L’artel avait réussi à promouvoir une indépendance des artistes réalistes par rapport à l’autocratie.
Le terme le plus exact serait ici celui d’autonomie ; l’artel avait d’ailleurs comme pratique de mener des réunions tous les jeudis, pour échanger sur la situation sociale, les questions artistiques.
Il est significatif d’ailleurs que l’artel refusait ce qui apparaissait comme décadent – comme le jeu de cartes – pour privilégier des jeux candides, comme le colin maillard. Les artistes étaient tournés vers le peuple, vers sa réalité, et à ce titre l’artel participa à une exposition à Nijni Novgorod, dans sa volonté de diffuser sa manière de voir les choses.
Une conception aussi puissante ne pouvait qu’avancer, malgré les détours. Aussi, une nouvelle association d’entraide apparut, en 1870, fondée par Ivan Kramskoï, avec Grigori Miassoïédov, Vassili Pérov et Nikolaï Gay.
L’idée était brillante : les expositions collectives qui se tinrent chaque année à Saint-Pétersbourg et Moscou, à partir de 1871, étaient réitérées dans les autres villes importantes : Kiev et Kharkov tout d’abord, puis ensuite des villes comme Tula, Saratov, Yaroslav, Poltava, Koursk, Kichinev, Odessa, Astrakhan, Kazan, Elizavetgrad, Vilna, Varsovie. Les œuvres peintres devaient l’être spécifiquement pour une exposition.
Dans cette logique les peintres assumèrent comme identité le terme « itinérants », en russe « pérédvijniki », qu’on traduit également par « ambulants ». La société des expositions itinérantes exista alors de 1870 à 1923, réalisant 48 expositions itinérantes au total.
Le succès fut énorme. A l’opposé de l’artel, né d’un coup de force des quatorze à l’académie, cette fois les peintres étaient connus, leur conception limpide, leur initiative parfaitement lisible. L’organisation était beaucoup plus rodée : on ne pouvait rejoindre l’association qu’à l’issue d’un vote une fois l’an, avec présentation d’une œuvre.
Le mouvement semblait même tellement irrésistible que l’académie dut tenter de converger avec la société des expositions itinérantes, avec les ambulants. La première exposition de la société eut ainsi lieu à l’académie elle-même, avec 46 tableaux. Ce n’était qu’une petite concession, les expositions de l’académie présentant 300-400 œuvres.
Hors de question par contre pour l’académie d’accepter que les itinérants (ou ambulants) choisissent leurs propres œuvres et les présentent en toute indépendance à l’exposition universelle de Londres de 1873 ou à l’exposition panrusse art-industrie de 1880 à Moscou.
Lors de cette dernière exposition, l’académie fit exprès de disperser les 100 œuvres des itinérants parmi 428 exemples d’art officiel, avec es thèmes religieux, classiques, méditerranéens. Les responsables d’entreprises de Moscou répondirent alors en publiant à leurs frais un catalogue des œuvres itinérantes, y compris avec des œuvres polémiques, notamment d’esprit anti-clérical.
L’académie fit même en sorte par la suite, en 1885, de concurrencer les expositions itinérantes, avec des expositions concurrentes organisées par ses soins, à des tarifs moins élevés que ceux de l’association. L’impact culturel des itinérants sur les provinces restait toutefois très important, de par l’esprit du progrès qu’ils exprimaient.
A Kiev, Mykola Murashko fonda ainsi une école de dessins dans l’esprit des itinérants et l’exposition itinérante jouait un rôle essentiel dans la formation de ses étudiants. L’école profita du soutien financier de la famille Tereschenko, qui était richissime de par son monopole du sucre (400 000 hectares possédées, 1/5 des travailleurs ukrainiens à leur service, un Tereschenko fut par la suite le ministre des finances du gouvernement Kerensky juste avant octobre 1917). Elle donna également sa collection pour l’ouverture du musée de Kiev, avec de très nombreux tableaux des itinérants.
On a ainsi un conflit clair entre la monarchie absolue exigeant d’intégrer les itinérants et la bourgeoisie soutenant leur démarche. La pression augmenta encore lorsque le grand-duc Vladimir Alexandrovitch, président de l’Académie impériale des Arts, exerça également de vigoureuses pressions sur des membres individuels de l’association des itinérants.
Finalement, l’académie mit fin aux expositions itinérantes dans ses locaux, interdit ses étudiants d’avoir des liens avec l’association, alors que la ville de Saint-Pétersbourg fit toute une série de sabotages administratifs pour les empêcher de construire un bâtiment qui leur serait dédié.
Une répression fut effectuée sur les expressions favorables aux itinérants : la revue Nouveaux Temps dut cesser la publication de l’essai de Kramskoï, « La destinée de l’art russe » ; la revue illustrée L’abeille fut censurée dans son soutien aux itinérants, puis interdite, son éditeur Adrian Prakhov licencié de son poste d’assistant en histoire de l’art à l’académie.
Une société des expositions artistiques, fondée en 1875, fut également fondée par l’académie comme sas pour retourner les itinérants et les intégrer. Quant à la maison impériale, bien sûr, elle cessa l’achat d’œuvres auprès des itinérants. Comme elle payait 1500 roubles pour une copie et 10-15000 roubles pour un tableau original, ce fut un coup rude : l’entrepreneur et mécène Pavel Tretiakov payait de son côté dans les années 1870 un tableau 1000-2000 roubles, soit plus du double du prix d’un tableau lors des années 1860.
La ligne de démarcation semblait nette entre l’académie et l’association des expositions itinérantes.