dans un vaste panorama néanmoins bien davantage paysan qu’urbain.

Joaquín Sorolla Bastida, Séville. La danse, 1915

On est happé par l’ambiance typiquement espagnole, les attitudes de Don Quichotte et de Sancho Panza contrastant tellement qu’à la lecture on se prend à suivre ou l’un, ou l’autre, nécessairement.

« Il était tout juste minuit, ou à peu près, quand don Quichotte et Sancho quittèrent leur petit bois et entrèrent dans le Toboso.

Le village était enseveli dans le repos et le silence, car tous les habitants dormaient comme des souches. La nuit se trouvait être demi-claire, et Sancho aurait bien voulu qu’elle fût tout à fait noire, pour trouver dans son obscurité une excuse à ses sottises.

On n’entendait dans tout le pays que des aboiements de chiens, qui assourdissaient don Quichotte et troublaient le cœur de Sancho.

De temps en temps, un âne se mettait à braire, des cochons à grogner, des chats à miauler, et tous les bruits de ces voix différentes s’augmentaient par le silence de la nuit. »

Si Sancho Panza est un personnage qu’on apprécie forcément beaucoup, c’est surtout Don Quichotte qui invite à la sensibilité, et de toutes manières c’est par son intermédiaire qu’on découvre les épisodes, où les personnages eux-mêmes changent, s’approfondissent. C’est un portrait vivant et la quête de Don Quichotte est aussi une allégorie de la quête de soi-même, de sa propre place dans le monde.

Don Quichotte est une figure risible, pathétique, amusante, touchante, authentique dans sa fausseté. Nombreux sont les passages où il se dévoile, dans une exigence espagnole d’ouverture de sa propre existence, de présentation sans masque aucun.

« Ils arrivèrent, tout en causant ainsi, au pied d’une haute montagne qui s’élevait seule, comme une roche taillée à pic, au milieu de plusieurs autres dont elle était entourée.

Sur son flanc courait un ruisseau limpide, et tout alentour s’étendait une prairie si verte et si molle qu’elle faisait plaisir aux yeux qui la regardaient.

Beaucoup d’arbres dispersés çà et là et quelques fleurs des champs embellissaient encore cette douce retraite. Ce fut le lieu que choisit le chevalier de la Triste-Figure [c’est-à-dire Don Quichotte] pour faire sa pénitence.

Dès qu’il l’eut aperçu, il se mit à s’écrier à haute voix comme s’il eût déjà perdu la raison :

‘‘Voici l’endroit, ô ciel ! que j’adopte et choisis pour pleurer l’infortune où vous-même m’avez fait descendre ; voici l’endroit où les pleurs de mes yeux augmenteront les eaux de ce petit ruisselet, où mes profonds et continuels soupirs agiteront incessamment les feuilles de ces arbres sauvages, en signe et en témoignage de l’affliction qui déchire mon cœur outragé.’’ »

On ne se retrouve pas de descriptions sèches, on est toujours dans un contexte, avec un panorama bien déterminé. Don Quichotte et Sancho Panza y rencontrent toutes sortes de personnages aux fonctions très diverses lors de leur long périple où ils cherchent l’aventure, surtout dans les campagnes donc.

Le roman se laisse donc facilement lire, d’autant plus qu’il procède par courts chapitres : 52 pour la première partie, 74 pour la seconde, c’est là un point fort et un point faible du réalisme.

Les petits épisodes permettent en effet de présenter un cadre typique, de posséder un réalisme porté sur l’immédiat ; il manque par contre une trame vraiment générale au-delà de chaque histoire, amenant Cervantès à devoir littéralement « bricoler », avec beaucoup de vigueur et avec succès, afin de parvenir à relier le tout dans une composition générale.

Don Quichotte comme découverte de la superstructure idéologique

Si Karl Marx a tellement apprécié Don Quichotte, c’est parce que l’oeuvre révèle sur la réalité humaine.

Comme on le sait, le fond du roman s’appuie sur l’interprétation que fait Don Quichotte de la réalité : il transforme les faits afin de les voir conformément à son imaginaire d’un monde où il y a des chevaliers errants, des enchanteurs, des princesses à sauver, etc.

Voici un exemple de ce décalage, où le réalisme est double. Il y a en effet la réalité qui est montrée, mais il y a également la présentation réaliste de ce qui se passe dans l’imaginaire de Don Quichotte.

« Les deux aventuriers s’entretenaient ainsi, quand, sur le chemin qu’ils suivaient, don Quichotte aperçut un épais nuage de poussière qui se dirigeait de leur côté. Dès qu’il le vit, il se tourna vers Sancho, et lui dit :

« Voici le jour, ô Sancho, où l’on va voir enfin la haute destinée que me réserve la fortune ; voici le jour, dis-je encore, où doit se montrer, autant qu’en nul autre, la valeur de mon bras ; où je dois faire des prouesses qui demeureront écrites dans le livre de la Renommée pour l’admiration de tous les siècles à venir.

Tu vois bien, Sancho, ce tourbillon de poussière ? eh bien ! il est soulevé par une immense armée qui s’avance de ce côté, formée d’innombrables et diverses nations.

– En ce cas, reprit Sancho, il doit y en avoir deux ; car voilà que, du côté opposé, s’élève un autre tourbillon. »

Don Quichotte se retourna tout empressé, et, voyant que Sancho disait vrai, il sentit une joie extrême, car il s’imagina sur-le-champ que c’étaient deux armées qui venaient se rencontrer et se livrer bataille au milieu de cette plaine étendue.

Il avait, en effet, à toute heure et à tout moment, la fantaisie pleine de batailles, d’enchantements, d’aventures, d’amours, de défis, et de toutes les impertinences que débitent les livres de chevalerie errante, et rien de ce qu’il faisait, disait ou pensait, ne manquait de tendre à de semblables rêveries.

Ces tourbillons de poussière qu’il avait vus étaient soulevés par deux grands troupeaux de moutons qui venaient sur le même chemin de deux endroits différents, mais si bien cachés par la poussière, qu’on ne put les distinguer que lorsqu’ils furent arrivés tout près.

Don Quichotte affirmait avec tant d’insistance que c’étaient des armées, que Sancho finit par le croire.

« Eh bien ! seigneur, lui dit-il, qu’allons-nous faire, nous autres ?

– Qu’allons-nous faire ? reprit don Quichotte : porter notre aide et notre secours aux faibles et aux abandonnés. Or, il faut que tu saches, Sancho, que cette armée que nous avons en face est conduite et commandée par le grand empereur Alifanfaron, seigneur de la grande île Taprobana [c’est-à-dire Ceylan], et que cette autre armée qui vient par derrière nous est celle de son ennemi le roi des Garamantes [en Afrique], Pentapolin au bras retroussé, qu’on appelle ainsi parce qu’il entre toujours dans les batailles avec le bras droit nu jusqu’à l’épaule. »

S’il n’y avait pas un tel double réalisme, le roman n’aurait pas pu fonctionner, car Don Quichotte n’aurait été qu’une sorte de rêveur, de personnage délirant marginalisé par ses inventions. Ce qui est absolument fou dans l’oeuvre, c’est que Don Quichotte parvient à agir malgré ses interprétations hallucinées.

Bien entendu, les situations l’amènent à être ridicule. Néanmoins, il existe comme protagoniste dans la réalité. Autrement dit, Don Quichotte est une œuvre qui présente les choses selon un angle réaliste populaire, afin de présenter la puissance de l’imaginaire dans la conscience, de l’interprétation du monde, de l’idéologie.

Citons ici Karl Marx parlant de ce qu’est l’idéologie comme superstructure, dans La critique de l’économie politique.

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles.

L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées.

Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. »

La conscience « imaginaire » de Don Quichotte est exemplaire du fait qu’une conscience peut se tromper, avoir une interprétation du réel en décalage avec ce qu’est réellement le réel dans sa tendance, dans sa transformation, dans ce qu’il porte.

C’est cela le vrai génie du roman de Cervantès : montrer qu’une personne peut se tromper idéologiquement. C’est un manifeste matérialiste, au sens où c’est une expression historique de l’humanité dans sa capacité à disposer d’un recul sur elle-même.

C’est d’ailleurs par là que naît le roman comme forme historique. Et c’est exactement pour cela que Staline et Gorki eurent ces mots impeccables de vérité : « un écrivain est un ingénieur des âmes ».

Don Quichotte, l’oeuvre préférée de Karl Marx

Quand on lit Don Quichotte, on ne peut qu’être frappé d’une chose : son style a indubitablement marqué celui de Karl Marx. On y retrouve le même goût pour l’élan, pour les retournements de proposition, la même fascination pour le peuple en mouvement.

C’est dans le cadre de son activité journalistique des années 1850, plus précisément ici pour le New-York Daily Tribune qui visait les travailleurs, que Karl Marx s’est intéressé à l’Espagne, allant jusqu’à apprendre l’espagnol.

Karl Marx

Cherchant à comprendre la réalité sociale de l’Espagne et la puissante contestation s’y développant, il en a étudié les différentes séquences politiques des cinquante premières années du 19e siècle. Cela donna naissance à neuf articles, dont huit furent publiés en pratique par le New-York Daily Tribune, entre le 9 septembre et le 2 décembre 1854.

