Repartons en arrière et voyons comment se déroula la rupture avec l’académisme qui se déroule donc vers les années 1860.
En fait, cet académisme exigeait les thèmes que le régime comptait mettre en avant. Il s’agit de ceux se fondant sur le style pseudo-classique, célébrant le conservatisme, l’approche formelle de la vie, superficielle de la réalité, quand cette dernière n’était simplement niée.
L’académisme célébrait donc les scènes de la Bible, la vie des « saints », des thèmes historiques de l’antiquité gréco-romaine, des sujets mythologiques.
Cette tendance avait été décidé par Nicolas Ier, qui a régné de 1825 à 1855. Il avait prit, de ce fait, le parti-pris opposé de Catherine II de Russie. C’est effectivement celle-ci qui était à l’origine de l’académie impériale des arts ; lorsqu’elle promulgua ses statuts en 1764, elle prit comme modèle l’académie des Beaux-arts fondé en France par Colbert pour Louis XIV.
L’idée était de promouvoir des artistes contribuant à l’esprit nouveau, c’est-à-dire aux attentes de la monarchie absolue dans sa critique partielle du féodalisme.
A ce titre, les artistes ne pouvaient pas être appelées par l’armée ni par quelque organisme d’État qui soit et même s’ils venaient de classes sociales défavorisées, ils avaient accès aux salons littéraires, à une formation du meilleur niveau, bref tout pour rejoindre une intelligentsia contribuant à faire progresser la Russie.
Avec Nicolas Ier, cette ligne indéniablement libérale dans les arts, consistant en un soutien d’État aux artistes, se modifia radicalement, les contrôles administratifs devenant la norme et les tableaux devant obéir aux critères esthétiques de l’autocratie tsariste.
Nicolas Ier prit cela très au sérieux : il nommait lui-même les professeurs, portait son attention sur l’évolution des étudiants. En visite à Rome, en 1839, il fit même une inspection pour surveiller les peintres boursiers présents dans cette ville.
Nicolas Ier doubla également pratiquement la taille des statuts de l’académie, en ajoutant deux amendements.
Il y avait auparavant deux rangs qui existaient jusque-là – peintre au niveau du 14e rang civil (le plus bas) pouvant travailler librement en tant que tel dans l’empire et académicien au niveau du 10e rang. Nicolas Ier remplaça ce double niveau par toute une hiérarchie de rangs et de titres, le tout supervisé par l’administration, avec des périodes de probation, des examens, etc.
Ce classement permettait à Nicolas Ier de casser l’unité des artistes et de les placer devant des possibilités de carrière, exigeant d’eux une mentalité absolument soumise, puisque le risque était de ne pas se voir reconnu du tout comme peintre, ou bien de ne plus progresser dans l’échelle des rangs.
La tête de l’administration de l’académie passa d’ailleurs désormais entièrement dans les rangs de la famille royale, ainsi que du ministère de l’éducation à celui de la maison impériale, accentuant la pression. Sur le plan de l’encadrement, c’était désormais la discipline militaire qui devait être suivie, avec une surveillance, des baraquements pour logement, la menace d’être envoyé dans l’armée pour 25 ans, etc.
Enfin, les concours pour la médaille d’or prenaient un tournant très éloigné de toute approche artistique. Une fois le thème donné, les peintres étaient surveillés pendant les vingt-quatre heures où ils devaient faire une esquisse, qu’ils n’avaient plus le droit de modifier pendant l’année de sa réalisation.
Quant aux écoles d’art qui étaient privées, elles voyaient leurs artistes systématiquement mis de côté, avec un monopole de l’académie sur les titres et les médailles, et le refus systématique d’ouvrir des annexes dans les autres grandes villes.
Seules deux grandes écoles prévalaient, à Moscou et Saint-Pétersbourg, le ministère de la maison royale encadrant la vie de celles-ci, celle de Saint-Pétersbourg ayant la prévalence absolue, celle de Moscou ne fournissant que le niveau plus bas de diplôme et de reconnaissance.
