Le réalisme grossier des Fleurs du mal à travers le mysticisme de Swedenborg

Le recueil des Fleurs du mal n’attira l’attention qu’en raison de son procès. L’œuvre fut considérée comme une sorte de provocation d’une figure s’imaginant au-dessus de tout et de tout le monde, ce que Charles Baudelaire ne comprit pas puisqu’il voyait son esthétique comme une contribution à la « sensation multipliée ».

L’article du Figaro du 12 juillet 1857, rédigé par Jules Habans pour la Semaine Littéraire, résume cette critique totale de l’œuvre, rejetant la prétention à vouloir ajouter de la sensation au moyen de procédés morbides.

« Avec M. Charles Baudelaire, c’est de cauchemar qu’il faut parler. Les Fleurs du mal, qu’il vient de publier, sont destinées, suivant lui, à chasser l’ennui «qui rêve d’échafauds en fumant son houka». Mais l’auteur n’a pas pris garde qu’il remplaçait le bâillement par la nausée.

Lorsqu’on ferme le livre après l’avoir lu tout entier comme je viens de le faire, il reste dans l’esprit une grande tristesse et une horrible fatigue. Tout ce qui n’est pas hideux y est incompréhensible, tout ce que l’on comprend est putride, suivant la parole de l’auteur.

J’en excepterai pourtant les cinq dernières strophes de la pièce intitulée Bénédiction, Elévation et Don Juan aux Enfers. De tout le reste, en vérité, je n’en donnerais pas un piment et je n’aime pas le poivre!

Toutes ces horreurs de charnier étalées à froid, ces abîmes d’immondices fouillés à deux mains et les manches retroussées, devaient moisir dans un tiroir maudit.

Maison croyait au génie de M. Baudelaire, il fallait exposer l’idole longtemps cachée à la vénération des fidèles. Et voilà, qu’au grand jour l’aigle s’est transformé en mouche, l’idole est pourrie et les adorateurs fuient en se bouchant le nez.

Il en coûte assez cher de jouer au grand homme à huis clos, et de ne savoir pas à propos brûler ces élucubrations martelées à froid dans la rage de l’impuissance. On en arrive à se faire prendre au mot lorsqu’on dit:

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie,
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt! SANS BOUGER, DANS D’IMMENSES EFFORTS!

Comme c’est vrai, tout cela! et comme je donne raison à M. Baudelaire, lorsqu’il se juge ainsi!

Allons! un Requiem par là-dessus, et qu’on n’en parle plus. »

Cela était tout à fait juste. Charles Baudelaire était bien cette figure littéraire formidablement talentueuse, capable de fulgurances.

On en trouve tout au long des Fleurs du mal. Cependant, par dandysme, Charles Baudelaire a échafaudé tout un système esthétique censé porter son œuvre, mais finalement inadapté à la consommation bourgeoise qu’il visait pourtant.

Charles Baudelaire en 1862

Charles Baudelaire avait pourtant fait une immense effort intellectuel pour construire son œuvre.

Il avait en effet directement repris le système mystico-philosophique du Suédois Emanuel Swedenborg (1688-1772), qui à la fin de sa vie a prétendu par ses rêves visiter le paradis, discuter avec des esprits et des anges, s’entretenir avec Dieu le Père et Dieu le Fils, etc.

Selon Emmanuel Swedenborg, on pouvait trouver dans le monde d’en bas des échos du monde d’en haut, et il fallait s’accrocher à ces « correspondances » comme à des signes, des poteaux indicateurs, pour monter au ciel, en s’arrachant à la matière.

Emmanuel Swedenborg peint de manière posthume par Carl Frederik von Breda

Il diffusait en fait sa propre version de la lecture romantique mystique d’une unité du macrocosme et du microcosme au sein de l’univers, avec toutefois une interprétation religieuse, néo-platonicienne, en opposant le monde matériel au monde spirituel.

Voici un poème des Fleurs du mal présentant de manière emblématique l’opposition entre le monde d’en bas et le monde d’en haut.

Élévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Voici un poème des Fleurs du mal emblématique de la conception d’Emmanuel Swedenborg de signes existant, de correspondances entre le monde matériel et le monde spirituel, qu’on peut deviner en raison de nos âmes qui sont elles-mêmes prisonnières de la matière et en attente de libération, d’un grand « retour » au monde d’en-haut.

Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

L’opposition entre un monde matériel non-satisfaisant et une transcendance immatérielle avait tout pour plaire aux décadents consommant des drogues au début du XIXe siècle et s’imaginant ainsi parvenir à la transcendance.

Thomas de Quincey, le poète anglais fumeur d’opium racontant son « expérience » et étant une référence pour Charles Baudelaire, se tourna naturellement avec attention vers Emmanuel Swedenborg.

Thomas de Quincey

Et cette fascination pour l’occultisme submergera les poètes et le tout Paris à la fin du XIXe siècle, avec le mouvement mystique Rose-Croix et Joséphin Peladan.

Ce dernier considérera d’ailleurs Charles Baudelaire comme un décadent mais parvenu à une sorte de transcendance. Il écrivit un article intitulé Baudelaire et la décadence latine :

« Par la perversité, cette aristie [=série d’exploits individuels accomplis par un héros en transe] de la corruption, par l’usage des excitants, par une sensibilité anormale et presque diabolique, Baudelaire est un décadent.

Ce titre de Fleurs du mal, à lui seul, indique la fin d’une civilisation.

Sans discuter les anecdotes, fausses pour la plupart, comme celles sur d’Aurevilly dont j’ai pu contrôler l’erroné, sans expliquer les parades peccamineuses destinées à horrifier le bourgeois, quiconque feuillette les journaux intimes du poète aperçoit un penseur exceptionnellement traditionaliste, voire un théologien. »

Charles Baudelaire s’était imaginé qu’avec sa fulgurance et un système mystico-philosophique pour porter son esthétique de la sensation multipliée, il passerait en force.

Ce fut un échec retentissant : on ne retint qu’un réalisme grossier, Charles Baudelaire ayant oublié qu’il avait également utilisé dans sa construction le principe de la « transgression désintéressée ».

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