Karl Marx commença son étude de l’espagnol par la pièce de théâtre Le médecin prodigieux, de Pedro Calderón de la Barca, un grand poète du siècle d’or. De nombreuses autres œuvres d’auteurs classiques se trouvaient par ailleurs dans sa bibliothèque.

Anselmo Lorenzo, le grand précurseur de l’anarchisme espagnol, raconte justement dans ses mémoires, intitulée Le prolétariat militant. Mémoires d’un internationaliste, comment il avait longuement parlé avec Karl Marx à l’occasion d’une conférence de la première Internationale, en 1872.

Leur conversation eut lieu en espagnol, au sujet de Cervantès et des auteurs du siècle d’or espagnol après que les questions révolutionnaires aient été abordées.

« Ayant épuisé la matière ou plutôt désirant donner cours à un penchant particulier, mon respectable interlocuteur me parla de littérature espagnole, qu’il connaissait en détail et profondément, me causant de l’étonnement de ce qu’il dit de notre théâtre antique dont il dominait parfaitement l’histoire, les vicissitudes et les progrès.

Calderón, Lope de Vega, Tirso et d’autres grands maîtres, non seulement du théâtre espagnol, mais du théâtre européen, selon lui, ont été analysés de manière concise et à mon avis cela semble être un résumé très juste.

En présence de ce grand homme, face aux manifestations d’une telle intelligence, je me suis senti abasourdi et malgré l’immense joie que j’éprouvais, j’eus préféré me retrouver au calme dans ma maison, où, même si ne m’agresseraient pas des sensations si diverses, rien ne me reprocherait de ne pas être en harmonie avec la situation ou avec les gens.

Cependant, faisant un effort presque héroïque pour ne pas donner une triste idée de mon ignorance, j’ai évoqué la comparaison qu’on fait habituellement entre Shakespeare et Calderón, et évoqué le souvenir de Cervantes.

De tout cela, Marx a parlé d’une intelligentsia accomplie, consacrant des phrases d admiration pour l’Ingénieux Hidalgo de La Mancha.

Je dois noter que la conversation s’est déroulée en espagnol, que Marx parlait couramment, avec une bonne syntaxe, comme cela arrive à beaucoup des étrangers éclairés, bien qu’avec une prononciation défectueuse, dû en grande partie à la robustesse de nos cc, gg, jj et rr.

À une heure très avancée du matin, il m’a accompagné jusqu’à la chambre qui m’a été destiné, où je me suis donné plus que du repos pour la contemplation des images infinies qui, dans une confusion révoltée, bouillonnaient dans mon esprit à cause de la tournure extraordinaire qu’en peu de jours a pris le cours de ma vie. »

Cela n’apporte malheureusement guère d’informations sur la vision qu’avait Karl Marx du siècle d’or espagnol. On en sait un tout petit plus avec Paul Lafargue, le révolutionnaire français qui était son gendre, et qui raconte la chose suivante dans ses Souvenirs personnels sur Karl Marx.

Voici le passage concerné, et même un peu plus, tellement on ne peut qu’être admiratif devant le titan que fut Karl Marx, notre maître.

« De temps à autre, il s’étendait sur le divan et lisait un roman : il en lisait jusqu’à deux ou trois à la fois, allant de l’un à l’autre.

Comme Darwin, il était grand liseur de romans. Il aimait surtout ceux du dix-huitième siècle, et particulièrement le Tom Jones de Fielding. Les auteurs modernes qu’il lisait le plus étaient Paul de Kock, Charles Lever, Alexandre Dumas père et Walter Scott dont il considérait l’Old Mortality comme une œuvre magistrale. Il avait une prédilection particulière pour les récits d’aventures et les contes amusants.

Il plaçait Cervantès et Balzac au-dessus de tous les autres romanciers.

Il voyait dans Don Quichotte l’épopée de la chevalerie à son déclin, dont les vertus allaient devenir, dans le monde bourgeois naissant, un objet de moquerie et de ridicule.

Et il avait une telle admiration pour Balzac qu’il se proposait d’écrire un ouvrage critique sur la Comédie humaine dès qu’il aurait terminé son œuvre économique.

Balzac, l’historien de la société de son temps, fut aussi le créateur de types qui, à l’époque de Louis-Philippe, n’existaient encore qu’à l’état embryonnaire et ne se développèrent complètement que sous Napoléon III, après la mort de l’écrivain.

Marx lisait couramment toutes les langues européennes et en écrivait trois : l’allemand, le français et l’anglais, si bien que ceux qui possédaient ces langues en étaient étonnés. « Une langue étrangère est une arme dans les luttes de la vie », avait-il l’habitude de dire.

Il avait une grande facilité pour les langues et ses filles en héritèrent.

À 50 ans, il entreprit l’étude du russe et, quoique cette langue n’eût aucun rapport étymologique avec les langues anciennes et modernes qu’il connaissait, il en savait assez au bout de six mois pour trouver plaisir à la lecture des poètes et écrivains russes qu’il aimait le plus : Pouchkine, Gogol et Chtchédrine.

S’il entreprit l’étude du russe, ce fut pour pouvoir lire les documents rédigés par les commissions d’enquêtes officielles dont le gouvernement du tsar empêchait la divulgation à cause de leurs révélations terribles. Des amis dévoués les lui envoyaient, et il fut certainement le seul économiste d’Europe occidentale à pouvoir en prendre connaissance.

À part les poètes et les romanciers, Marx avait un moyen original de se distraire : les mathématiques, pour lesquelles il avait une prédilection toute particulière.

L’algèbre lui apportait même un réconfort moral ; elle le soutint aux moments les plus douloureux de son existence mouvementée. Pendant la dernière maladie de sa femme, il lui fut impossible de s’occuper de ses travaux scientifiques ordinaires ; il ne pouvait sortir de l’état pénible où le mettaient les souffrances de sa compagne qu’en se plongeant dans les mathématiques.

C’est pendant cette période de souffrances morales qu’il écrivit un ouvrage sur le calcul infinitésimal, ouvrage d’une grande valeur, assurent les mathématiciens qui le connaissent… Marx retrouvait dans les mathématiques supérieures le mouvement dialectique sous sa forme la plus logique et la plus simple. Une science, disait-il, n’est vraiment développée que quand elle peut utiliser les mathématiques.

Sa bibliothèque, qui comptait plus de mille volumes soigneusement rassemblés au cours d’une longue vie d’études ne lui suffisait pas : il fut pendant des années un hôte assidu du British Museum dont il appréciait fort le catalogue.

Ses adversaires eux-mêmes ont été obligés de reconnaître l’étendue et la profondeur de ses connaissances qui embrassaient non seulement son domaine propre, l’économie politique, mais aussi l’histoire, la philosophie et la littérature universelle.

Quoiqu’il se couchât à une heure très avancée de la nuit, il était toujours debout entre huit et neuf heures du matin ; il absorbait son café noir, parcourait les journaux et passait dans son cabinet de travail où il travaillait jusqu’à deux ou trois heures de la nuit.

Il ne s’interrompait que pour prendre ses repas et faire, le soir, quand le temps le permettait, une promenade du côté de Hampstead Heath ; dans la journée, il dormait une heure ou deux sur son canapé. Pendant sa jeunesse, il lui arrivait de passer des nuits entières à travailler. »

Les raisons de Karl Marx pour trouver Don Quichotte fascinant sont faciles à comprendre à la lecture de l’oeuvre, où les pôles contradictoires se retrouvent à tous les niveaux, que ce soit entre la réalité et son interprétation par Don Quichotte, comme entre Don Quichotte et Sancho Panza, sans compter que les personnages sont eux-mêmes puissamment contradictoires.

La lecture de l’oeuvre l’emporte aussi pour saisir sa nature dialectique, et il est terriblement dommage que jusqu’à présent cet aspect n’ait pas été vu.

Reste la question de l’interprétation de la situation de l’Espagne à ce moment-là. C’est la phrase clef de Paul Lafargue résumant la pensée de Karl Marx qui a joué ici :

« Il voyait dans Don Quichotte l’épopée de la chevalerie à son déclin, dont les vertus allaient devenir, dans le monde bourgeois naissant, un objet de moquerie et de ridicule. »

Deux historiens ont tenté de réaliser une analyse prolongeant cette phrase. Le premier est le français Pierre Vilar, une figure institutionnelle (École normale supérieure, École pratique des hautes études, la Sorbonne).

Spécialiste de l’Espagne ainsi que de la Catalogne, c’est lui qui écrivit « Histoire de l’Espagne », en 1947, pour la collection fameuse alors « Que sais-je ? » ; il réédita en 1976 avec « La guerre d’Espagne ». 

Il fut toujours proche du PCF sans jamais y adhérer, étant l’un des initiateurs de la revue La Pensée, où il écrivit un article dans le premier numéro, en 1939, intitulé « Histoires d’Espagne », ainsi que très actif pour la formation du Centre d’études et de recherches marxistes.

Pierre Vilar eut un écho très important en Espagne, ainsi qu’en Amérique latine ; son point de vue sur Don Quichotte eut ainsi un réel écho.

Sa thèse est la suivante : le roman Don Quichotte est un « adieu ironique » à la société féodale. Cependant, rien ne vient remplacer la société féodale en raison de l’absence du développement du capitalisme en Espagne.