La société pour la promotion des artistes de Saint-Pétersbourg fut pareillement « nationalisé » par le tsar, devenant une « société impériale » sous son contrôle. L’État mettait la main-mise sur la vie des artistes et leur existence financière ; en 1860, il n’y a à Saint-Pétersbourg que trois ateliers privés d’artistes.
La mort de Nicolas Ier se produisit dans une atmosphère d’opposition révolutionnaire grandissante et les jeunes peintres grondaient contre l’académisme de l’autocratie. Cela aboutit au premier choc, avec la « révolte des quatorze », en 1863.
Cette révolte, dirigée par le peintre Ivan Kramskoï (1837-1887), accompagné de douze autres peintres et d’un sculpteur, consista à exiger que le Conseil de l’Académie abandonne son exigence, pour son concours, de ne peindre que des thèmes de l’antiquité ou de l’histoire, notamment biblique.
Les demandes restèrent sans réponse et les peintres rejetèrent le choix de l’académie tiré de la mythologie scandinave, consistant en un banquet au Valhalla en présence d’Odin avec ses deux corbeaux, avec en arrière-plan des nuages et des loups.
La réponse fut simple : les quatorze peintres furent privés de diplôme, leur atelier supprimé, toute aide matérielle empêchée, leurs activités surveillées par la police. En réaction, ils organisèrent un atelier des peintres, discutant et peignant ensemble, composant une sorte de petite association professionnelle : l’artel des artistes.
Cinq peintres s’installent alors ensemble, avec chacun une chambre et un lit, se partageant trois ateliers d’artistes, les autres du groupe des quatorze habitant das leurs propres logements. Le peintre Ilya Répine raconte à ce sujet :
« Après avoir beaucoup hésité, ils sont arrivés à la conclusion, qu’il fallait s’organiser et avec les autorisations officielles créer un artel d’artistes.
C’est-à-dire une sorte de coopérative artistique avec atelier et bureau, prenant ses commandes dans la rue, avec un panneau publicitaire et des statuts en bonne et due forme, approuvés par tous.
Ils ont choisi un grand appartement du côté de la ligne XVII sur l’ile Vassilievski, et s’y sont installés ensemble. »
Il y eut des succès, des commandes, et même des titres donnés par l’académie à certains, mais ce processus collectif se heurtait aux tendances individualistes de ces artistes portant les exigences bourgeoises de reconnaissance individuelle.
En théorie, il y avait ainsi une caisse commune, chacun devant donner 10% de ses ventes de tableaux, 25 % si la peinture a été faite collectivement. L’individualisme des artistes prima cependant rapidement et ceux qui réussissent s’en vont, alors que d’autres tentent leur chance individuellement. Ilya Répine raconte ainsi :
« Dans l’Artel, ce fut le début des malentendus. Cela commence par une dispute de famille entre les épouses de deux associés et cela se termine quand les deux associés quittent l’Artel. Un des membres demande une faveur spéciale à l’Académie pour obtenir un voyage à l’étranger au frais de l’Etat.
Kramskoï estime que c’est une violation des principes de l’Artel : ne pas chercher à flatter l’Académie pour obtenir des faveurs au profit d’un seul comme cela avait été décidé à la création de celle-ci, lors de la révolte des quatorze. Ne pas non plus se laisser appâter par la vente de ses talents.
Kramskoï demande alors, par écrit, à ses amis de s’exprimer sur ce qu’ils pensent du comportement d’un des leurs. Ils répondent évasivement ou se taisent. Suite à cela Kramskoï sortit de l’Artel des artistes. Après sa sortie l’Artel perd sa raison d’être et disparaît. »
Toutefois, malgré cette défaite, la révolte des quatorze a été un réel affrontement avec l’autocratie. Il va alors se dérouler une convergence entre ces peintres réalistes et le successeur de Nicolas Ier, qui choisit l’option d’aller vers la monarchie absolue.