L’Italien Vincenzo Gioberti, un partisan de l’unité nationale italienne au XIXe siècle, disait des Français qu’ils sont des gens « qui vont par sauts et par bonds, et qui sont des gens de premier mouvement ». C’est que les Français sont des gens pour qui vivre c’est, dans un même élan, raisonner et se mettre à relier, enchaîner, combiner, associer, arranger, composer, coordonner, apparier, ordonnancer.
C’est un jeu de l’esprit qui permet de triompher de l’adversité et c’est le sens du mot de Napoléon dans une lettre : « c’est impossible m’écrivez-vous ; cela n’est pas français. »
Les Français sont au sens positif mathématiciens, ingénieurs, pharmaciens, avocats, militaires du génie. Ils sont au sens négatif des politiciens opportunistes, des libertins pour qui tromper est un plaisir de l’esprit, des commerçants truqueurs, des religieux prenant des libertés avec leur propre religion, des généraux calculateurs.
Les caractéristiques de l’esprit national français
Les Français sont particulièrement sociables : ils ont besoin d’entendre des bons mots. Pour eux, rire, c’est apprécier un trait de l’esprit et aussi pardonnent-t-ils tous les propos, toutes les caricatures, refusant de s’offusquer au nom de tel ou tel principe féodal-patriarcal. Les Français aiment les éclairs de génie et peu importe qu’une œuvre soit longue et insipide, si on y trouve de belles formules. On pardonne le caractère insipide des Fleurs du Mal de Baudelaire rien que pour le vers si bien trouvé « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! ».
Les Français sont donc littéraires, car ils aiment agencer les mots, mais ces mots peuvent être des idées, des formules ou des actions. Il y a cette idée de bricoler en raisonnant, de s’arracher à l’adversité en étant ingénieux, de pouvoir agencer les gens et les faits de la meilleur manière, bref : de puiser dans l’esprit les ressources pour forcer les choses.
Les Français apprécient donc les sports où il y a de subites fulgurances, ce qu’on appelle le « French flair » dans le rugby mondial, cet esprit à-propos qui fait que la France est la hantise du football allemand pour ses initiatives inattendues, comme sorties de nulle part.
Pour les Français, un mot, une idée, une action… relève toujours d’une partition, celle de la raison, comprise comme un jeu de l’esprit. C’est par la conscience en action, en raisonnement, en calcul, que tout est possible. Charles de Saint-Évremond définit au XVIIe siècle cette vision des choses en disant que : « Il n’est rien que l’intelligence du Français ne puisse faire, pourvu qu’il veuille bien se donner la peine de réfléchir ».
Le trait d’esprit comme marque française
Si l’on comprend tout cela, alors Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand (1897) apparaît comme une œuvre réactionnaire, car elle caricature ce qui est la marque française : la capacité à forger un trait d’esprit non pas gratuitement, mais au service d’une vision approfondie des choses. Dans la pièce Cyrano de Bergerac et dans le comique produit de manière commerciale, c’est au contraire totalement vain.
Le véritable trait d’esprit comme marque française correspond, dans sa nature authentique, à des pointes venant couronner un subtil agencement. On précise, par un bon mot, par une tournure d’esprit, ce qui forme tout un ensemble à l’arrière-plan. Le bon mot, la forme harmonieuse, symétrique, la formule particulière… est là pour souligner toute une œuvre de l’esprit à l’arrière-plan.
Ce sont les ornements ingénieux soulignant les châteaux de la Loire, c’est Molière et ses pointes comiques au cœur des portraits de caractères non raisonnables, c’est La Bruyère et son mot juste pour porter la peinture démonstrative de caractères également. C’est Racine et ses expressions ciblées dans les portraits de psychologies raisonnant calmement sur leur folie furieuse, c’est le château de Versailles et son très raisonnable jardin formant son écrin, c’est la déclaration des droits de l’Homme comme expression constitutionnelle raisonnée d’un peuple raisonnable composé de citoyens.
