L’impressionnisme et son prolongement immédiat sous la forme du cézannisme témoignent de leur superficialité par leurs choix : des événements éphémères, des impressions fugaces… lors de la vue d’une gare, d’un pont, d’un bal, d’un jardin.
On a déjà l’approche de l’art moderne, de l’art contemporain : le refus de synthétiser ce qui apparaît comme un ensemble, la négation de la complexité du réel, l’abandon de toute sa dignité.
Il va de soi que la conclusion inévitable de la démarche, de par la base subjectiviste, c’est l’auto-destruction, le relativisme, le nihilisme ; pour les artistes devenus individualisés, il n’y a au sens strict pas de mouvement impressionniste, et encore moins de cézannisme), seulement une tendance inéluctable de par l’affirmation du peintre, de la créativité personnelle, de l’expression entièrement individualisée, une conscience isolée posant son intériorité, etc. etc.
André Malraux résume tout à fait cette conception quand il dit dans son discours prononcé le 4 novembre 1946 à l’Unesco que :
« On peut dire que l’art moderne commence quand ce qu’en langage d’atelier on appelle «le faire» prend la place de ce qu’on appelle le «rendu». Lorsque le principal sujet du tableau, c’est le peintre.
Les esquisses les plus impérieuses de Delacroix étaient encore des dramatisations, ce que Manet entreprend dans certaines toiles, c’est une
picturalisation du monde.Picturalisation qui converge sur lui-même : pour qu’il puisse faire le portrait de Clemenceau, il faut que dans ce portrait Manet soit tout, et Clemenceau rien.
Car l’art moderne, à partir du moment où la peinture est devenue peinture, aboutit à l’expression individuelle.
Il y a un curieux malentendu entre l’idéologie et la peinture impressionnistes. Vous connaissez tous la théorie impressionniste. Elle ne s’applique pleinement ni à Van Gogh, ni à Cézanne, ni à Manet ; elle s’applique partiellement à Renoir et par moments à Gauguin ; elle ne s’applique tout à fait qu’aux «promeneurs» et à Claude Monet.
La théorie impressionniste voulait perfectionner le plein-air, l’art
moderne voulait passer de Manet à Rouault et à Picasso, faire triompher l’individu dans le conflit qui s’était établi entre le monde et lui. »
De fait, pour le matérialisme dialectique, l’impressionnisme est très important : c’est le marqueur du passage de la bourgeoisie dans la décadence dans la peinture.
La bourgeoisie, quant à elle, doit valoriser l’impressionnisme comme le passage à l’art moderne, l’art contemporain, mais doit en même temps nier sa catégorisation, qui donnerait un sens historique à l’art.
L’impressionnisme apparaît alors tel un spectre dans les écrits bourgeois sur l’art, avec des bourgeois voyant en les peintures de Claude Monet une sorte de havre de paix, et en même temps niant à tout prix qu’on en fasse un véritable point de référence.
La question nationale joue ici également, de manière particulière, mais relative seulement. Il faut ici particulièrement distinguer l’impressionnisme du Jugendstyl, qui a une dimension nationale-démocratique pour les peuples autrichien et tchèque. L’impressionnisme est totalement subjectiviste et il est à ce titre déjà cosmopolite.
Cependant, il est né en France et le village des impressionnistes de Giverny est un phénomène commercial à succès. Il répond à des valeurs traditionnelles de la bourgeoisie… et, en même temps, la bourgeoisie française ne peut pas faire de l’impressionnisme une valeur systématisée.
L’impressionnisme peut alors d’autant plus apparaître comme une refuge à prétention esthétisante-psychologisante.
L’historien des arts soviétique Jacob Tugendhold partage en partie ce point de vue bourgeois en 1928 dans Culture artistique de l’Ouest, tout en comprenant que l’impressionnisme est un cul-de-sac subjectiviste :
« Comme tout phénomène culturel, l’impressionnisme doit être décomposé en ses éléments constitutifs, positifs et négatifs.
J’ai déjà dit que l’impressionnisme était la conclusion artistique de l’ère réaliste, positive et scientifique des années 70. En ce sens, puisque la peinture de Monet a armé l’artiste d’un chromatisme scientifique [= une meilleure perspective du jeu des couleurs], l’a libéré de son ancienne «cécité» académique et lui a révélé tout l’arc-en-ciel multicolore du monde, c’était et est encore un grand phénomène progressiste.
Claude Monet était une expression artistique de la pensée bourgeoise dans l’une des étapes les plus saines de son développement – la lutte pour une vision positive, pour la connaissance de la nature.
L’impressionnisme était une fenêtre ouverte sur le monde – dans toute sa profondeur et son infini bleutés.
Et en même temps, puisque l’impressionnisme était une sorte de vision du monde artistique et même une vision du monde, il marquait aussi une certaine limitation de la pensée artistique bourgeoise.
L’idée a fait place à un sentiment dans l’art, une pensée à une impression fugitive.
La peinture est devenue une esquisse ou, plutôt, une esquisse de la nature est devenue une valeur autosuffisante. Ce triomphe du «paysage pur», peinture pure reflétait le profond fossé entre l’art et l’architecture, caractéristique de la société bourgeoise, étrangère à l’esprit de monumentalité et entendant l’art comme une chose autosuffisante dans un cadre doré, qu’on a alors à Paris, et demain sera envoyé en Amérique.
En même temps, puisque l’impressionnisme était une hypertrophie du «pittoresque» sur la forme plastique, parce qu’il dissolvait le dessin dans une vibration continue de couleurs, il ne pensait au monde que comme un mirage, comme une «illusion».
Dissolvant le monde, le réduisant à un fantôme informe, l’impressionnisme a perdu le sentiment de chair et de sang des choses, le sentiment de matérialité du monde. C’était l’individualisme et le subjectivisme. »
Avec la compréhension du réalisme socialiste, l’URSS considérera que l’aspect principal de l’impressionnisme est sa dimension nihiliste, sa négation de la réalité, de sa complexité, de sa dignité. L’impressionnisme sera considéré jusqu’en 1953 comme le point de départ du grand ennemi que l’art moderne, contemporain d’une bourgeoisie ne transportant plus que l’anecdotique, le grotesque, l’improductif.
Un musée de la nouvelle peinture occidentale avait ouvert en 1918, un second en 1919, les deux fusionnant en 1925 : il est liquidé par la suite, dès les années 1930, des œuvres de Cézanne, Van Gogh, Degas, etc. étant vendues à des collectionneurs de pays impérialistes.
Le décret Conseil des ministres de l’URSS du 6 mars 1948 présentait ce musée comme une base à la fois réactionnaire et inutile :
« Les collections formalistes appartenant au Musée d’État du nouvel art occidental, achetées en Europe occidentale par les capitalistes de Moscou à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, étaient un terreau fertile pour les vues formalistes et la servilité envers la culture bourgeoise décadente de l’ère impérialiste et ont gravement nui au développement de l’art russe et soviétique. »
La dénonciation de l’impressionnisme dans le cadre de la mise en valeur du réalisme socialiste, jusqu’en 1953, exigeait la dénonciation de l’impressionnisme, comme tournant subjectiviste vers l’art moderne, contemporain typique de la décadence bourgeoise.