Au sixième congrès de l’Internationale Communiste, Boukharine fait triompher l’évaluation de la situation comme quoi le capitalisme connaît une stabilisation relative.
S’il a été nommé, c’est parce que contrairement aux courants ultra-gauchistes, lui assume que la crise générale du capitalisme connaît des modifications dans ses expressions. Loin de la phraséologie ultra-révolutionnaire coupée des réalités, il assume la complexité du travail à mener.
Dans son allocution, il précise ainsi que :
« Notre tâche s’est compliquée jusqu’à l’extrême.
Le premier élan, la première grande vague révolutionnaire, qui s’est avancée à travers l’Europe, a abouti à la défaite de la classe ouvrière des pays capitalistes.
Les perspectives de faillite immédiate du capitalisme ont été remplacées par d’autres perspectives quelque peu différentes.
Nous avons vérifié la justesse des vues de Lénine, qui estimait que, pour la bourgeoisie, il n’y avait pas de situation sans issue : la bourgeoisie, dans un des pays qui ont été le plus soumis à l’influence du mouvement révolutionnaire, a su se tirer d’affaire.
Le capitalisme se hâte actuellement de construire ses forteresses, le capitalisme s’arme avec précipitation. Il construit et s’arme en même temps.
La chute du capitalisme ne s’est pas réalisée en ligne droite, mais suis un mouvement en zig-zag, par des améliorations partielles de certaines parties du système capitaliste, il passe par ce que nous appelons la stabilisation capitaliste partielle.
Il s’en est résulté, pour le mouvement communiste, de nouvelles difficultés considérables ; de nouveaux problèmes se sont posés devant l’Internationale communiste.
L’Internationale communiste en bloc et pour chacun des partis qui la composent, a dû imaginer et élaborer une tactique extrêmement complexe de préparation et de mobilisation des forces de la classe ouvrière.
L’Internationale communiste a dû chercher dans la vie quotidienne, en se basant sur le développement des contradictions de la stabilisation capitaliste, les moyens de mobiliser les masses pour une nouvelle vague et de porter au capitalisme un nouveau coup cette fois encore plus grandiose et plus destructif. »
Ce qui est dit là correspond au triomphe sur le trotskysme. Boukharine insère toutefois dans cette vision des choses sa propre interprétation d’un capitalisme qui, pour lui, a changé de forme.
Boukharine utilise un argument très précis. Il dit que le principe d’une troisième période se justifie par le fait que le niveau d’avant-guerre a de nouveau été dépassé par la production capitaliste. Cela signifie pour lui qu’il y a eu une réorganisation de l’économie capitaliste, qu’une étape a été passée.
Il explique que le capitalisme américain se développe incroyablement tout en employant moins d’ouvriers (production plus grande de 26 % entre 1919 et 1927, pour 11 % d’ouvriers en moins), qu’en Allemagne le capitalisme s’est relancé notamment grâce au progrès technique, que la France se transforme en puissance industrielle, que même la Grande-Bretagne a un capitalisme qui se relance dans certains secteurs malgré la fragilisation de son empire, etc.
Boukharine souligne notamment comment les États-Unis développent le travail à a chaîne, utilisent de nouvelles machines et de nouveaux appareils, ont une production électrique qui a pratiquement quintuplé, etc.
Il explique alors que le capitalisme reprend en général et ce de manière organisée. Il attribue cette « reconstruction » à la formation de monopoles, de consortiums bancaires immenses et, depuis la guerre, à des « tendances capitalistes d’État grandissantes de tout type ».
Il assume ouvertement cette conception capitaliste d’État dans son bilan, dès le départ, au moment de l’évaluation de la situation. C’est une véritable thèse politique. Boukharine parle de :
« l’excroissance des organisations économiques de la bourgeoisie impérialiste avec ses organes d’État ».
Boukharine dit ainsi d’un côté qu’il y a une stabilisation du capitalisme, qu’elle est relative car la crise continue, mais de l’autre il affirme que cette stabilisation n’est pas momentanée et que la crise n’est plus là, mais va revenir de manière encore plus prononcée.
Boukharine modifie concrètement la thèse de la crise générale du système capitaliste mondiale. Il dit : on pensait que le capitalisme était en train de s’effondrer, puis finalement on a constaté une stabilisation « relative », mais comme le capitalisme continue voire reprend sa marche, alors cette conception « relative » n’a plus de sens ou bien un sens forcément différent.
Cela préfigure la thèse révisionniste, développée par Eugen Varga par la suite, du « capitalisme monopoliste d’État » dans les années 1950-1960.
Qui plus est, la social-démocratie va dans les années 1920 exactement dans ce sens-là. Boukharine le sait très bien et il s’empresse de souligner que lui, à la différence de la social-démocratie ne dit pas que la crise générale est terminée ; selon lui elle se prolonge, mais sa forme a changé.
La période de la guerre et de l’après-guerre aurait amené des « modifications essentielles » dans la construction du capitalisme. L’URSS serait elle-même une preuve, comme corps étranger, du changement de cette construction.
On aurait donc une situation où les tensions s’aggravent de fait, car la moindre grève a un impact sur un État devenant une excroissance des monopoles.
La révolution consiste alors en l’appropriation de ce capitalisme d’État, qui par ailleurs est en concurrence avec les autres capitalismes d’État, d’où l’inéluctabilité de la guerre.
Cette lecture passée en contrebande au sein du congrès de l’Internationale Communiste ne tiendra pas longtemps ; il se fera débarquer en avril 1929.
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de l’Internationale Communiste