L’esprit en réflexion ou le doute permanent
Comme ici penser c’est réfléchir et que réfléchir c’est triompher, les Français ne veulent jamais s’interrompre dans la mise en branle de l’esprit. C’est là leur problème : ils raisonnent en roue libre, jusqu’à déraisonner. Les Français n’aiment pas les pensées qui se concluent, ils n’aiment pas les théoriciens, les idéologues, les théologiens, les penseurs. Ils apprécient les intellectuels, ceux pour qui, à l’instar de Pascal, « La vérité est une pointe subtile ».
Les vrais auteurs sont donc, aux yeux des Français, les essayistes : Montaigne, Camus, Voltaire, Jaurès, Sartre, Maurras, Bernanos… Dites une chose en disant que vous en êtes certains, les Français ne vous écouteront pas. Dites la même en chose en disant que vous en doutez encore, ils la croiront !
Le caractère historique de l’esprit national français
Les Français ont systématisé le doute cartésien, le doute permanent de Descartes au sujet de toute chose, qui était déjà exprimé dans le scepticisme de Montaigne. C’est pour cela qu’on dit des Français qu’ils sont « cartésiens ».
Mais c’est là en réalité une faiblesse historique, c’est le fruit de l’incapacité à assumer le protestantisme, alors que Jean Calvin est par ailleurs Français.
Historiquement, le relativisme français existe pour mettre de côté la religion catholique omniprésente, parce que le pays n’a pas été à la hauteur pour assumer le calvinisme et son affirmation de la responsabilité personnelle, de l’autonomie de la raison.
Ce relativisme traverse l’Histoire française, depuis François Ier et sa mise au second plan de la religion, jusqu’à la franc-maçonnerie avec son refus bourgeois des contradictions intellectuelles et bien sûr l’idéologie républicaine qui cherche à neutraliser toute opinion, toute idée, toute valeur.
Le capitalisme avancé, avec son ultra-individualisme, son égocentrisme, ne pouvait qu’être en phase avec un tel relativisme, un tel repli sur l’individu. C’est la raison pour laquelle l’idéologie « post-moderne » s’appuie en grande partie sur les philosophes français relativistes, existentialistes, tournés vers la conscience individuelle « critique », etc.
L’esprit national français se retourne en son contraire
Le relativisme et le scepticisme ont joué un rôle historique positif en tant que posture défensive, contre l’Église catholique, mais une fois qu’ils s’étaient installés, ils se sont avérés insuffisants pour formuler des choses positives qui soient ancrées.
Le relativisme et le scepticisme ont asséché la vigueur de l’esprit, apportant de la rigidité dans une société censée être fluidifiée par le « génie français ».
La société bourgeoise a toujours plus systématisé ce qu’avait déjà mis en œuvre, en partie, la société féodale ; l’esprit français, « carré » et ingénieux, s’est réduit au fait de picorer, piocher, emprunter une démarche partiellement seulement. Être poli, cultivé serait emprunter des prêts-à-penser, des prêts-à-exister en société.
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément » expliquait ainsi Boileau dans son fameux Art poétique du XVIIe siècle, ce grand classique français. Et force est de constater qu’au-delà des mérites d’une telle approche, cela a produit des générations d’écoliers se croyant intelligents et même subtils, car ils écrivaient avec des paragraphes organisés dans leurs rédactions et qu’ils connaissaient la géométrie.
L’esprit national français et la question romantique
Les Français veulent de la rigueur dans l’expression des choses et des personnes : c’était un grand progrès face à la barbarie et au féodalisme. Mais ce progrès, devenu fictif, formel, abstrait, a produit un rejet de la vie dans toute sa complexité.
Les Français voient dans les caractères entiers des dogmatiques ou des fantaisistes, qui systématisent leurs travers consistant à se laisser entraîner comme malgré eux, de se laisser emporter. Les Français valorisent de rester à distance des choses, de maintenir un écart et cela est particulièrement vrai dans leur rapport dénaturé aux animaux.
