Comment saisir le fondamentalisme de Port-Royal ? En fait, il existe un épisode absolument méconnu de tous les discours sur le « jansénisme », qui pourtant révèle la nature de celui-ci. La responsable de Port-Royal, Agnès Arnauld, a en effet écrit un texte mystique intitulé Chapelet Secret du Saint-Sacrement.
Ce texte fut écrit à la demande de son confesseur, Charles de Condren (1588-1641), qui voulait connaître son rapport à Jésus. Charles de Condren était une figure très importante de l’Oratoire de Jésus-et-Marie-Immaculée de France, fondé par Pierre de Bérulle, qui comme on le sait joua un rôle déterminant pour Saint-Cyran.
On est ici dans la tradition du spiritualisme français le plus franc, Charles de Condren a refusé d’être cardinal ainsi que d’être archevêque de Reims et de Lyon ; il est d’ailleurs enterré aux côtés de Pierre de Bérulle à la chapelle du Collège de Juilly, école dépendant de l’oratoire fondé en 1638 et qui aura par la suite une histoire prestigieuse.
Le « Chapelet Secret » est donc résolument mystique, donnant seize « attributs » de Jésus, autant que les siècles, chaque terme est accompagné de plusieurs lignes d’explication.
On a ici « sainteté », « vérité », « liberté », « existence », « suffisance », « satiété », « plénitude » », « éminence », « possession », « règne », « inaccessibilité », « incompréhensibilité », « indépendance », « incommunicabilité », « illumination », « inapplication ».
On peut voir très aisément qu’on a beaucoup de définitions par la négative, preuve d’une tentative d’une « saisie » mystique : l’être humain participe à Dieu mais a des choses en moins par rapport à lui ; en comprenant ses faiblesses, il fusionne avec l’absolu.
Voici le type de formules chocs qu’on trouve dans le Chapelet Secret, dans sa dernière version remaniée par Saint-Cyran :
« les âmes demeurent dans l’indignité qu’elles portent d’une si divine communication »
« que les âmes, pour l’honorer dans cette perfection, rompent leurs liens, qu’elles ne se tiennent pas dans leurs pensées, ni dans leurs vues, qu’elles se précipitent dans la vastitude des desseins de Dieu, renonçant à toutes fins finies »
« que les âmes ne se présentent pas à lui pour l’objet de son application, mais plutôt pour en être rebutées par la préférence qu’il doit à soi-même »
Le dernier point est un apogée de cette négation mystique de soi dans le grand tout christique :
« 16° Inapplication. Afin que Jésus-Christ s’occupe de Lui-même, et qu’il ne donne point dans Lui d’être aux néants; qu’Il n’ait égard à rien qui se passe hors de Lui; que les âmes ne se présentent pas à Lui pour l’objet de son application, mais plutôt pour être rebutées par la préférence qu’Il doit à soi-même; qu’elles s’appliquent et se donnent à cette inapplication de Jésus-Christ, aimant mieux être exposées à son oubli, qu’étant en son souvenir, lui donner sujet de sortir de l’application de soi-même pour s’appliquer aux créatures. »
Ce « Chapelet Secret » ne fut toutefois pas remis qu’au confesseur ; d’autres personnes proches de Port-Royal eurent également des copies manuscrites.
Le processus fut suffisamment réel pour qu’Octave de Bellegarde, archevêque de Sens, soumette en 1633 ce « Chapelet Secret » à huit docteurs de Sorbonne, qui le condamnèrent, dénonçant « plusieurs extravagances, impertinences, erreurs, blasphèmes et impiétés », etc. L’affaire alla jusqu’au Vatican, avec le jésuite Etienne Binet menant la charge.
De son côté, Saint-Cyran était admiratif. Il fit en sorte d’avoir un soutien des docteurs de Louvain et notamment de Jansénius, et écrivit pour contrer les huit docteurs de la Sorbonne une réponse anonyme sous la forme d’une Apologie pour servir de défense au Chapelet secret.
Un Examen de l’apologie lui répond, à quoi Saint-Cyran répond par une Réfutation de l’Examen. Finalement, en avril 1634, le pape demanda la destruction du « Chapelet Secret » et de tous les documents à son sujet.
L’épisode de l’Institut du Sacrement se termine précisément à cette période : c’est à partir de là que Port-Royal devient Port-Royal du Saint-Sacrement et s’engage idéologiquement comme courant religieux ouvertement autonome.
Il y a là quelque chose d’absolument vital pour comprendre Port-Royal, et pourtant cet épisode n’est jamais abordé. De plus, nous sommes même ici avant la parution de l’Augustinus de Jansénius.
C’est pourquoi, à la lumière du matérialisme historique, on peut aisément comprendre que Port-Royal a été une tentative de soulèvement idéologique fondamentaliste.
Il ne s’agit pas d’un jansénisme en tant que retrait du monde rigoureux et austère, mais d’une logique ascétique sur une base mystique d’anéantissement de soi.
Le théologien Martin de Barcos (1600 – 1678), neveu de Saint-Cyran, formé par Jansénius, va théoriser cette approche de la prière, en expliquant par exemple de la manière suivante la négation de sa volonté d’agir :
« Un seul type d’actions est exempt d’impureté, ce sont les actions auxquelles on ne se porte point par une application volontaire qui surprennent l’âme par le repos qu’elle y ressent, sans qu’elle s’y soit portée par aucun désir.
Toutes les autres actions, qui se font par dessein et par délibération, toutes celles auxquelles on se prépare, sont, selon ces spirituels, infectées de propriété et d’activité, et ont besoin d’être purifiées ou, dans ce monde, par la destruction pénible de cette activité, ou, dans l’autre, par les flammes du purgatoire.
Toutes ces actions sont des actions vivantes, c’est-à-dire produites par la vie d’Adam et par la nature corrompue ; ce sont des actions infectées de la corruption et de la malice de l’homme, qu’il faut faire mourir, évacuer et détruire par l’esprit de Dieu. »
Prier en se fondant sur ce qu’on a appris par coeur ne sert donc à rien, comme Martin de Barcos l’explique dans Les Sentiments de l’abbé Philérème sur l’oraison mentale :
« Cette sorte de méditation n’est point vraie prière, puisque ce n’est qu’une action de la mémoire qui se souvient de ce qu’on lui a appris, et de l’entendement qui produit des pensées et des raisonnements pour connaître les vérités : ce qui est tout humain et purement intellectuel, et ne tient rien du S. Esprit et de l’esprit de prière que Dieu répand dans l’âme. »
Si on associe cela à la volonté de retourner à l’Église primitive, des débuts, on a toutes les caractéristiques du fondamentalisme : négation de la raison, romantisme des origines, mysticisme de la fusion avec le divin.