Joachim du Bellay et le naturel national

Il ne faudrait surtout pas penser que la charge anti-Vatican présente dans les Regrets ne soit pas présente dans la Défense et illustration de la langue française. C’est le contraire qui est vrai : en affirmant la langue française, du Bellay dénonce par là même le latin qui est la langue de l’Église catholique romaine, avec donc des prières faites sont incomprises de la population.

Il se moque ainsi des « druides » qui craignent qu’on comprendrait les « secrets de leurs mystères », ce qui est une manière pour le moins agressive de dénoncer le clergé. Il parle des « superstitieuses raisons » qui font que les « mystères de la théologie » doivent absolument rester en latin et seraient par conséquent « quasi comme profanés en langue vulgaire ». Il compare également la vénération pour les livres latins et grecs au culte des reliques.

De toutes manières, le latin et le grec sont valorisés parce que les sciences datent des civilisations grec et romaine, et qu’il faut donc bien les étudier. Et encore est-ce une terrible perte de temps affirme du Bellay.

« Et certes songeant beaucoup de fois, d’où provient que les hommes de ce siècle généralement sont moins savants en toutes sciences, et de moindre prix que les anciens, entre beaucoup de raisons je trouve celle-ci, que j’oserai dire la principale : c’est l’étude des langues grecque et latine.

Car si le temps que nous consumons à apprendre lesdites langues était employé à l’étude des sciences, la nature certes n’est point devenue si bréhaigne, qu’elle n’enfantât de notre temps des Platons et des Aristotes. »

D’ailleurs, les Grecs eux-mêmes se sont tournés vers d’autres peuples pour découvrir des enseignements ; il ne faut pas confondre la langue avec les enseignements qu’ils permettent de diffuser.

« Pourquoi donc ont voyagé les anciens Grecs par tant de pays et dangers, les uns aux Indes, pour voir les Gymnosophistes, les autres en Égypte, pour emprunter de ces vieux prêtres et prophètes ces grandes richesses, dont la Grèce est maintenant si superbe ?

et toutefois ces nations, où la philosophie a si volontiers habité, produisaient (ce crois-je) des personnes aussi barbares et inhumaines que nous sommes, et des paroles aussi étranges que les nôtres.

Bien peu me soucierais-je de l’élégance d’oraison qui est en Platon et en Aristote, si leurs livres sans raison étaient écrits. La philosophie vraiment les a adoptés pour ses fils, non pour être nés en Grèce, mais pour avoir d’un haut sens bien parlé, et bien écrit d’elle.

La vérité si bien par eux cherchée, la disposition et l’ordre des choses, la sentencieuse brièveté de l’un, et la divine copie de l’autre est propre à eux, et non à autres : mais la nature, dont ils ont si bien parlé, est mère de tous les autres, et ne dédaigne point de se faire connaître à ceux qui procurent avec toute industrie entendre ses secrets, non pour devenir Grecs, mais pour être faits philosophes. »

Tout aussi absurde est la conception selon laquelle on pourrait transposer le grec ou le latin en français, car ces langues ont disparu et cela reviendrait à quelque chose d’artificiel.

Cette confrontation dialectique avec le latin et le grec – profitables mais devant s’effacer autant que possible devant la langue nationale – témoigne non pas d’un humanisme « abstrait » qui n’existe que pour les commentateurs bourgeois, mais d’une base démocratique portée par l’émergence nationale portée par les débuts du capitalisme.

Du Bellay insiste sur le caractère particulier de chaque langue, même s’il regrette que dans le monde entier les gens ne parlent pas la même langue, une langue « naturelle », ce qui souligne son orientation fondamentalement démocratique.

Il souligne qu’une langue nationale a sa particularité, son « naïf », c’est-à-dire son naturel et il n’est pas possible de traduire avec efficacité : on retrouve le principe italien du traduttore, traditore (un traducteur est un traître).

Il expose ainsi :

« Chaque langue a je ne sais quoi propre seulement à elle, dont si vous efforcez exprimer le naïf dans une autre langue, observant la loi de traduire, qui est n’espacer point hors des limites de l’auteur, votre diction sera contrainte, froide et de mauvaise grâce.

Et qu’ainsi soit, qu’on me lise un Démosthène et Homère latins, un Cicéron et Virgile français, pour voir s’ils vous engendreront telles affections, voire ainsi qu’un Protée vous transformeront en diverses sortes, comme vous sentez, lisant ces auteurs en leurs langues.

Il vous semblera passer de l’ardente montagne d’Ætné sur le froid sommet du Caucase. »

Cette valorisation du français, contre le latin et le grec, voit même le livre I se conclure par une référence très positive à Étienne Dolet, pourtant mort trois années auparavant sur le bûcher pour athéisme, ce qui est encore une démonstration de la position historique de du Bellay.

En quoi, lecteur, ne t’ébahis, si je ne parle de l’orateur comme du poète.

« Car outre que les vertus de l’un sont pour la plus grande part communes à l’autre, je n’ignore point qu’Étienne Dolet, homme de bon jugement en notre vulgaire, a formé l’Orateur français, que quelqu’un (peut-être) ami de la mémoire de l’auteur et de la France, mettra de bref et fidèlement en lumière. »

Du Bellay était ancré dans sa réalité historique ; il avait une démarche authentiquement matérialiste.

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