Le triomphe de Ilya Répine au sein même des institutions d’une autocratie qu’il rejetait – confiant même son atelier pour des réunions secrètes de ses proches qui étaient bolcheviks – témoigne des contradictions de la monarchie, avec ici l’affrontement entre les forces féodales traditionnelles et la monarchie absolue.
De fait, le tsar Alexandre III, qui avait commencé son règne en 1881, ne pouvait que constater l’essor de la bourgeoisie et il décida qu’il fallait à tout prix en cesser avec le conflit avec les peintres ambulants. Aussi choisit-il de les reconnaître en tant que tel, s’ils intègrent l’académie, en quelque sorte comme courant artistique.
A cet effet, le directeur de l’académie Petr Iseev fut démissionné en 1889 pour malversations et remplacé par le comte Ivan Tolstoï (1858-1916), qui intégra dans la commission gouvernementale les peintres Ilya Répine, Vassili Polenov, Arkhip Kuindzhi, Constantin Savitsky et Grigori Miassoïédov, afin de faire de nouveaux statuts.
Furent nommés professeurs à l’académie, dans la foulée, Ilya Répine, V. Makovsky, Ivan Chichkine et Arkhip Kuindzhi, et 12 autres ambulants rejoignirent l’assemblée de l’académie, composée de 80 personnes.
On retrouve alors des ambulants comme enseignants à l’académire, c’est-à-dire l’Ecole de Peinture, Sculpture et Architecture de Moscou, notamment Victor Vasnétsov, Ivan Kramskoy, Alexeï Savrassov, Ilya Répine, Vassili Polénov, Vladimir Makovski, Arkhip Kuindzhi, Nikolaï Kisséliov, Ivan Chichkine, Constantin Savitsky, Abram Arkhipov, Sergueï Malioutine, Vassili Bakchéïev.
C’était là un moyen pour la monarchie de renforcer sa tentative d’aller à la monarchie absolue, en saluant l’apparition d’un « art russe ». C’était aussi un moyen de contrer l’accumulation d’œuvres d’art, à la fin du XIXe siècle, par l’entrepreneur Pavel Tretiakov.
Celui-ci dépensa des sommes faramineuses pour se procurer des œuvres d’art, notamment les peintures des ambulants ; le nombre de ses acquisitions équivalait ce qu’on trouvait dans les musées russes et sa galerie était visitée par des dizaines de milliers de personnes.
En 1892, il la confia à la ville de Moscou, on y trouvait alors, du côté russe, 1287 tableaux, 518 œuvres graphiques, 15 sculptures et des collections d’icônes, ainsi que 75 tableaux d’Europe de l’ouest.
On notera également le rôle de Savva Morozov (1862-1905), industriel ayant un grand succès économique et figure éminente de la bourgeoisie, qui fut proche de l’actrice Maria Andreïeva et de l’écrivain Maxime Gorki, mécène dans le domaine de l’art, mais également fournissant des fonds au parti bolchévik.
On a ici un tournant historique, un moment clef dans le rapport conflictuel entre féodalisme, monarchie absolue et démocratie.
Au moyen de l’académie, le tsar remettait en avant la force de la monarchie absolue face à la vigueur de la bourgeoisie, dont Tretiakov était un éminent représentant ; les ambulants n’étaient plus dénoncés, mais salués comme les meilleurs représentants de l’art russe.
Cela se déroula bien entendu au grand dam de Vladimir Stassov qui y voyait bien sûr une trahison complète des valeurs de démocratie et d’affirmation du folklore. A ses yeux, les ambulants ayant accepté de participer à l’académie devenaient d’« humbles académiciens » et des « courtiers ». C’était une trahison des principes mêmes au coeur des ambulants, leur tradition.
Le peintre ambulant Nikolaï Yarochenko rejeta pareillement la position de ceux qui participèrent à l’académie et il devint le porte-parole de l’association des ambulants, qui se maintint.
Voici quelques unes de ses œuvres qui témoignent de son engagement, avec L’étudiante, L’étudiant, chacun de ces deux tableaux présentant la figure révolutionnaire typique de l’époque, et enfin Le prisonnier.
La balance repassa de l’autre côté, après la révolution de 1905 et la vague de répression qui s’ensuivit. Vladimir Makovsky, après avoir vu le massacre du 9 janvier, peignit Dispersion de la manifestation dans son atelier au-dessus de son appartement de dix pièces, à l’académie. La contradiction était patente et il ne montra d’ailleurs la peinture qu’à ses intimes.
De fait, lorsque la grande duchesse Maria Pavlovna prit la tête de l’académie, en 1909, elle adopta une démarche autocratique, au service de la fraction féodale. Le passage de la Russie à la monarchie absolue apparaissait comme impossible, et ce fut la triomphe de la révolution bolchevik.