Lorsque Blaise Pascal commence la huitième lettre, il remarque que beaucoup de gens se demandent qui est l’auteur des Provinciales, mais que personne ne le sait. Il souligne également qu’il apprend ce que pensent les jésuites en masquant sa véritable opinion à ce sujet.
Toutefois, il ne la donne pas encore et la raison, pour nous, est qu’il ne peut pas le faire, parce que le point de vue « janséniste » n’a pas été encore synthétisé. Le point de vue « janséniste » est une approche mystique rejetant les jésuites, mais il n’y a pas de proposition stratégique pour la société française.
La huitième lettre ne consiste qu’en une série d’exemples où le jésuite donne des justificatifs pour différents comportements, comme par exemple l’usure :
« L’usure ne consiste presque, selon nos Pères, qu’en l’intention de prendre ce profit comme usuraire. Et c’est pourquoi notre Père Escobar fait éviter l’usure par un simple détour d’intention ; c’est au tr. 3, ex. 5, n. 4, 33, 44. Ce serait usure, dit-il, de prendre du profit de ceux à qui on prête, si on l’exigeait comme dû par justice ; mais, si on l’exige comme dû par reconnaissance, ce n’est point usure. »
C’est là du « jésuitisme » et la huitième lettre ne consiste qu’en des exemples de cela.
La neuvième lettre tente alors d’aller dans le sens de la proposition stratégique. Blaise Pascal déplace le discours du jésuite des mœurs à la spiritualité, ce qui est une allusion à Port-Royal, l’abbaye qui est alors une école de pensée, le cœur du jansénisme précisément.
Lorsque le jésuite se moque de l’austérité et justifie une approche absolument opposée, cela sert indirectement à valoriser Port-Royal, sans le dire.
Voici ce qu’on lit dans la lettre, avec le jésuite s’adaptant par définition à tout et considérant que la forme de la spiritualité dépend du caractère, des humeurs, etc.
« Mais, mon Père, je sais bien au moins qu’il y a de grands saints dont la vie a été extrêmement austère.
Cela est vrai, dit-il ; mais aussi il s’est toujours vu des saints polis et des dévots civilisés, selon ce Père, page 191 ; et vous verrez, page 86, que la différence de leurs mœurs vient de celle de leurs humeurs.
Ecoutez-le. Je ne nie pas qu’il ne se voie des dévots qui sont pâles et mélancoliques de leur complexion, qui aiment le silence et la retraite, et qui n’ont que du flegme dans les veines et de la terre sur le visage.
Mais il s’en voit assez d’autres qui sont d’une complexion plus heureuse, et qui ont abondance de cette humeur douce et chaude, et de ce sang bénin et rectifié qui fait la joie.
Vous voyez de là que l’amour de la retraite et du silence n’est pas commun à tous les dévots ; et que, comme je vous le disais, c’est l’effet de leur complexion plutôt que de la piété.
Au lieu que ces mœurs austères dont vous parlez sont proprement le caractère d’un sauvage et d’un farouche. Aussi vous les verrez placées entre les mœurs ridicules et brutales d’un fou mélancolique, dans la description que le P. Le Moyne en a faite au 7e livre de ses Peintures morales.
En voici quelques traits. Il est sans yeux pour les beautés de l’art et de la nature. Il croirait s’être chargé d’un fardeau incommode, s’il avait pris quelque matière de plaisir pour soi. Les jours de fête, il se retire parmi les morts. Il s’aime mieux dans un tronc d’arbre ou dans une grotte que dans un palais ou sur un trône.
Quant aux affronts et aux injures, il y est aussi insensible que s’il avait des yeux et des oreilles de statue. L’honneur et la gloire sont des idoles qu’il ne connaît point, et pour lesquelles il n’a point d’encens à offrir. Une belle personne lui est un spectre.
Et ces visages impérieux et souverains, ces agréables tyrans qui font partout des esclaves volontaires et sans chaînes, ont le même pouvoir sur ses yeux que le soleil sur ceux des hiboux, etc.
Mon Révérend Père, je vous assure que si vous ne m’aviez dit que le P. Le Moyne est l’auteur de cette peinture, j’aurais dit que c’eût été quelque impie qui l’aurait faite à dessein de tourner les saints en ridicule. Car, si ce n’est là l’image d’un homme tout à fait détaché des sentiments auxquels l’Evangile oblige de renoncer, je confesse que je n’y entends rien.
Voyez donc, dit-il, combien vous vous y connaissez peu ; car ce sont là des traits d’un esprit faible et sauvage, qui n’a pas les affections honnêtes et naturelles qu’il devrait avoir, comme le P. Le Moyne le dit dans la fin de cette description. »
En posant le jésuite comme cherchant une version raffinée de la religion, Blaise Pascal fait d’autant plus l’éloge de Port-Royal, de ses retraites, de ses solitaires, de ses religieuses, de son esprit d’austérité purificatrice pétrie de mysticisme.