Cette problématique était apparue dès le XVIIIe siècle et le romantisme est justement né en Allemagne et en Angleterre comme expression du besoin d’authenticité face aux manières, aux règles, aux codes sociaux que l’esprit national français a produit et finalement transformé partiellement en arbitraire au XVIIe siècle.
L’amour romantique, immédiat et unitaire, a été le symbole d’une opposition à un esprit français pour qui les sentiments ne pouvaient être exprimés que par étapes, selon des règles préétablies, telles que notamment présentées dans la « carte de Tendre » au XVIIe siècle.
Les contradictions de l’esprit national français
La France a payé cher la contradiction entre l’approche raisonnable – formelle de son esprit national et le romantisme international. Par esprit de défense nationale, elle a réfuté le romantisme, ce qui a amené la naissance d’un romantisme à la française qui a été une démarche ultra-réactionnaire, un travestissement des romantismes allemand et anglais, visant à utiliser le naturel, le sentimental… pour mieux attaquer la République. Cette interprétation proprement française du romantisme sera la base idéologique de l’idéologie monarchiste française jusqu’en 1914, puis du fascisme international comme idéologie se prétendant libératrice, spontanée, vitaliste, créatrice, etc.
Qui plus est, dans une société capitaliste développée, l’esprit formel d’abstraction et le repli sur une conscience relativiste devaient immanquablement se généraliser. Les Français sont alors d’autant plus aisément versatiles, superficiels, vaniteux, légers, inconstants.
Pire encore, au niveau de la superstructure idéologique, les contradictions sont antagoniques entre un esprit républicain se voulant universel et une reconnaissance de tous les relativismes communautaires et religieux.
Dépasser l’esprit national français en l’amenant à l’universel
L’esprit national français accompagne l’émergence du peuple français et il va se prolonger, en ne gardant toutefois que l’essentiellement positif, dans l’intégration et la dissolution du peuple français dans la république socialiste mondiale.
Ce processus est historiquement évident rien que par le fait que l’esprit national français a été un obstacle général à l’intégration des principes du marxisme. L’esprit national français a permis l’avènement d’un socialisme français remuant, en mouvement permanent, capable de prendre des initiatives, mais incapable de cimenter son activité sur les plans intellectuel, théorique et culturel.
Heureusement la dimension activiste d’esprits sur la brèche en permanence a permis d’agir face à la tentative de coup d’État du 6 février 1934. Elle a permis d’avoir des luttes de classe avec des esprits clairs, pleines de fulgurances dans leurs interventions antifascistes, ouvrant la voie au Front populaire. Mai 1968 ne s’explique pas sans saisir l’esprit national français et c’est ce qui lui confère une expression littéraire, artistique.
Mais l’absence de cimentation aura amené le Front populaire et Mai 1968 dans une impasse ; l’esprit national français se complaît dans l’action pour l’action. Il ne construit pas.
Les socialistes et l’esprit national français
Les socialistes français, lors de leur unification en 1905, ont souligné que dans leurs rangs deux choses devaient primer : tout d’abord une expression entièrement libre, ensuite une représentation proportionnelle dans la direction des idées exprimées dans le Parti. Cette approche était accompagnée d’un fédéralisme à tous les niveaux.
Cette conception s’oppose historiquement à celle de la social-démocratie, qui pose une centralisation organique et exige une même mise en perspective. Elle s’appuie très clairement sur le libéralisme bourgeois, avec notamment la franc-maçonnerie, ainsi que sur le scepticisme ayant traversé l’histoire culturelle française.
Les socialistes avaient bien entendu des moments de fulgurance, avec des figures politiques haut-en-couleur connues pour cela, tels Jules Guesde et Jean Jaurès. Le refus de systématiser fermait toutefois la porte à toute possibilité d’établir un programme politique bien déterminé.