Ainsi, selon Pierre Vilar, la société espagnole est-elle alors en décomposition ; Don Quichotte est un roman qui exprimerait une crise historique, qui présenterait « le naufrage d’un monde et de ses valeurs ».

Pierre Vilar s’appuie notamment pour sa thèse sur la figure de Martín González de Cellorigo (1570-1620) qui, sans aucun succès à l’époque, fit de nombreuses propositions pour relancer l’économie espagnole selon lui en déclin. Les Espagnols auraient vécu ainsi comme des « hommes enchantés », ayant fait divorce avec la réalité.

Cette thèse est absurde : comment une société en pleine décadence pourrait-elle produire des choses ayant de la valeur sur le plan de la culture ?

En réalité, le double caractère de la réalité impériale-catholique n’a pas été compris par Pierre Vilar, qui a eu une lecture unilatérale, où le régime espagnol est vu comme simplement et uniquement réactionnaire.

La première édition de la seconde partie de Don Quichotte, en 1615

La seconde figure est Lúdovik Osterc, un Slovène qui a travaillé sur Émile Zola et participé à la Résistance, avant de faire après la guerre toute sa carrière au Mexique, en tant que spécialiste de Cervantès et notamment de Don Quichotte.

Se revendiquant du matérialisme historique, il expose la chose suivante : Cervantès est un progressiste, qui se confronte à l’Espagne réactionnaire de Philippe II. Don Quichotte est une satire de la société, du cadre économique et social, même des institutions politiques et religieuses. L’humour permettrait de contourner la censure.

La simple lecture de l’oeuvre permet pourtant de voir que Cervantès ne se positionne jamais en porte-à-faux avec les valeurs du régime, qui a de plus tout à fait toléré la diffusion de l’ouvrage et ne l’a jamais vu comme une menace.

En pratique, tant Pierre Vilar que Lúdovik Osterc sont allés trop vite en besogne. Ils n’ont pas compris la sortie de la féodalité par la réalité impériale et catholique, s’imaginant que l’Espagne n’était jamais sortie de la féodalité… Parce que par la suite, il y a eu un retour en arrière, avec l’effondrement de l’empire. C’est le développement inégal de l’Espagne qui n’a pas été vu.

Les figures décidées de José de Ribera

José de Ribera (1591-1652) est un peintre espagnol qui est parti s’installer à Naples, sous domination espagnole. Si l’on parle du caractère décidé de l’esprit espagnol de ce temps, alors il faut se confronter à ces œuvres d’une présence forte, ténébreuse, à la fois raide et mobile.

Son Reniement de Saint Pierre, peint vers 1615, est d’un réalisme teinté de naturalisme. Il faut une vraie capacité de retranscription du réel pour parvenir à une telle composition, et les personnages nous marquent de leur détermination particulière à chacun.

Avec José de Ribera, on a la fougue de l’esprit, la netteté de la figuration, la clarté du positionnement, c’est-à-dire les caractéristiques de la posture espagnole au moment du siècle d’or. Inévitablement, c’est par des moments de tension extrême que c’est le mieux représenté.

On a alors tendance à lire quelque chose d’emporté, alors qu’en réalité c’est une mobilité fondée sur une grande raideur. Le Martyre de saint Barthélemy, vers 1616, est tout à fait représentatif de cette problématique.

Ce compagnon de Jésus, païen devenu apôtre, a fini écorché vif. Il est – cela ne s’invente pas – patron des bouchers, des tanneurs et des relieurs ! L’oeuvre est brutale, et même pleine de cruauté. Le personnage est raidi par sa position, puisqu’il est ligoté, et pourtant la scène est prise par le mouvement de celui qui massacre Barthélemy.

Raideur et mobilité, dans un cadre sombre, ténébreux, on retrouve tous les ingrédients de la conscience espagnole, qui se veut limpide mais est inquiète, se veut idéaliste tout en suivant rigidement des principes.

Voici La Flagellation du Christ et Le Martyre de saint Philippe, un apôtre qui fut lapidé et crucifié.

Deux œuvres sont d’une expressivité terrible, représentant deux figures tourmentées de la mythologie grecque, Ixion et Tytios.

José de Ribera a peint de très nombreux tableaux, et parmi eux on a plusieurs représentations de saint Jérôme.

On y retrouve l’attention extrême porté au corps – le peintre est souvent défini par les critiques d’art comme un « naturaliste ».

Cependant, il faut toujours avoir en perspective qu’une peinture est une composition, que les éléments se répondent.

On ne peut pas parler de naturalisme au sens strict lorsqu’est représenté une pose ou une situation figée de manière typique comme on en a dans les représentations religieuses.

On retrouve ici la question de ce qu’est le réalisme dans le cadre d’une société impériale et catholique. Plus que de naturalisme, il faudrait parler d’un réalisme encadré, avec des caractéristiques bien précises propres à l’émergence de la nation espagnole durant cette période de développement immense qu’est le « siècle d’or ».

On voit très bien comment la « légende noire » a frappé de son sceau l’histoire de l’Espagne dans les autres pays pour qu’un peintre comme José de Ribera ne dispose d’une renommée immense. S’il est bien entendu reconnu comme un immense artiste, et si le siècle d’or lui-même est reconnu comme tel, cela semble être quelque chose de totalement périphérique dans l’Histoire du monde, alors que naturellement, cela ne l’est pas du tout de par l’impact sur l’Amérique.

Voici le Portrait d’un musicien.

Voici Sébastien soigné par les saintes femmes.

Voici Le rêve de Jacob et Les larmes de saint Pierre, deux œuvres là encore réussies et puissantes, surtout la seconde. La profondeur psychologique est patente, la dimension humaine ressort avec une vigueur époustouflante, l’existence des personnages est palpable, prégnante même.

On imagine le degré de culture atteint par le siècle d’or à voir ces peintures. Pour parvenir à une telle intensité, il faut que la société soit en mesure de fournir au peintre les moyens de se confronter au réel et de parvenir à sa représentation.

Le vecteur catholique et impérial de cette peinture ne doit absolument pas masquer son double caractère, avec le réalisme qui jaillit parallèlement à l’émergence nationale espagnole.

Don Quichotte et le gouvernement idéal

Dans le roman de Cervantès, la figure de Don Quichotte est totalement délirante lorsqu’elle croit être un chevalier errant affrontant des géants, des monstres, des enchanteurs, etc. Dans une ambiance sociale réelle et sérieuse par contre, Don Quichotte se comporte de manière exquise et savante. Le narrateur ne cesse de souligner comment les gens sont émerveillés de ce qu’il raconte de manière philosophique sur le sens de la vie.

D’ailleurs, et c’est là le paradoxe, Don Quichotte expose de manière très développée le rôle de justicier du chevalier errant, ses responsabilités morales envers les plus faibles. C’est naturellement voulu par Cervantès et cela va jusqu’à la question de gouverner.

Quand on est déterminé à gouverner, alors il faut le faire avec une conscience pleine. On est là dans une rupture complète avec le moyen-âge où les consciences s’inséraient de manière forcée dans des carcans. La société est désormais vivante, il faut donc un esprit vivant quand on gouverne.

Voici un exemple de comment Don Quichotte donne des conseils à Sancho Panza, qui va devenir (temporairement) gouverneur.

« Je rends au ciel des grâces infinies, ami Sancho, de ce qu’avant que j’eusse rencontré aucune bonne chance, la fortune soit allée à ta rencontre te prendre par la main. Moi, qui pensais trouver, dans les faveurs que m’accorderait le sort, de quoi payer tes services, je me vois encore au début de mon chemin ; et toi, avant le temps, contre la loi de tout raisonnable calcul, tu vois tes désirs comblés.

Les uns répandent les cadeaux et les largesses, sollicitent, importunent, se lèvent matin, prient, supplient, s’opiniâtrent, et n’obtiennent pas ce qu’ils demandent. Un autre arrive, et, sans savoir ni comment ni pourquoi, il se trouve gratifié de l’emploi que sollicitaient une foule de prétendants. C’est bien le cas de dire que, dans la poursuite des places, il n’y a qu’heur et malheur.

Toi, qui n’es à mes yeux qu’une grosse bête, sans te lever matin ni passer les nuits, sans faire aucune diligence, et seulement parce que la chevalerie errante t’a touché de son souffle, te voilà, ni plus ni moins, gouverneur d’une île.

Je te dis tout cela, ô Sancho, pour que tu n’attribues pas à tes mérites la faveur qui t’est faite, mais pour que tu rendes grâces, d’abord au ciel, qui a disposé les choses avec bienveillance, puis à la grandeur que renferme en soi la profession de chevalier errant.

Maintenant que ton cœur est disposé à croire ce que je t’ai dit, sois, ô mon fils, attentif à ce nouveau Caton qui veut te donner des conseils, qui veut être ta boussole et ton guide pour t’acheminer au port du salut sur cette mer orageuse où tu vas te lancer, les hauts emplois n’étant autre chose qu’un profond abîme, couvert d’obscurité et garni d’écueils.

Premièrement, ô mon fils, garde la crainte de Dieu ; car dans cette crainte est la sagesse, et, si tu es sage, tu ne tomberas jamais dans l’erreur.

