Les petits poèmes en prose ne contiennent pas seulement un véritable manifeste vitaliste avec Le mauvais vitrier. On y trouve également une tentative de formuler une vision du monde « baudelairienne » en ce sens.
L’œuvre décontenance ici d’autant plus qu’elle prend un parti résolument naturaliste. On a des petits portraits, de facture plutôt réaliste mais centré sur les impressions reçues, le tout écrit sous la forme de la prose. En apparence, tout s’oppose aux Fleurs du mal.
En réalité, il y a dans la seconde moitié du 19e siècle toute une tendance historique de peintres et d’auteurs passant du naturalisme au symbolisme et Charles Baudelaire se situe ici véritablement au sein de toute une problématique, qu’il a saisi comme étant la question de la « sensibilité multipliée ».
Cette incohérence est le propre de toute une petite-bourgeoisie intellectuelle à la fois tournée vers le prolétariat et la bourgeoisie, soucieuse du réel donc du prolétariat mais hiérarchisante-élitiste comme la bourgeoisie.
Cela se voit de manière soutenue chez Charles Baudelaire dans sa conception. Avec Les petits poèmes en prose, il parvient en effet enfin à théoriser de manière complète sa propre perspective littéraire.
Dans la présentation de l’œuvre, formulée comme une dédicace à Arsène Houssaye, un richissime homme d’affaires par ailleurs figure de la presse et écrivain, il donne une définition étayée de son objectif, véritable utopie petite-bourgeoise intellectuelle.
« Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?
C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant.
Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? »
On y voit l’allusion au « Mauvais vitrier », le poème en prose le plus important de l’œuvre, absolument emblématique de la conception vitaliste de Charles Baudelaire, révolte petite-bourgeoise, à mi-chemin entre l’affirmation d’une utopie sociale à prétention esthétique et de l’élitisme fasciste comme refus de la vie commode.
Et, contrairement au schéma des Fleurs du mal avec un spleen et un idéal se faisant face et s’annulant finalement, on a une présentation en détail, conceptualisée, de la vie intérieure :
– « mouvements lyriques de l’âme »,
– « ondulations de la rêverie »,
– « soubresauts de la conscience »
Ce qui est ici particulièrement marquant, c’est que cette attention exigée par Charles Baudelaire n’a strictement rien de nouveau, puisque c’est précisément en quoi consiste le romantisme. C’est à cela qu’on voit que le « romantisme » français n’a, dans sa substance, rien à voir avec le romantisme anglais et le romantisme allemand.
Ce qui a manqué, bien entendu, c’est la base protestante, pour ne pas dire luthérienne (ou une variante anglicane), permettant de reconnaître la vie intérieure. Charles Baudelaire exige qu’on la reconnaisse enfin et il pense que la prose poétique est ici le chemin à suivre.
En cela, il dit d’ailleurs, sans même le remarquer, la même chose que Racine au 17e siècle, puisque les tragédies raciniennes sont poétiques mais tiennent également d’une certaine manière de la prose en raison de leur intégration dans une série de propos.
C’est cela qui explique la tentative de Charles Baudelaire de se tourner vers le monde qui l’environne pour parvenir à présenter la « sensibilité multipliée », en lieu et place d’une esthétique de dandy comme dans les Fleurs du mal.
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