Les communistes et l’esprit national français
Le Parti Communiste est une tentative de dépasser le socialisme français avec ses traditions relativistes. Il a cependant échoué et est revenu très rapidement, dès les années 1930, à une valorisation de l’esprit républicain.
Lorsqu’il s’appuyait sur l’esprit national français, le Parti Communiste a été remuant, efficace avec des activistes plein d’esprit, mais lorsqu’il a pris l’esprit national français comme fin en soi, il s’est transformé en une démarche stérile, dans un style de travail formel.
Le Parti Communiste a dès les années 1930 mis en valeur la Marseillaise, la République, le drapeau Bleu Blanc Rouge, affirmant que l’esprit national français non seulement se conjuguait au communisme, mais même qu’il lui ouvrait la voie, voire qu’il était lui-même le chemin au communisme.
Toutes les positions de Maurice Thorez sont traversées par cette valorisation de l’esprit national français, qui est en réalité une soumission à la société bourgeoise. C’est que l’esprit national français n’existe pas abstraitement, il existe seulement comme mise en perspective d’une classe porteuse de son dépassement dans l’universel.
Parti Communiste de France et non pas Parti Communiste Français
L’interprétation bourgeoise de l’esprit national français a tellement apporté de subversion dans les rangs communistes que le nom du Parti a été incorrect, étant le seul dans l’Internationale Communiste à utiliser l’adjectif national, au lieu de désigner la localisation historique, géographique.
La correction d’une telle erreur ne peut qu’être la suivante : l’esprit national français accompagne la nation, mais il n’est pas la nation et obéit à la loi de la contradiction dans son parcours.
Ainsi, si le relativisme français a permis comme retrait intellectuel défensif de faire céder le catholicisme, il aurait mieux valu que le calvinisme l’emporte, car il représentait une affirmation réellement positive en comparaison.
Le subtil agencement des choses n’a pareillement pas le même sens suivant qu’on se cantonne dans la gestion des choses comme un bourgeois maniaque ou qu’on reconnaisse la dignité du réel avec son mouvement dialectique. L’esprit national français, par exemple, consiste aussi en l’application criminelle de l’expérimentation animale comme « jeu de l’esprit ».
En ce sens, et c’est sans doute vrai pour tous les pays, on peut dire que l’esprit national français a une portée seulement démocratique, qu’il accompagne la mise en place de la nation comme forme civilisée d’organisation sociale, mais que sa limite repose dans sa vision du monde, forcément bornée.
C’est en effet la classe bourgeoise qui établit la nation dès l’émergence du capitalisme et si elle permet de dépasser les divisions antérieures, elle ne parvient pas à l’universel, à une vision mondiale de la communauté humaine.
Le prolétariat, classe universelle, peut puiser dans la réalité nationale-démocratique, mais son drapeau est nécessairement uniquement rouge, car son esprit est par définition international, mondial ; son esprit est celui de l’humanité travailleuse toute entière dans sa marche au communisme.
Le Parti Communiste est pour cette raison le Parti de la classe ouvrière, classe universelle, dans les conditions concrètes d’un pays qui a son parcours qui lui est propre. Le Parti Communiste a ainsi une dimension universelle, tout en étant lui-même particulier : pour faire l’Histoire universelle, il doit dépasser l’Histoire de son pays, et pour cela il doit déjà faire l’Histoire de son pays. L’aspect principal est toutefois l’aspect universel.
Le Parti Communiste ne peut pas être « français », mais de France, même si bien sûr le Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste) s’appuie sur la réalité nationale-démocratique française pour faire triompher la démocratie populaire comme expression de la dictature du prolétariat.
Il en va de même pour l’art dans le socialisme, qui sera national dans sa forme, mais socialiste dans son contenu. Les meilleurs traits nationaux passent dans l’universel, les autres disparaissent, tout comme le Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste) s’effacera dans le Parti Communiste mondial.