Secondement, porte toujours les yeux sur qui tu es, et fais tous les efforts possibles pour te connaître toi-même ; c’est là la plus difficile connaissance qui se puisse acquérir. De te connaître, il résultera que tu ne t’enfleras point comme la grenouille qui voulut s’égaler au bœuf.

En ce cas, quand ta vanité fera la roue [tel un paon], une considération remplacera pour toi la laideur des pieds [le paon cessant sa roue au moment où il regarde ses pieds] ; c’est le souvenir que tu as gardé les cochons dans ton pays.

– Je ne puis le nier, interrompit Sancho ; mais c’est quand j’étais petit garçon. Plus tard, et devenu un petit homme, ce sont des oies que j’ai gardées, et non pas des cochons. Mais il me semble que cela ne fait rien à l’affaire, car tous ceux qui gouvernent ne viennent pas de souches de rois.

– Cela est vrai, répliqua don Quichotte ; aussi ceux qui n’ont pas une noble origine doivent-ils allier à la gravité de l’emploi qu’ils exercent une douceur affable, qui, bien dirigée par la prudence, les préserve des morsures de la médisance, auxquelles nul état ne saurait échapper.

Fais gloire, Sancho, de l’humilité de ta naissance, et n’aie pas honte de dire que tu descends d’une famille de laboureurs. Voyant que tu n’en rougis pas, personne ne t’en fera rougir ; et pique-toi plutôt d’être humble vertueux que pécheur superbe.

Ceux-là sont innombrables qui, nés de basse condition, se sont élevés jusqu’à la suprême dignité de la tiare ou de la couronne, et je pourrais t’en citer des exemples jusqu’à te fatiguer.

Fais bien attention, Sancho, que, si tu prends la vertu pour guide, si tu te piques de faire des actions vertueuses, tu ne dois porter nulle envie à ceux qui ont pour ancêtres des princes et des grands seigneurs ; car le sang s’hérite et la vertu s’acquiert, et la vertu vaut par elle seule ce que le sang ne peut valoir.

Cela étant, si, quand tu seras dans ton île, quelqu’un de tes parents vient te voir, ne le renvoie pas et ne lui fais point d’affront ; au contraire, il faut l’accueillir, le caresser, le fêter.

De cette manière, tu satisferas à tes devoirs envers le ciel, qui n’aime pas que personne dédaigne ce qu’il a fait, et à tes devoirs envers la nature.

Si tu conduis ta femme avec toi (et il ne convient pas que ceux qui résident dans les gouvernements soient longtemps sans leurs propres femmes), aie soin de l’endoctriner, de la dégrossir, de la tirer de sa rudesse naturelle ; car tout ce que peut gagner un gouverneur discret se perd et se répand par une femme sotte et grossière.

Si par hasard tu devenais veuf, chose qui peut arriver, et si l’emploi te faisait trouver une seconde femme de plus haute condition, ne la prends pas telle qu’elle te serve d’amorce et de ligne à pêcher, et de capuchon pour dire : Je ne veux pas [allusion au proverbe « Non, non, je n’en veux pas, mais jette-le-moi dans mon capuchon », les juges feignant d’être incorruptibles mais indiquant de placer leur argent dans le capuchon de leur manteau].

Je te le dis en vérité, tout ce que reçoit la femme du juge, c’est le mari qui en rendra compte au jugement universel, et il payera au quadruple, après la mort, les articles de compte dont il ne sera pas chargé pendant sa vie.

Ne te guide jamais par la loi du bon plaisir, si en faveur auprès des ignorants, qui se piquent de finesse et de pénétration.

Que les larmes du pauvre trouvent chez toi plus de compassion, mais non plus de justice que les requêtes du riche.

Tâche de découvrir la vérité, à travers les promesses et les cadeaux du riche, comme à travers les sanglots et les importunités du pauvre.

Quand l’équité peut et doit être écoutée, ne fais pas tomber sur le coupable toute la rigueur de la loi ; car la réputation de juge impitoyable ne vaut certes pas mieux que celle de juge compatissant.

Si tu laisses quelquefois plier la verge de justice, que ce ne soit pas sous le poids des cadeaux, mais sous celui de la miséricorde.

S’il t’arrive de juger un procès où soit partie quelqu’un de tes ennemis, éloigne ta pensée du souvenir de ton injure, et fixe-la sur la vérité du fait.

Que la passion personnelle ne t’aveugle jamais dans la cause d’autrui. Les fautes que tu commettrais ainsi seraient irrémédiables la plupart du temps, et, si elles avaient un remède, ce ne serait qu’aux dépens de ton crédit et même de ta bourse.

Si quelque jolie femme vient te demander justice, détourne les yeux de ses larmes, et ne prête point l’oreille à ses gémissements ; mais considère avec calme et lenteur la substance de ce qu’elle demande, si tu ne veux que ta raison se noie dans ses larmes, et que ta vertu soit étouffée par ses soupirs.

Celui que tu dois châtier en action, ne le maltraite pas en paroles ; la peine du supplice suffit aux malheureux, sans qu’on y ajoute les mauvais propos.

Le coupable qui tombera sous ta juridiction, considère-le comme un homme faible et misérable, sujet aux infirmités de notre nature dépravée. En tout ce qui dépendra de toi, sans faire injustice à la partie contraire, montre-toi à son égard pitoyable et clément ; car, bien que les attributs de Dieu soient tous égaux, cependant celui de la miséricorde brille et resplendit à nos yeux avec plus d’éclat encore que celui de la justice.

Si tu suis, ô Sancho, ces règles et ces maximes, tu auras de longs jours, ta renommée sera éternelle, tes désirs comblés, ta félicité ineffable.

Tu marieras tes enfants comme tu voudras ; ils auront des titres de noblesse, eux et tes petits-enfants ; tu vivras dans la paix et avec les bénédictions des gens ; au terme de ta vie, la mort t’atteindra dans une douce et mûre vieillesse, et tes yeux se fermeront sous les tendres et délicates mains de tes arrière-neveux.

Ce que je t’ai dit jusqu’à présent, ce sont des avis propres à orner ton âme. Écoute maintenant ceux qui doivent servir à la parure de ton corps. »

On a ici une conscience qui se gouverne elle-même dans son rôle de gouverner. On est très loin de la caricature d’une Espagne arc-boutée sur le féodalisme ; on est en pratique dans une avancée de la complexité de l’humanité parallèle à celle du protestantisme.

Bien entendu, le protestantisme est supérieur en qualité, mais le détour espagnol apporte, dans son développement inégal, une touche humaine très particulière, qui fait que même dans la religiosité obséquieuse la plus affreuse de l’Espagne et du monde latino-américain, on retrouve toujours des touches profondes d’humanité.

Dans la pire raideur, il y a la mobilité ; mais dans la mobilité, il y a la raideur. Les moindres alliances de la musique et de la danse dans le monde latino-américain (reggaeton, salsa, bachata, tango, etc.) sont ainsi particulièrement mobiles dans leur expression et en même temps d’une codification théorique extrêmement raide.

Cette dialectique du raide et du mobile, propre à l’Espagne se développant comme nation à l’époque du siècle d’or, se lit dans tout le roman Don Quichotte. Et après avoir donné ses conseils, Don Quichotte envoie un peu plus tard une lettre à Sancho Panza, après avoir eu les premiers échos de l’activité de gouverneur de celui-ci.

Lettre de don Quichotte de la Manche à Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria

« Quand je m’attendais à recevoir des nouvelles de tes étourderies et de tes impertinences, ami Sancho, j’en ai reçu de ta sage conduite ; de quoi j’ai rendu de particulières actions de grâces au ciel, qui sait élever le pauvre du fumier, et des sots faire des gens d’esprit.

On annonce que tu gouvernes comme si tu étais un homme, et que tu es homme comme si tu étais une brute, tant tu te traites avec humilité.

Mais je veux te faire observer, Sancho, que maintes fois il convient, il est nécessaire, pour l’autorité de l’office, d’aller contre l’humilité du cœur ; car la parure de la personne qui est élevée à de graves emplois doit être conforme à ce qu’ils exigent, et non à la mesure où le fait pencher son humilité naturelle.

Habille-toi bien ; un bâton paré ne paraît plus un bâton. Je ne dis pas que tu portes des joyaux et des dentelles, ni qu’étant magistrat tu t’habilles en militaire ; mais que tu te pares avec l’habit que requiert ton office, en le portant propre et bien tenu.

Pour gagner l’affection du pays que tu gouvernes, tu dois, entre autres, faire deux choses ; l’une, être affable et poli avec tout le monde, c’est ce que je t’ai déjà dit une fois ; l’autre, veiller à l’abondance des approvisionnements ; il n’y a rien qui fatigue plus le cœur du pauvre que la disette et la faim.

Ne rends pas beaucoup de pragmatiques et d’ordonnances ; si tu en fais, tâche qu’elles soient bonnes, et surtout qu’on les observe et qu’on les exécute ; car les ordonnances qu’on n’observe point sont comme si elles n’étaient pas rendues ; au contraire, elles laissent entendre que le prince qui eut assez de sagesse et d’autorité pour les rendre, n’a pas assez de force et de courage pour les faire exécuter.

