Saisir la contradiction entre villes et campagnes et celle entre travail manuel et travail intellectuel est la clef d’une lecture matérialiste dialectique du monde ; échouer en cela c’est basculer dans le fascisme, nier cela est tomber dans l’acceptation du monde tel qu’il est.
Le mouvement romantique a été une tentative d’affirmation de la sensibilité justement au-delà d’un cadre jugé inadéquat. Il a pu être historiquement progressiste ou réactionnaire, selon qu’il s’agisse d’une critique allant dans le bon sens, comme avec les Allemands Goethe et Schiller protestant contre la vision compassée, formelle, de la réalité, ou bien d’une dénonciation réactionnaire idéalisant le passé, comme avec Chateaubriand et Hugo.
En France, le romantisme est effectivement né sur le terrain de l’apologie de la monarchie au moment de la Restauration de 1814-1815 ; le moyen-âge a été idéalisé comme moment d’équilibre complet de la société, avant l’humanisme, avant les Lumières.
Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945) est le principal penseur qui, dans la première moitié du 20e siècle, a tenté de réactiver une telle critique romantique.
Voici un exemple significatif de sa dénonciation de la laideur du monde dans une nouvelle intitulée La femme au chien, avec ce qu’on lit dès le début de la nouvelle :
« J’ai horreur de la Côte d’Azur. D’ailleurs, j’ai horreur de toutes les côtes. Imaginez qu’autrefois l’Europe était une presqu’île frangée de sauvagerie. Vous pouviez aller de la Norvège à la Dalmatie en suivant un désert à peu près continu de dunes, de grèves, de falaises où s’ébattaient les vents fous, chargés de rumeurs poétiques : les Européens n’allaient pas à la mer.
Aujourd’hui, ils y vont. Certes, ils ont raison. Il était même grand temps qu’ils y aillent, car ils seraient bientôt morts d’étiolement au fond de leurs villes.
Il était grand temps qu’ils s’élancent vers les plages – ou les pentes des montagnes – pour aspirer l’air vrai et renaître. Mais ils ne sont qu’au début du temps nouveau. Et le réveil de leur instinct est encore grevé de toute la sénile laideur qui s’était, depuis des siècles, lentement appesantie sur eux.
L’immense masse qui rampe hors des villes transporte encore après elle ses tares et ses vices. S’étant poussée par le chemin de fer jusqu’au grand seuil, elle s’arrête, reconstruit la ville qu’elle a voulu fuir et y renferme son inertie. Les plages sont remblayées de casinos, dans la mer crèvent les égouts.
Moi, qui, en avion, file au diable, dès que j’ai huit jours de liberté, je n’aurais jamais l’idée d’aller sur la Côte d’Azur, surtout en hiver, où l’on voit tant de vieux et gros bourgeois rouler sur les dures promenades. »
La femme au chien
La dénonciation de la ville se situe clairement dans le rapport villes-campagnes ; le bourgeois est ici une figure honnie. Mais comme on le voit, il y a l’idéalisation d’un passé imaginaire, avec des « Européens » qui doivent renaître.
C’est là l’incompréhension du besoin d’expression des facultés naturelles de l’être humain en dépassant le capitalisme, et non en retournant en arrière. C’est là tout le drame de Pierre Drieu La Rochelle, qui a cherché cette critique mais, ne trouvant pas les éléments adéquats, a cherché à compenser avec l’idéalisation du passé, avec le fantasme d’une Europe comme empire, avec un antisémitisme toujours plus forcené, avec la collaboration avec l’Allemagne nazie, avec le soutien au Parti Populaire Français de Doriot.
C’est une gigantesque fuite en avant, une tentative subjectiviste de réaliser ce que Pierre Drieu La Rochelle a qualifié de « socialisme fasciste », avec toujours présente la hantise fascinée et l’espoir in-assumé que, en fin de compte, c’est le communisme qui était le mouvement le plus puissant.
Pierre Drieu La Rochelle représente l’obsession de la décadence telle que ressentie par un petit-bourgeois intellectuel, qui fut également un bourgeois rentier : deux aspects de sa vie privée que Pierre Drieu La Rochelle ne fut jamais en mesure de concevoir correctement.