La place historique de Joachim du Bellay implique une confrontation. Dans toute la Défense et illustration de la langue française, le poète assume d’ailleurs entièrement une lutte de lignes. Son argumentation vise à démontrer qu’on peut effectivement et qu’on doit même profiter du latin et du grec, mais que l’aspect véritable de la dynamique sur le plan de la langue doit être le français.
C’est une bataille où la position de du Bellay est paradoxale. Elle vise en effet à un reversement de la domination du latin et du grec, tout en se positionnant de manière défensive, comme ici :
« Je n’estime pourtant notre vulgaire, tel qu’il est maintenant, être si vil et abject, comme le font ces ambitieux admirateurs des langues grecque et latine, qui ne penseraient, et fussent-ils la même Pithô, déesse de persuasion, pouvoir rien dire de bon, si n’était en langage étranger et non entendu du vulgaire. »
Cependant, c’est loin d’être tout. En effet, Joachim du Bellay a écrit la Défense et illustration de la langue française, mais cet ouvrage est également un manifeste collectif, celui des poètes du groupe que Ronsard appellera la Pléiade.
Dans les faits un tel groupe n’a formellement jamais existé, mais il y a bien une perspective commune assumée entre Joachim Du Bellay, Pierre de Ronsard, Étienne Jodelle, Rémy Belleau, Jean-Antoine de Baïf, Jacques Peletier, Pontus de Tyard, Étienne Pasquier.
Les auteurs de cette « Pléiade » ont très largement réfuté les poètes de la période précédente et la Défense et illustration de la langue française accorde dans cet esprit, un statut nouveau à la poésie. C’est que, avant la Pléiade, la poésie était une distraction pour la cour.
Les poètes jouaient les courtisans ou les amusants ; la poésie était un passe-temps tel la musique, la danse, l’escrime, l’équitation, la chasse, le jeu. La poésie n’est alors qu’un « élégant badinage », dont la grande figure est Clément Marot et ceux relevant de ce qu’on qualifie la poésie « marotique ».
Du Bellay, dans sa Défense et illustration de la langue française, procède à une véritable exécution de la culture des « rimeurs » :
« Vous autres si mal équipés, dont l’ignorance a donné le ridicule nom de rimeurs à notre langue (comme les Latins appellent leurs mauvais poètes versificateurs), oserez-vous bien endurer le soleil, la poudre et le dangereux labeur de ce combat ?
Je suis d’opinion que vous vous retiriez au bagage avec les pages et laquais, ou bien (car j’ai pitié de vous) sous les frais ombrages, aux somptueux palais des grands seigneur et cours magnifiques des princes, entre les dames et damoiselles où vos beaux et mignons écrits, non de plus longue durée que votre vie, seront reçus, admirés et adorés, non point aux doctes études et riches bibliothèques des savants.
Que plût aux Muses, pour le bien que je veux à notre langue, que vos ineptes œuvres fussent bannis, non seulement de là (comme ils sont) mais de toute la France. »
Thomas Sébillet, dans son Art poétique français pour l’instruction des jeunes studieux et encore peu avancés en la poésie française publié en 1548, appelle ainsi à lire Clément Marot, Mellin de Saingelais, Hugues Salel, Antoine Héroët, Maurice Scève.
On est là dans une approche typique de la première phase de la féodalité, avec les épigrammes, les blasons, les rondeaux, les ballades, les chants royaux, les lais, les odes, les coq-à-l’âne, etc., que Thomas Sébillet valorise dans son Art poétique.
C’est cet Art poétique et toute cette approche féodale qu’attaque du Bellay dans sa Défense et illustration, en tant que porte-parole des poètes de la Pléiade. Pour du Bellay, tous ces genres poétiques sont de simples « épiceries », il faut se débarrasser de ces références sans intérêt.