Or, les lois qui doivent effrayer, et qui restent sans exécution, finissent par être comme le soliveau, roi des grenouilles, qui les épouvantait dans l’origine, et qu’elles méprisèrent avec le temps jusqu’à lui monter dessus. Sois comme une mère pour les vertus, comme une marâtre pour les vices.

Ne sois ni toujours rigoureux, ni toujours débonnaire, et choisis le milieu entre ces deux extrêmes ; c’est là qu’est le vrai point de la discrétion.

Visite les prisons, les boucheries, les marchés ; la présence du gouverneur dans ces endroits est d’une haute importance.

Console les prisonniers qui attendent la prompte expédition de leurs affaires. Sois un épouvantail pour les bouchers et pour les revendeurs, afin qu’ils donnent le juste poids.

Garde-toi bien de te montrer, si tu l’étais par hasard, ce que je ne crois pas, avaricieux, gourmand, ou adonné aux femmes ; car dès qu’on saurait dans le pays, surtout ceux qui ont affaire à toi, quelle est ton inclination bien déterminée, on te battrait en brèche par ce côté, jusqu’à t’abattre dans les profondeurs de la perdition.

Lis et relis, passe et repasse les conseils et les instructions que je t’ai donnés par écrit avant que tu partisses pour ton gouvernement ; tu verras, si tu les observes, que tu y trouveras une aide qui te fera supporter les travaux et les obstacles que les gouverneurs rencontrent à chaque pas.

Écris à tes seigneurs, et montre-toi reconnaissant à leur égard ; car l’ingratitude est fille de l’orgueil, et l’un des plus grands péchés que l’on connaisse.

L’homme qui est reconnaissant envers ceux qui lui font du bien témoigne qu’il le sera de même envers Dieu, dont il a reçu et reçoit sans cesse tant de faveurs.

Madame la duchesse a dépêché un exprès, avec ton habit de chasse et un autre présent, à ta femme Thérèse Panza ; nous attendons à chaque instant la réponse.

J’ai été quelque peu indisposé de certaines égratignures de chat qui me sont arrivées, et dont mon nez ne s’est pas trouvé fort bien ; mais ce n’a rien été ; s’il y a des enchanteurs qui me maltraitent, il y en a d’autres qui me protègent.

Fais-moi savoir si le majordome qui t’accompagne a pris quelque part aux actions de la Trifaldi, comme tu l’avais soupçonné.

De tout ce qui t’arrivera tu me donneras avis, puisque la distance est si courte ; d’ailleurs je pense bientôt quitter cette vie oisive où je languis, car je ne suis pas né pour elle.

Une affaire s’est présentée, qui doit, j’imagine, me faire tomber dans la disgrâce du duc et de la duchesse.

Mais, bien que cela me fasse beaucoup de peine, cela ne me fait rien du tout ; car enfin, enfin, je dois obéir plutôt aux devoirs de ma profession qu’à leur bon plaisir, suivant cet adage : Amicus Plato sed magis amica veritas [Je suis ami de Platon mais encore plus ami de la vérité].

Je te dis ce latin, parce que je suppose que, depuis que tu es gouverneur, tu l’auras appris. À Dieu, et qu’il te préserve de ce que personne te porte compassion.

Ton ami.

DON QUICHOTTE DE LA MANCHE. »

Être toujours respectable, être toujours respecté : ce mélange de civilisation et de posture patriarcale porte les esprits espagnols alors.

Les figures déterminées de Zurbarán

La capacité de décision de type espagnol ne se retrouve pas que chez les conquistadors : elle forme également l’arrière-plan de l’art en général, notamment religieux. Les figures de mystiques jetant leur vie, la propulsant dans la dévotion, pour Dieu, dans une rencontre de raideur et de mobilité, sont incontournables du siècle d’or.

La grande référence ici, c’est Francisco de Zurbarán (1598–1664). On comprend tout de suite sa démarche avec Le Martyre de saint Sérapion, de 1628. On parle ici d’un Anglais qui a participé à une croisade, puis est venu se battre aux côtés des Espagnols lors de la Reconquista.

Il rejoignit ensuite comme religieux l’ordre de la Merci et fut affreusement supplicié, éviscéré notamment, par l’empire ottoman à Alger. Il s’était proposé en otage, dans l’attente du paiement de rançons pour racheter les prisonniers espagnols.

L’oeuvre est expressive, évocatrice à un travers une fort contraste, tout en restant d’une grande sobriété. On retrouve la raideur et la mobilité espagnoles.

Ami de Diego Vélasquez, Francisco de Zurbarán a peint de très nombreuses œuvres religieuses ; il fut également proche du Roi qui lui fit des commandes. Sa renommée fut d’ailleurs rapidement immense. Il faut dire que la dialectique du raide et du mobile est ici particulièrement réussie, au sens où cela donne une dimension flamboyante, qui contraste avec le minimalisme de l’approche générale

Sa représentation de la Vierge enfant en train de dormir est exemplaire de cela. Les traits semblent imparfait chez Francisco de Zurbarán, ce n’est pas la technique qui supporte l’oeuvre. Le réalisme provient d’une opposition entre le raide et le mobile, dans le cadre d’un sens de la mise en scène, toujours sobre, et pourtant à chaque fois les œuvres semblent emplies.

Si l’on veut, on peut dire que la posture, toujours marquée par la raideur et la mobilité, donne un caractère vivant qui permet de surpasser une représentation sinon trop simpliste, trop formelle.

Cela fait que les personnages relevant de la religion fournissent, somme toute, une image humaine, réelle, mais avec des figures pleines de détermination.

Voici deux saintes, Marguerite (une païenne convertie) et Casilde (une musulmane convertie).

On voit très bien comment chez Zurbarán la religion est le support à une forme d’élévation de l’esprit, de dignité, dans une forme simple d’existence, en rupture nette avec le minimalisme religieux féodal qui soulignait surtout la majesté, le caractère transcendant des figures religieuses.

C’est le paradoxe de ce réalisme espagnol d’être religieux, il ramène la religion sur terre, mais au prix de forcer la réalité à se plier aux valeurs religieuses. Les représentations de Saint François par Zurbarán sont exemplaires de comment l’Espagne sort du Moyen-Âge, mais pas par la reconnaissance protestante de la vie intérieure. C’est l’exigence catholique d’une existence déterminée qui porte le mouvement sur le plan idéologique et culturel.

La représentation de la Vierge pour un monastère, la chartreuse Notre-Dame de las Cuevas, montre très bien le dépassement : si la Vierge est pleine de majesté médiévale, ceux qu’elles protègent sont justement pleins de détermination.

C’est très exactement l’esprit de Don Quichotte tout au long du roman, c’est précisément cet état d’esprit qu’il valorise, au-delà de son ridicule apparent du à sa folie d’être un « chevalier errant ». C’est un esprit chevaleresque sans chevalerie qui marque l’Espagne.

Du conquistador à Don Quichotte, la capacité de décision

Il est bien connu que l’Amérique a été colonisée sous l’égide des « conquistadors », des conquérants venus d’Espagne et du Portugal. On a là tout un état d’esprit, mêlant démarche militaire et curiosité d’explorateur, qui est né dans le contexte historique.

L’arrière-plan, c’est l’affrontement avec la conquête musulmane, pendant 781 années. On parle ici d’une dimension patriarcale, mais mêlée à l’idée démocratique de protéger sa propre population face à un envahisseur. C’est le moment où l’idée de la « cause juste » de la libération de l’Espagne fusionna avec le roi et le catholicisme.

Les conquistadors possédaient donc une mentalité très particulière ; il faut relever ici entre autres dans leur substance le maniement des armes, les conceptions tactiques de l’action militaire, l’utilisation de molosses dans les combats et plus généralement d’expédients de manière pragmatique, la compréhension de l’importance de la guerre psychologique, le courage collectif dans les affrontements, l’esprit de corps.

Le casque typique des conquistadors

Si on ne comprend pas cela, on ne peut pas comprendre comment Hernán Cortés a dirigé la victoire sur l’empire aztèque, et Francisco Pizarro sur l’empire inca, et cela en très peu d’années.

Voici ce que dit Francisco Pizarro à ses 177 soldats, alors qu’ils allaient s’affronter à des milliers Incas à Cajamarca en 1532.

« Ayez le courage de faire ce que j’attends de vous et ce que tous les bons Espagnols doivent faire, et ne soyez pas alarmés par la multitude que l’on dit que l’ennemi a, ni par le nombre réduit de chrétiens.

Car même si nous étions moins nombreux et l’ennemi plus nombreux, l’aide de Dieu est encore plus grande, et à l’heure du besoin, il aide et favorise les siens pour déconcerter et humilier l’orgueil des infidèles et les attirer à la connaissance de notre Sainte Foi. »

L’attaque espagnole dura moins d’une demi-heure. Elle se solda par la mort de 2 000 Incas, 5 000 étant fait prisonniers, notamment l’empereur Atahualpa ; du côté espagnol il y eut un blessé et un esclave tué.

On a un excellent aperçu de la mentalité observatrice, attentive, machiavélique, courageuse et pieuse, opportuniste et humaniste, exploratrice et manipulatrice des conquistadors dans Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, écrite par Bernal Díaz del Castillo, qui participa à 119 affrontements dans le cadre de la victoire sur les Aztèques.

