Le positivisme a comme avantage de combiner le relativisme et le culte de l’expérience. C’est, si l’on veut, la différence entre Honoré de Balzac et Émile Zola. Le réalisme de Honoré de Balzac se veut exhaustif et avec une vision du monde tout à fait déterminée ; Honoré de Balzac émet des avis réguliers, il soupèse les aspects, leur accorde une valeur de manière complète.
Émile Zola se balade à travers la réalité, imaginant des situations sociales, pour en déduire des vérités relatives. En ce sens, le naturalisme est le prolongement direct du positivisme dans la littérature.
Le positivisme est donc déjà une arme contre le matérialisme dialectique, qui va émerger historiquement lors de la dernière période de la vie d’Auguste Comte (il meurt en 1857). Il en dénonce déjà les caractéristiques, qu’il devine déjà dans la mesure où c’est l’esprit synthétique des Lumières qu’il rejette :
– tout est mutuellement lié ;
– il y a une seule loi commune à la réalité ;
– il y a une unité de doctrine (toutes les sciences sont unifiées).
Voici ce qu’il dit :
« Il importe néanmoins de reconnaître, en principe, que, sous le régime positif, l’harmonie de nos conceptions se trouve nécessairement limitée, à un certain degré, par l’obligation fondamentale de leur réalité, c’est-à-dire d’une insuffisante conformité à des types indépendants de nous.
Dans son aveugle instinct de liaison, notre intelligence aspire presque à pouvoir toujours lier entre eux deux phénomènes quelconques, simultanés ou successifs ; mais l’étude du monde extérieur démontre, au contraire, que beaucoup de ces rapprochements seraient purement chimériques, et qu’une foule d’événements s’accomplissent continuellement sans aucune vraie dépendance mutuelle ; en sorte que ce penchant indispensable a autant besoin qu’aucun autre d’être réglé d’après une saine appréciation générale.
Longtemps habitué à une sorte d’unité de doctrine, quelque vague et illusoire qu’elle dût être, sous l’empire des fictions théologiques et des entités métaphysiques, l’esprit humain, en passant à l’état positif, a d’abord tenté de réduire tous les divers ordres de phénomènes à une seule loi commune.
Mais tous les essais accomplis pendant les deux derniers siècles pour obtenir une explication universelle de la nature n’ont abouti qu’à discréditer radicalement une telle entreprise, désormais abandonnée aux intelligences mal cultivées. »
Cela signifie qu’Auguste Comte assume un matérialisme – son ennemi, c’est le catholicisme, fer de lance idéologique de l’aristocratie – mais qu’il rejette l’esprit de synthèse – l’ennemi à l’arrière-plan ici, c’est le prolétariat.
C’est naturellement incohérent. Voici comment il définit ce pseudo-matérialisme, dans son Catéchisme positiviste de 1852 :
« Les êtres vivants sont nécessairement des corps, qui, malgré leur plus grande complication, suivent toujours les lois plus générales de l’ordre matériel, dont l’immuable prépondérance domine tous leurs phénomènes propres, sans toutefois annuler jamais leur spontanéité. »
S’il y a des lois matérielles, comment peut-il y avoir en même temps la spontanéité ? Il n’est pas possible de conjuguer ces deux pôles opposés, qui forment historiquement le matérialisme d’un côté, l’idéalisme de l’autre.
Auguste Comte était cependant bien obligé de le faire, combattant à la fois l’un et l’autre, tant l’idéalisme finissant que le matérialisme dialectique naissant. Il a donc, forcément, cherché une voie permettant de justifier ce jeu d’équilibriste.
Pour cela, il formule une théorie selon laquelle l’existence individuelle est véritablement indépendante, mais qu’en même temps les existences individuelles sont en rapport avec la « progression sociale » de la société.
Voici comment la chose est présentée dans son Discours sur l’esprit positif :
« Pour caractériser suffisamment cette nature nécessairement relative de toutes nos connaissances réelles, il importe de sentir, en outre, du point de vue le plus philosophique, que, si nos conceptions quelconques doivent être considérées elles-mêmes comme autant de phénomènes humains, de tels phénomènes ne sont pas simplement individuels, mais aussi et surtout sociaux, puisqu’ils résultent, en effet d’une évolution collective et continue, dont tous les éléments et toutes les phases sont essentiellement connexes.
Si donc, sous le premier aspect, on reconnaît que nos spéculations doivent toujours dépendre des diverses conditions essentielles de notre existence individuelle, il faut également admettre, sous le second, qu’elles ne sont pas moins subordonnées à l’ensemble de la progression sociale, de manière à ne pouvoir jamais comporter cette fixité absolue que les métaphysiciens ont supposée.
Or, la loi générale du mouvement fondamental de l’Humanité consiste, à cet égard, en ce que nos théories tendent de plus en plus à représenter exactement les sujets extérieurs de nos constantes investigations, sans que néanmoins la vraie constitution de chacun d’eux puisse, en aucun cas, être pleinement appréciée, la perfection scientifique devant se borner à approcher de cette limite idéale autant que l’exigent nos divers besoins réels. »
On ne peut donc pas décider de la progression sociale, mais en même temps l’individu social s’y insère. Pourquoi cela ? Parce que la bourgeoisie a besoin de triompher moralement – Auguste Comte parle de changement de régime mental – sur l’aristocratie.
C’est en ce sens qu’Auguste Comte est le véritable théoricien des valeurs de la IIIe République, la franc-maçonnerie apparaissant comme le vecteur tout à fait logique de sa vision du monde.