Du Bellay y va franchement, se posant très clairement comme en opposition conflictuelle avec la ligne de Thomas Sébillet (qui est de dix ans son aîné) :
« Lis donc, et relis premièrement, ô poète futur, feuillette de main nocturne et journelle les exemplaires grecs et latins, puis me laisse toutes ces vieilles poésies françaises aux jeux Floraux de Toulouse et au Puy de Rouen : comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles épiceries, qui corrompent le goût de notre langue et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. »
C’est extrêmement brutal pour toute une scène littéraire vivant de ces « épiceries ».
Thomas Sébillet répondit dans la préface de sa traduction d‘Iphigénie d‘Euripide, reprochant à du Bellay son élitisme ; Guillaume des Antelz dénonça le manque d’attention de la Pléiade aux auteurs passés, leur ingratitude même envers ceux-ci.
Barthélémy Aneau, qui dirigeait le Collège de la Trinité à Lyon, publia un pamphlet anonyme, Quintil Horatian, avec la même volonté à la fois de se tourner vers les classiques que de l’antiquité que de valoriser les auteurs précédents :
« Nos majeurs certes n’ont pas été de simples ignorants, ni des choses, ni des paroles.
Guillaume de Lauris, Jean de Meung, Guillaume Alexis, le bon moine de l’Yre, Messire Nicole Oreme, Alain Chartier, [François] Villon, Meschinot et plusieurs autres n’ont point moins bien écrit, ne de moindres et pires choses, en la langue de leur temps propre et entière non pérégrine , et pour lors de bon aloi et bonne mise, que nous à présent en la nôtre. »
Il faut dire ici que du Bellay avait été très clair sur un passé à littéralement liquider, dans sa Défense et illustration de la langue française :
« De tous les anciens poètes français, quasi un seul, Guillaume du Lauris et Jean de Meung sont dignes d’être lus, non tant pour ce qu’il y ait en eux beaucoup de choses qui se doivent imiter des modernes, comme pour y voir quasi comme une première image de la langue française, vénérable pour son antiquité. »
C’est Joachim du Bellay et la Pléiade qui sortiront victorieux de cette bataille, comme en témoigne la figure d’Étienne Pasquier. C’est lui aussi un poète et lui aussi fit partie de ce regroupement de sept poètes fameux au 16e siècle, la Pléiade.
Étienne Pasquier fut un ardent partisan de la monarchie comme cadre national, c’est-à-dire qu’il fait partie des « Politiques », qui refusent les guerres de religion et valorisent l’affirmation nationale sous l’égide d’une monarchie centralisée et modernisatrice.
En ce sens, Étienne Pasquier a servi Henri III et Henri IV, servant comme magistrat ; il est l’auteur des Recherches de la France, dix volumes chroniquant l’histoire française du point de vue de la monarchie absolue en formation, c’est-à-dire fournissant la version officielle des événements.
Il y expose les traditions françaises, justifiant qu’elles aboutissent naturellement à la monarchie, et de ce fait également au gallicanisme, c’est-à-dire d’une Église catholique romaine comme religion officielle en France, mais comme support de la monarchie.
Mais il s’exprime en même temps contre la division religieuse, il n’hésite pas à dire que la langue française est « grandement redevable » à Calvin de l’avoir « enrichie d’une infinité de beaux traits ». Et il souligne que parmi les « papistes » et il y avait les ultras de la Ligue, dont toute une fraction voulait que la France passe sous domination espagnole.
On l’aura compris, Étienne Pasquier lit le cours des choses selon les intérêts de la monarchie, qui exige un cadre stabilisé pour épanouir ses structures de manière absolue et c’est en ce sens qu’est salué la langue française en général, présentant Ronsard comme un immense poète, digne de ceux de l’antiquité.
Il mentionne du Bellay comme un poète secondaire, dont les Regrets sont la meilleure œuvre, dont il ne parle guère, mais il note surtout au sujet de sa Défense et illustration de la langue française que :
« Ce fut une belle guerre que l’on entreprit contre l’ignorance. »
Cela dit tout. La Défense et illustration de la langue française est un élément clef du dispositif mis en place par la monarchie en voie d’absolutisation pour baliser le terrain et mettre en place son hégémonie.
Il s’agit de la bataille au cœur d’une transition de l’ancienne féodalité à la nouvelle.
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