Au cours des IIIe – IVe siècles, le monde connaît des changements de grande envergure.
Les innombrables querelles autour de la figure du Christ marquant cette époque reflètent toute une instabilité au cœur de l’empire romain, dont la contradiction interne est irrésolue et non résoluble : d’un côté, les conquêtes forment une modalité impériale à prétention universelle, de l’autre l’esclavage avec sa déshumanisation particulière est la base du mode de production de ce même empire.
Plus largement, deux empires vont s’affirmer alors, prenant le relais de l’empire romain antique qui se pensait jusque-là comme une fédération de cités esclavagistes autour de Rome comme métropole suprême et de son empereur, dont le culte universel était censé garantir l’unité de l’ensemble.
On a ainsi déjà l’empire romain lui-même, totalement réformé sous l’égide de Constantin Ier (306-337).
L’État passe en effet tout entier dans les mains de l’aristocratie militaire impériale et impose partout une administration civile centralisée visant à unifier le droit et le fisc. De ce fait, l’ensemble des populations se voit considérer comme membre d’une même Cité, rassemblées dans une même Église, au sens littéral d’assemblée, de troupeau, devant parvenir à dépasser la question de l’esclavagisme sous sa forme antique.
Pour marquer cette refondation, Constantin fonde en 330 une nouvelle « Rome » comme capitale de l’Empire : Constantinople, établie sur le site de l’antique cité grecque de Byzance. Cette nouvelle ville représente la synthèse d’une idéologie à la fois religieuse et étatique, s’appuyant sur la religion chrétienne, qualifiée de « césaro-papisme », dont la marque sera déterminante pour l’époque du féodalisme.
Dès lors, Constantinople est la capitale impériale et les autres villes perdent de fait leur statut de « cités ». Elles passent progressivement sous la coupe de la figure de l’évêque, recruté dans les grandes familles aristocratiques dominantes.
Toutes les résistances à ce processus sont écrasées, notamment dans les grandes agglomérations de Syrie : Antioche ou Édesse, ou en Égypte, avec Alexandrie. Les préceptes religieux sont uniformisés, par l’intermédiaire de grands conciles dits œcuméniques, aux dépens de variantes locales dissidentes, telles celles d’Antioche ou d’Édesse (Église nestorienne et jacobite en Syrie), de Cappadoce (Église grégorienne en Arménie) ou d’Alexandrie (Église copte et Église arienne, et d’autres encore).
Ce processus fut prolongé au cours des Ve et VIe siècles, avec une série d’empereurs (Théodose, Justinien, Maurice, Zénon et Héraclius), et un droit unifié établi à travers des codes, dont le plus connu est le code Justinien. Dans le même temps, le grec remplace peu à peu le latin, qui ne se maintient que dans les parties occidentales conquises par les « barbares » germaniques, qui s’ancrent dans le giron de la romanité chrétienne, mais en la transformant dans une autre direction.
Concernant les parties formellement « romaines » maintenues sous l’autorité directe de Constantinople, cela impliquait toutefois de faire également le tri dans tout ce qui relevait de l’héritage héllénistique antique, c’est-à-dire la période de culture grecque au sens le plus large allant d’Alexandre le grand jusqu’à la domination romaine, soit entre 323 avant notre ère et 30 avant notre ère, puis de cette date à celle de la christianisation « impériale » imposée par Constantin et ses sucesseurs.
En Syrie, en Égypte et en Anatolie, les « académies » de l’hellénisme traditionnel sont réprimées ; Justinien ferme les écoles de philosophie athéniennes, celles d’Alexandrie subissent le même sort, comme l’illustre le massacre par les chrétiens d’Hypatie, une philosophe, astronome et mathématicienne.
Pareillement, les écoles d’Antioche et d’Édesse sont fermées et leurs maîtres, philosophes des pensées traditionnelles ou chrétiens hérétiques, sont chassés.
Un nouvel hellénisme, universaliste et officiel s’impose, sous la forme idéologique du christianisme catholique et orthodoxe et dans le cadre de la monarchie impériale, appuyé par un droit civil uniforme et une armée centralisée. Les figures intellectuelles de cette époque sont les « Pères de l’Église ».
Ce processus n’est évidemment ni uniforme ni complet, les capacités de l’État central restant relatives de par les conditions historiques, ce qui fait que des particularismes locaux, égyptiens, syriens et dans une moindre mesure arméniens, se maintiennent largement.
Cette affirmation impériale à la suite de Constantin connaît toutefois un pendant, avec la Perse. Celle-ci s’appuyait sur une grande tradition déjà, elle avait affronté la Grèce, Alexandre le grand, puis Rome.
La dynastie des Sassanides, qui contrôlait l’empire perse à partir de 224, maintint cette démarche d’isolement, systématisant son propre patrimoine, faisant du mazdéisme de Zoroastre la religion d’État.
Sa référence officielle était d’ailleurs la dynastie des Achéménides (559-330 avant notre ère), dont elle se prétendait l’héritière directe ; le premier sassanide Ardachir Ier, qui se fit « Sāhān Sāh » (c’est-à-dire roi des rois) et fonda la capitale impériale de Gur, prétendait agir comme successeur immédiat du prêtre Sassan, censé être un descendant du dernier achéménide, Darius III.