Cervantès, l’auteur de Don Quichotte lui-même a perdu à 24 ans l’usage de sa main gauche lors de la bataille de Lépante en 1571. On parle ici d’une bataille navale, au large de la Grèce actuelle, où s’affrontèrent plus de cinq cents navires.

Les protagonistes furent l’empire ottoman et la Sainte-Ligue. Cette dernière était une alliance de l’Espagne avec le pape, les Républiques de Venise et de Gênes, plus généralement l’ensemble des forces italiennes ainsi que maltaises.

Cervantès fut quelques années plus tard enlevé par des navires ottomans, et emprisonné cinq ans à Alger, où il tenta quatre fois de s’enfuir.

Une vision de la bataille de Lépante, fin du 16e siècle

On ne sera donc pas étonné de retrouver dans Don Quichotte tout cet esprit d’une époque, qui a façonné la culture nationale espagnole. Si Don Quichotte est ridicule, il est aussi grandiose, et si l’époque des chevaliers errants est terminé car l’empire est né, il n’en reste pas moins que l’esprit d’engagement, de sacrifice, de décision a donné naissance à la nouvelle situation.

Le très grand écrivain russe Ivan Tourgueniev (1818 – 1883) a précisément remarqué cela. Voici ce qu’il constate en 1860 dans Hamlet et Don Quichotte. Hamlet est manipulateur, il n’est pas honnête, alors que Don Quichotte sert une idée avec candeur.

« La première édition de Hamlet, la tragédie de Shakespeare, et la première partie du Don Quichotte de Cervantès ont paru la même année, au commencement du dix-septième siècle (…).

Que représente Don Quichotte ?

Examinons-le, non pas avec ce coup d’œil rapide qui ne s’arrête qu’à la surface ou aux menus détails, et nous ne verrons pas seulement en lui le chevalier de la triste figure, ce type créé pour tourner en ridicule les anciens romans de chevalerie ; non, ce type s’est élargi, comme on le sait, sous la main de son immortel créateur.

Le Don Quichotte de la seconde partie, l’aimable interlocuteur des ducs et des duchesses, le sage conseiller de l’écuyer gouverneur n’est plus le Don Quichotte de la première partie, surtout du début ; ce n’est plus ce bizarre et ridicule original sur lequel les coups pleuvent si libéralement ; essayons donc de pénétrer jusqu’à l’essence même de l’œuvre.

Nous le demandons encore une fois : que représente Don Quichotte ?

La foi avant tout, la foi en quelque chose d’éternel, d’immuable dans la vérité, dans cette vérité qui réside en dehors de l’individu, qui ne se donne pas à lui aisément, qui demande qu’on la serve et qu’on se sacrifie pour elle, mais qui finit par céder à la persistance du service et à l’énergie du sacrifice.

Don Quichotte est pénétré tout entier de dévouement à cet idéal pour lequel il est prêt à supporter toutes les privations, à donner même sa vie ; il n’estime cette vie que comme un moyen d’incarner l’idéal, de réaliser la vérité, la justice sur la terre.

On nous dira que son cerveau dérangé a puisé cet idéal dans le monde fantastique des romans de chevalerie. D’accord, et c’est là ce qui constitue le côté comique de Don Quichotte ; mais l’idéal n’en garde pas moins toute sa pureté primitive.

Vivre pour soi, s’occuper de soi, c’est une honte aux yeux de Don Quichotte.

Il vit tout entier, si l’on peut s’exprimer ainsi, en dehors de lui-même, pour les autres, pour ses frères, pour la destruction du mal, pour la lutte contre les forces hostiles à l’humanité, les sorciers, les géants, c’est-à-dire les oppresseurs.

Vous ne trouverez pas en lui une trace d’égoïsme : il ne s’occupe jamais de lui-même, il est tout sacrifice, — notez bien ce mot, — il croit, il croit fermement et sans arrière-pensée.

C’est pour cela qu’il est sans peur et patient, qu’il se contente de la nourriture la plus grossière, du costume le plus misérable. Que lui importe !

Humble de cœur, il est grand et hardi par l’esprit ; sa piété fervente ne gêne point sa liberté ; étranger à la vanité, il ne doute point de lui-même, de sa vocation, de ses forces physiques.

Sa volonté est une volonté indomptable. La poursuite constante d’un seul et même but prête quelque monotonie à ses pensées, quelque étroitesse à son intelligence ; il sait peu de choses, et il n’a pas besoin d’en savoir beaucoup.

Il sait en quoi consiste son œuvre, pourquoi il vit sur la terre ? Et n’est-ce pas la science capitale ?

Don Quichotte peut paraître tantôt complètement fou, parce que la réalité la plus incontestable se dérobe à ses yeux et fond comme la cire au feu de son enthousiasme, — il voit réellement des Maures vivants dans des marionnettes, et des chevaliers dans des moutons, — tantôt borné, parce qu’il ne sait ni sympathiser à demi, ni se réjouir à demi ; comme un vieil arbre il a poussé dans le sol de profondes racines, il n’est en état ni de changer ses convictions, ni de passer d’un objet à un autre. Son tempérament moral est d’une solidité à toute épreuve.

Remarquez bien que ce fou, ce chevalier errant, est l’être le plus moral du monde.

Ce trait prête une force et une grandeur particulière à ses jugements et à ses discours, à toute sa figure, malgré les situations comiques et humiliantes où il tombe constamment.

Don Quichotte est un enthousiaste, un serviteur de l’idée, ébloui par sa splendeur. »

Et encore :

« Un grand seigneur anglais, bon juge en ces matières, me disait un jour devant nous que Don Quichotte était le type du vrai gentleman.

En effet, si la simplicité et le calme des manières sont le trait distinctif de ce qu’on appelle l’homme comme il faut, Don Quichotte mérite ce titre à tous égards.

C’est un véritable hidalgo ; il reste tel, même quand les moqueuses servantes du duc s’amusent à lui laver la figure.

La simplicité de ses manières résulte d’une absence absolue, je ne dirai pas seulement d’amour-propre, mais de sentiment subjectif ; Don Quichotte n’est pas occupé de lui-même ; il ne songe point à poser pour les autres. »

En lisant cela, on comprend très bien comment la guerre d’Espagne, dans sa dynamique, a été une guerre espagnole au sens strict, et malheureusement ce qui a joué dans la guerre civile, c’est que la dimension nationale espagnole, le style espagnol, l’approche du type « au service d’une idée », a été trop peu comprise par le Front populaire, alors que le franquisme l’a massivement utilisé en le déformant à ses fins.

Diego Vélasquez et Les Ménines

Le réalisme d’un régime féodal, catholique, colonial et impérial est une position malaisée. Elle implique d’agir avec l’époque et contre elle, en s’affirmant à travers elle plus qu’en elle-même. Les fileuses, peint vers 1644-1657 par Diego Vélasquez (1599-1660), témoigne ici de manière magistrale d’un tel réalisme.

Les fileuses

La représentation des fileuses est magnifique dans sa composition et son caractère typique ; la roue de l’appareil employé sur la gauche voit ses rayons disparaître dans le mouvement, sans pour autant être central, conservant la dignité du réel.

Il y a une certaine vivacité, un sens de l’action typiquement espagnol. On sent les corps légers au mouvement, à rebours des représentations réalistes des Pays-Bas, pour prendre l’exemple le plus avancé.

La tapisserie à l’arrière-plan représente un épisode de la mythologie grecque, plus précisément des Métamorphoses d’Ovide, où la déesse grecque Athéna jalouse de la fileuse Arachné finit par transformer celle-ci en araignée.

Les femmes devant la tapisserie sont indéniablement membres des classes dominantes, et pourtant elles restent au loin, les travailleuses se situant au premier plan. On notera également, preuve de la confiance faite au réel, la présence du chat, bien à l’aise et dont on devine l’habitude d’être là.

C’est à la fois une référence culturelle et un appel à la modernité productive, ce qui fait de cette œuvre un manifeste véritable.

L’oeuvre la plus célèbre de Diego Vélasquez, Les Ménines (c’est-à-dire les demoiselles d’honneur), peinte en 1656, témoigne de son côté parfaitement des difficultés du réalisme dans le contexte espagnol.

Diego Vélasquez peint pour la cour, et il transporte le réalisme, mais comment le formuler lorsque le cadre est imposé à rebours du caractère naturel du réel ?

Diego Vélasquez s’en sort par un sens aigu de la composition, ayant rendu cette œuvre, de 3,18 m de haut sur 2,76 m de large, particulièrement fascinante, captant l’attention de manière très prononcée.

Les Ménines

On a neuf personnages, avec déjà, à gauche Diego Vélasquez lui-même, en train de peindre. Il y a deux tableaux au-dessus de lui : Pallas [Athéna] et Arachné de Rubens, Apollon et Marsyas de Jacob Jordaens.

Dans le miroir derrière le peintre, on a le roi Philippe IV et la reine Marie-Anne (d’Autriche). Sont-ils présents comme observateurs, ou bien le miroir montre le contenu du tableau ?

Dans tous les cas, le peintre témoigne ici d’une connivence très prononcée avec le couple royal. La petite fille, âgée de cinq ans alors, qu’on voit au premier plan est d’ailleurs leur enfant, c’est l’infante Marguerite-Thérèse.

Ses ancêtres appartiennent aux familles royales espagnole et autrichienne et elle-même… se mariera en Autriche, devenant impératrice. Sa demi-sœur, Marie-Thérèse d’Autriche, se maria avec Louis XIV.

L’infante se voit présentée un plateau en or, avec une cruche (provenant de Nouvelle Espagne) et des biscuits, par doña María Agustina Sarmiento de Sotomayor, fille du comte de Salvatierra, qui est à genoux. C’est une demoiselle d’honneur, tout comme doña Isabel de Velasco, qui est de l’autre côté, penchée pour faire la révérence.

Derrière cette dernière, on a doña Marcela de Ulloa, chaperonne de la princesse, habillée en deuil, et près d’elle un garde. Plus au fond, au niveau d’un rideau, on a le chambellan de la reine et chef des ateliers de la tapisserie royale, Don José Nieto Velázquez.

Tout à droite on a deux nains, un Italien, Nicolas Pertusato, qui ennuie le chien au premier plan, et une Allemande, Maribarbola (Maria Barbara Asquin). Les nains servaient de faire-valoir, d’amuseurs, de preuves du caractère magnanime du roi, etc. ; il y eut 127 personnes de ce type à la Cour d’Espagne entre 1563 et 1710.

Cette peinture des Ménines par Diego Vélasquez exerce une profonde fascination historiquement (comme inversement elle peut laisser perplexe). C’est qu’il y a dans la culture espagnole du siècle d’or un mélange de raideur et de mobilité qui est unique, et qui si elle n’est pas saisie, ne permet pas d’accéder à l’Espagne.

Le réalisme d’un régime féodal, catholique, colonial et impérial

Quel peut être le réalisme d’un régime féodal, catholique, colonial et impérial ? C’est qu’on parle d’un régime qui se met en place, et dans son élan, il bouscule, renverse des structures anciennes, faisant triompher le nouveau contre l’ancien.

L’instauration d’un régime féodal relativement unifié est le produit du dépassement d’un morcellement réactionnaire. On reste dans la féodalité, avec pourtant un phénomène de complexification, de synthèse.

Il y a encore des affrontements littéralement claniques ; le banditisme reste une tradition. L’esprit soldatesque est omniprésent. On échappe pourtant plus ni au Roi, ni à l’Église, et ce en aucunes manières.

La dimension impériale oblige à dépasser les particularismes et à promouvoir la synthèse, à une dimension encore plus vaste. Bien sûr, cet empire est artificiel et ne se maintiendra pas ; il est ici équivalent à l’empire des Habsbourg au centre de l’Europe.

La résidence du roi d’Espagne, Saint-Laurent-de-l’Escurial, peint par Michel-Ange Houasse en 1722

Cependant, il implique des échanges majeurs, qui font passer un cap, et ce d’autant plus que contrairement à l’empire des Habsbourg en Europe centrale, il n’y a pas de disparités nationales marquées. Même si la Catalogne a son propre parcours, Don Quichotte qui vient de la région de la Manche, au centre du pays, passe ainsi par Barcelone.

On baigne ici dans une culture latine très prononcée. Un artiste italien majeur comme Le Bernin (1598-1680) était un sujet du roi d’Espagne, tout comme le compositeur Claudio Monteverdi (1567-1643).

Deux auteurs espagnols majeurs, Miguel de Cervantes (1547-1616), l’auteur de Don Quichotte, et Francisco de Quevedo (1580-1645), ont vécu une partie de leur vie dans la partie de l’Italie sous domination espagnole.

De plus, si on prend la vague catholique, qui a un objectif de manipulation des masses, on constate qu’elle est obligée, dans l’effervescence de la « reconquête », de passer par une dimension populaire afin d’obtenir un réel ressort.

Les processions espagnoles sont ici bien connues, avec une ferveur religieuse vigoureuse dans la représentation. C’est d’autant plus vrai que l’Église devait aller chercher les artistes pour promouvoir les arts à sa manière, et qu’il fallait pour cela un terreau culturel réel, hors-religion.

Vierge à l’enfant, par Luis de Morales, 1565

On reconnaît là le drame espagnol, qui est la même que pour le Mexique ou la Pologne : la nation naît à travers le catholicisme, ce qui complique particulièrement la tâche de faire la part des choses.

Nombre d’initiatives historiquement correctes ont, dans ces pays, connu une défaite majeure en raison de leur tentative forcée de dépasser la religion arc-boutée sur la dimension féodale justement ennemie.

Et pareillement que pour la religion s’installant dans l’Espagne désormais « purement » catholique – les tenants des religions juive et musulmane sont expulsés à la victoire totale de la Reconquista – le colonialisme a un double caractère.

S’il est négatif dans sa nature au sens strict, il a une portée positive dans la mesure où il renverse le mode de production esclavagiste mésoaméricain et amène les masses à un niveau supérieur de développement, ce qui joue en retour sur la base coloniale elle-même.

D’ailleurs, l’indépendance des colonies américaines de l’Espagne va être poussée par des colons espagnols profitant de la défaite de la métropole face à Napoléon. Cela exprime une contradiction interne, où la féodalité espagnole se fait dépasser par elle-même, en quelque sorte, tout comme ce furent les conquistadors, aventuriers sans subordination directe réelle au roi, qui forcèrent militairement la victoire sur les empires aztèque et inca.

Autrement dit, le réalisme dans l’empire espagnol est véritablement à la croisée des tendances positives et des tendances négatives. Il existe malgré le régime, mais en même temps par le régime.

Don Quichotte, chef-d’oeuvre de la transformation impériale

En 1605, Miguel de Cervantes publie L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche ; en 1615 est publié une seconde partie. Ce roman, un chef-d’oeuvre d’ingéniosité et de finesse, provoqua une onde de choc culturelle, tant en Espagne que dans toute l’Europe.

L’oeuvre a depuis été mille fois commentée, avec mille interprétations différentes ; tous soulignent par contre sa fluidité, l’amusement qu’il provoque, la vivacité du caractère des différents personnages.

C’est qu’on s’attache immanquablement à Don Quichotte et à son écuyer Sancho Panza. Leurs mésaventures sont provoquées par le fait que le premier a trop lu de littérature au sujet des chevaliers errants. Il s’imagine en être devenu un, et son imagination fertile l’amène par exemple, l’épisode est fameux, à attaquer des moulins en s’imaginant qu’il s’agit de géants.

« Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse.

Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu.

Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge [une étoffe] ]du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine (…).

Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien.

Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en procurer (…).

Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le monde.

Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et s’exposant à tant de rencontres, à tant de périls, qu’il acquît, en les surmontant, une éternelle renommée.

Il s’imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir couronner la valeur de son bras au moins par l’empire de Trébizonde. »

Tout cela est d’autant plus marquant que Don Quichotte et Sancho Panza sont terriblement bavards et très fins. Leurs remarques sont ainsi parfois très élevées, remplies de subtilité et même de références, tout comme elles peuvent être délirantes dès qu’on se rapproche du thème du chevalier errant à qui il arrive des histoires merveilleuses remplies de princesses à sauver et de malins enchanteurs.

Il ne faut toutefois pas s’attendre à un roman reposant sur une grande fluidité, comme on en connaîtra par la suite, surtout avec la littérature russe à partir de Pouchkine. L’oeuvre est un assemblage de courtes histoires, où l’on suit le périple de Don Quichotte accompagné de Sancho Panza.

La première édition

Tout s’entremêle de manière assez tortueuse, et en ce sens on est dans l’esprit de la toute fin du Moyen-Âge. Pour trouver un équivalent dans un genre différent en France, il faut se tourner vers les Essais de Montaigne, publiés à peu près au même moment (1580).

L’ouvrage est pareillement extrêmement intéressant, mais l’expression est d’une construction fatigante, les références et les allusions très nombreuses ; tout s’assemble de manière accumulatrice, voire un peu forcée.

La force de Don Quichotte, c’est toutefois que chaque petite histoire se suffit à elle-même et est très souvent bien amenée, et surtout que le caractère contradictoire du personnage de Don Quichotte permet une dialectique très vivante.

Il est brillant et ridicule, intelligent et niais, héroïque et pathétique, cultivé et niais, courageux et poltron, et tous les gens autour de lui le constatent, avec étonnement.

Car l’oeuvre fourmille de personnages et de lieux. Les descriptions sont réalistes, et le peuple, omniprésent, est montré tel quel ; ce qui se passe est par contre plein de pittoresque et de charme espagnol.

Représentation de Don Quichotte lisant ses livres de chevalerie dans la première édition faite par l’Académie royale espagnole en 1780.

Les débats sans fin ont justement été provoqué par ce qui arrive dans le roman : comment l’interpréter ? Cervantes vise-t-il les uns, ou bien les autres ?

La clef de l’oeuvre se situe ici à la fin du second tome. Don Quichotte, juste avant de mourir, rejette les ouvrages de la chevalerie errante. C’est étonnant, car l’oeuvre très longue, tout en s’en moquant, n’a pas cessé d’exposer les valeurs de celle-ci, de mentionner les innombrables ouvrages de chevalerie racontant les exploits de telle ou telle figure mythique, tel Amadis de Gaule, Lancelot du Lac, Roland le Furieux, etc.

Mais ce qu’on comprend, c’est que toute référence à la chevalerie en général n’est plus d’époque. Les mentalités ont changé, les gens voient cela comme quelque chose d’idéaliste et sans lien avec le réel.

Seul un esprit aristocratique « pur », sans aucun opportunisme ou quête d’un quelconque intérêt matériel, peut s’y intéresser, et encore sans mener à rien. La figure de Don Quichotte est ainsi tragique, car condamné dans sa substance même, et c’est cela qui la rend si attachante justement.

Et ce qui a porté cette présentation à la fois moqueuse et remplie de référence, c’est l’âge impérial qui s’installe. Il est patriarcal, comme le fut la période précédente, néanmoins il y a désormais un cadre général qui fonctionne au-dessus de chaque lieu, de chaque activité : l’État central du roi et l’Église catholique.

C’est là que penche désormais tout ce qui est culturel, idéologique et il n’y a plus de place pour un esprit chevaleresque qui serait une fin en soi.

La dimension impériale du siècle d’or espagnol

La France a connu avec Louis XIV, au 17e siècle, sa grande affirmation nationale, dans le prolongement de son émergence comme nation, avec François Ier au début du 16e siècle. Le « grand siècle » que fut le 17e siècle pour la France a fixé les traits nationaux de celle-ci.

Dans le prolongement de Du Bellay et de Ronsard, la langue française a été puissamment travaillée par La Fontaine, Molière, Boileau et bien sûr Racine, qui l’a emporté sur Corneille et son influence espagnole.

L’Espagne formait en effet une menace prégnante pour la France d’alors. Elle a, en fait, connu précisément le même processus de cristallisation nationale, qui reste malheureusement très largement inconnu en France, alors que le parallèle est utile à connaître.

La raison pour cela tient à ce que l’Espagne ayant pris de l’avance sur la France, elle chercha à phagocyter celle-ci. L’influence espagnole est majeure dans la guerre de religions en France et lorsqu’on parle du parti catholique alors, on parle concrètement d’un parti « espagnol ».

C’est l’importance de cette influence étrangère qui a amené les « politiques » à privilégier l’État comme forme au-dessus des religions. Ils considéraient que la France allait soit s’effondrer dans une guerre civile sans fin si les protestants l’emportaient, soit devenir soumise à l’Espagne si le camp catholique l’emportait totalement.

Les « politiques », qui sont parvenus à prendre le contrôle de l’État, ont ici développé comme idéologie le scepticisme, élaboré par Montaigne qui fut également un acteur majeur pour épauler Henri IV.

Portrait de Henri IV de son vivant

Les écrits bien connus de Montaigne au sujet de la colonisation de l’Amérique sont d’ailleurs bien entendu humanistes, mais leur fonction politique alors était concrètement de dénoncer l’Espagne. La monarchie absolue française est née comme mise de côté relative du pouvoir catholique et contre la monarchie espagnole.

Il n’est toutefois pas tout à fait juste de parler de monarchie espagnole. Il vaut mieux parler d’empire espagnol. Car le « siècle d’or » de l’Espagne tient à une dynamique impériale, portée par les Habsbourg.

Ce triomphe impérial est d’autant plus paradoxal si l’on voit d’où il sort. Quand on remonte bien plus loin, on a l’arrivée des Goths en Espagne. Eux-mêmes furent ensuite battus par les envahisseurs musulmans et en 721, la quasi totalité de l’Hispanie est un califat.

Cependant, comme on le sait, l’Islam fonctionne comme un féodalisme militaire, qui a besoin de conquêtes. En raison de l’échec face aux Francs, avec notamment Pépin le bref, il implose en luttes factionnelles et au 13e siècle, la « reconquête » chrétienne a déjà largement triomphé.

Celle-ci repose toutefois sur une démarche chevaleresque dans un esprit de croisade, sur la base des royaumes de Castille et d’Aragon. Il s’ensuit que les succès débouchent sur des conflits internes, des bandits agissant ici et là, des guerres civiles, des guerres de succession ou de vengeance, des affrontements entre royaumes, etc.

Cela est vrai tant pour la Navarre que la Castille et l’Aragon, ainsi que pour le Portugal qui fut en guerre avec la Castille.

Une carte de la « reconquête » au 12e siècle avec Alphonse Ier (wikipédia)

L’Histoire va alors connaître un tournant inattendu, propulsant l’Espagne d’une zone arriérée de combats à la périphérie de l’Europe à une véritable base impériale.

Première étape, le mariage de Ferdinand II d’Aragon et d’Isabelle de Castille en 1469 permit une unité territoriale suffisante afin d’obtenir l’hégémonie. C’est la naissance de la Couronne espagnole.

À ce niveau, on reste dans un phénomène classique d’une féodalité morcelée (= quantité), s’auto-dépassant par l’unification (= qualité).

Seconde étape, le dernier émirat en Espagne, Grenade, qui subsistait comme vassal de la Castille, implose en raison des combats factionnels ; en 1492, la Couronne espagnole en prend le contrôle et termine la reconquête de l’Espagne, la reconquista.

C’est la fin d’une croisade et, à ce titre, c’est un succès de très grande ampleur pour l’Église catholique. Pour cette raison, la monarchie espagnole se confond idéologiquement avec la reconquête catholique. La monarchie et la religion catholique sont assimilées l’une à l’autre.

Le pape Alexandre VI accorda d’ailleurs à Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille le titre de  Reyes catolicos, « Rois catholiques ».

Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille à leur mariage

Troisième étape, en 1492 encore, Christophe Colomb découvre (du point de vue européen) l’Amérique. C’est le début de la colonisation massive du continent américain par la nouvelle Couronne, avec une extension territoriale prétexte à un pillage de richesses, une profusion de nouveaux biens qui circulent (piments, tomates, maïs, etc.).

L’Espagne passe en quelques décennies du moyen-âge avec ses affrontements incessants à une monarchie de dimension impériale. Et cela va apporter de très grandes richesses et un immense prestige à la monarchie espagnole.

Naturellement, cela ne tiendra pas, car on est dans un contexte de féodalisme (et non pas de capitalisme naissant comme pour le colonialisme très différent mené par les Pays-Bas). Pour un temps, toutefois, cela suffit à apporter une grande dynamique économique, avec un cadre impérial.

Les provinces espagnoles en Amérique en 1800

Et justement, quatrième étape, de vastes territoires européens se voient liés à l’Espagne, par la famille des Habsbourg. C’est l’aspect impérial qui va déterminer le siècle d’or.

L’arrière-plan, sordide, c’est le jeu des mariages entre puissants courants à l’époque (et ce jusqu’à la consanguinité), et toujours réalisés avec un intention politique à chaque fois.

Pour faire le plus simple possible et en évitant les détails innombrables, Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille eurent l’une de leurs filles, Jeanne, qui s’était marié à Philippe de Habsbourg (dit le Beau), fils de l’archiduc Maximilien d’Autriche, futur empereur, et de la duchesse Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire.

Leur fils Charles va alors hériter… de la Bourgogne, mais également de la Castille, de l’Aragon, ainsi que des Habsbourg. C’est le fameux Charles Quint, qui a pu dire : « Sur mon empire, le soleil ne se couche jamais ».

Il règne en effet sur l’Espagne, les Pays-Bas (comprenant encore la Belgique), l’Autriche, le royaume de Naples, ainsi que sur de vastes territoires sur le continent américain, composant la vice-royauté de la Nouvelle Espagne et la vice-royauté du Pérou.

Charles Quint par Juan Pantoja de la Cruz 

Il a pu également affirmer : « J’ai appris l’italien pour parler au pape ; l’espagnol pour parler à ma mère ; l’anglais pour parler à ma tante ; l’allemand pour parler à mes amis ; le français pour me parler à moi-même ».

Ce dernier point reflète comment les plus hautes couches dominantes européennes formait une sorte de caste. Cependant, la consanguinité a un prix terrible, payé ensuite par le malheureux Charles II (1661-1700), souffrant d’idiotie, d’épilepsie, de syphilis depuis das naissance, stérile, ne sachant pas écrire, ayant des difficultés à parler.

Sa mort marqua la fin du règne des Habsbourg sur l’Espagne et Louis XIV avait dans ce cadre tenté de prendre le contrôle sur l’Espagne, c’est pourquoi la famille royale devint celle des Bourbons : le premier roi de la nouvelle dynastie, Philippe V le Brave, est le petit-fils de Louis XIV.

On passe alors à une autre époque, hors du siècle d’or. On peut considérer que ce dernier s’étale de 1504 à 1700, correspondant à la dynastie des Habsbourg. Ses très grandes richesses culturelles expriment l’élan unificateur, à rebours de la base de cet élan, de type féodal.

Les possessions des Habsbourg à la fin du règne de Charles Quint

Il est frappant ici de voir que les dimensions féodale, catholique, coloniale et impériale annoncent immanquablement tous les troubles intérieurs de l’Espagne par la suite.

Pour un temps toutefois, ces mêmes dimensions vont jouer un rôle historique transformateur. L’enlisement va ensuite précipiter rapidement la décadence.

L’Espagne ne sera plus un empire tout ayant été fondé comme telle ; la dimension coloniale va disparaître alors qu’elle était une ressource vitale. Pour le régime, forcer les traits catholiques et féodaux était une conséquence inévitable historiquement et le franquisme ne s’explique pas autrement.