L’Empire sassanide mena de larges conquêtes, cependant elle restait fondamentalement élitiste, s’appuyant sur une aristocratie fermée où même la religion possédait une dimension hermétique-initiatique.
La raison historique est la suivante. Sauf sur ses marges orientales du Khorassan et occidentales de Mésopotamie et du Caucase, et ponctuellement sur le plateau persan ou le long de la Caspienne, l’Empire perse restait marqué par le nomadisme et l’élevage pastoral et il était complètement ouvert aux assauts des nomades indo-européens, ou de plus en plus turco-mongols, des steppes d’Asie centrale.
Il était donc impossible de forcer l’unification par en haut, étant donné qu’il fallait maintenir une certaine stabilité dans les communautés agricoles (du Caucase et de l’actuel Azerbaïdjan) et dans les villes de Mésopotamie.
L’Empire perse fit pour cette raison le choix contraire de l’Empire romain de Constantin, acceptant le caractère multiple de l’empire, se contentant d’un féodalisme tributaire.
Il alla même jusqu’à encourager les courants chrétiens dissidents de l’empire romain afin de les satelliser à son avantage, en particulier les Églises syriaques, jacobites et nestoriennes, qui connaîtront en Perse et en Asie centrale un large succès.
Dans le Caucase, les Églises locales sont également poussées à se couper des Romains et à développer leur propre alphabet en s’appuyant sur l’alphabet syriaque : c’est ainsi que sont formés les alphabets arméniens et géorgiens.
La nouvelle ville d’Antioche de Shapur, ainsi dénommée car fondée par le second roi sassanide Shapur Ier après la prise d’Antioche, et connue également sous le nom de Gondishapur, devint dans ce cadre au fur et à mesure un centre majeur de la connaissance, où se développe la philosophie dans le prolongement d’Aristote, les mathématiques, la médecine, l’astronomie.
La ville dispose du premier hôpital d’enseignement de l’Histoire, ainsi que d’une bibliothèque et d’un observatoire.
Un évêque et astronome (traitant notamment de l’astrolabe ainsi que des constellations), Sévère Sebôkht, y traduit notamment en araméen syriaque (c’est-à-dire l’araméen d’Édesse) les Analytiques d’Aristote et présente pour la première fois le principe des chiffres utilisés en Inde en mathématiques, qui sera dans la foulée repris par les mathématiciens arabes.
La langue araméenne, notamment dans sa version syriaque y devient la langue scientifique, absorbant les concepts grecs et les transmettant au persan, mais aussi au géorgien et à l’arménien de cette époque.
Ayant digéré le christianisme dans ses versions dissidentes ainsi que la pensée philosophique grecque, la langue syriaque infiltre aussi largement à cette époque la langue arabe et les communautés juives de la région.
Concernant les Sassanides, cet élan participe de l’idée d’une restauration achéménide, dans le sens où l’araméen était déjà jadis la langue administrative de l’Empire, mais ici, la démarche va beaucoup plus loin sur le plan de la civilisation.
Il faut bien saisir qu’il y a une profonde dimension hellénistique dans cette démarche. Déjà, parce que la nouvelle ville d’Antioche de Shapur a comme premiers habitants des exilés ou des déportés chrétiens. Ensuite, parce qu’on retrouve tout un dispositif grec, celui de la paideia, c’est-à-dire d’une éducation des jeunes de l’élite dans sens spirituel-civilisationnel, avec comme perspective une manière de vivre codifiée.
Si l’on regarde le zoroastrisme ou les valeurs générales mêmes de l’empire persan, on retrouve cette approche grecque intellectuel-élitiste de formation de manière aristocratique d’hommes de décision, par une initiation mêlant formation intellectuelle, activités physiques et artistiques.
On avance, en tant qu’homme supérieur, à travers des étapes initiatiques, tel un chevalier. Cette manière d’appréhender les choses va jouer de manière fondamentale dans l’élaboration de l’ésotérisme de l’Islam chiite par la suite, rencontrant notamment les pensées néo-platonicienne, stoïcienne et l’aristotélisme développées à partir du corpus helléno-syriaque constitué à partir de cette époque.
Et, donc, l’Empire perse va avoir une influence massive sur l’Égypte, la Syrie-Palestine, la Mésopotamie et le Caucase, bataillant pendant toute son existence avec l’empire romain mis en place par Constantin.
Les deux forces s’affrontent jusqu’à l’épuisement, alors que les tribus arabes s’unifient avec Mahomet, profitant des échos de cette vague culturelle unificatrice diffusée de manière concurrence mais complémentaire par ces deux empires.
Celui-ci constate d’ailleurs l’affrontement des deux empires, dans la sourate Ar-Rum, avec des propos allusifs et poétiques-mystiques. Les Perses avaient en fait pris Damas en 613 et Jérusalem en 614, pour être finalement défaits lors de la bataille de Ninive en 627.
Le champ était libre pour la conquête islamique de l’Empire persan, puis l’offensive contre l’Empire romain.
C’était une entrée dans le féodalisme à travers de nouveaux chemins pour l’hellénisme.
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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside