Plus le capitalisme va se développer, plus Charles Baudelaire va être reconnu comme un grand auteur et la première guerre mondiale va être le point culminant de cette tendance. C’est là le reflet de l’affirmation du subjectivisme.
L’ensemble des poètes de la seconde moitié du XIXe siècle, façonnés par ce que permet comme affirmation idéaliste le capitalisme s’installant dans tous les domaines de la vie, en font une référence incontournable, le premier d’entre eux.
Arthur Rimbaud, dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, présente Charles Baudelaire comme « un vrai Dieu » :
« Les seconds romantiques sont très voyants; Th. Gautier, Lec. de Lisle, Th. de Banville.
Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poetes, un vrai Dieu.
Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste; et la forme si vantée en lui est mesquine: les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. »
Lorsque Jean Moréas explique ce qu’est le symbolisme dans le supplément littéraire du Figaro du 18 septembre 1886, il formule cela de la manière suivante :
« Il a été dit au commencement de cet article que les évolutions d’art offrent un caractère cyclique extrêmement compliqué de divergences : ainsi, pour suivre l’exacte filiation de la nouvelle école, il faudrait remonter jusqu’à certains poèmes d’Alfred de Vigny, jusques à Shakespeare, jusqu’aux mystiques, plus loin encore.
Ces questions demanderaient un volume de commentaires ; disons donc que Charles Baudelaire doit être considéré comme le véritable précurseur du mouvement actuel. »
Il y a ici un mouvement irrépressible, passant également par les pays étrangers, comme le note Ferdinand Brunetière constate la chose suivante dans la Revue littéraire en 1887, dans une tentative de se confronter à cette idéologie symboliste – décadentiste.
« Baudelaire, sa légende, ses ridicules affectations de dandysme, ses paradoxes, ses Fleurs du mal ont exercé, depuis une vingtaine d’années, exercent encore sur la jeune littérature, comme elle s’appelle, une grande et fâcheuse influence.
Dans ces petites Revues qui naissent avec l’aurore et qui tombent avec le soir, et où de jeunes Grecs, de jeunes Belges, des Américains et des Polonais ne dédaignent pas de nous initier, pauvres ignorans que nous sommes, aux mystères du « Verbe » français, on ne jure que par Baudelaire.
Pour entretenir leurs communications avec cette jeunesse étrangère et avancée, pour être eux-mêmes sacrés grands hommes par M. Jean Moréas et M. Teodor de Wyzewa, et surtout pour n’être pas prématurément accusés de sénilité, quelques habiles, qui admirent beaucoup Baudelaire, font profession de l’admirer encore davantage, entretiennent son souvenir, et soignent ainsi sa gloire avec leurs intérêts.
D’autres l’imitent, mais en le perfectionnant, c’est-à-dire en se rendant plus incompréhensibles encore ou plus prétentieux que lui : M. Stéphane Mallarmé, par exemple, et M. Paul Verlaine, en vers ; — ou M. Karl Huysmans, en prose, et M. Francis Poictevin.
Un autre encore, qui fut un temps l’honneur de cette école, pour ne pas dire le phénomène, M. Rimbaud, je crois, a disparu un jour brusquement : peut-être, après avoir étonné les Baudelairiens eux-mêmes par la splendeur de sa corruption et la profondeur de son incompréhensibilité, vend-il quelque part aujourd’hui, en province ou par-delà les mers, de la flanelle et du molleton.
N’est-ce pas ainsi, ou à peu près, que Schaunard a fini ce mois-ci ? Mais, ailleurs encore, et jusque dans les œuvres de certains académiciens, ou qui mériteraient de l’être, si je voulais montrer les traces de l’influence de Baudelaire, il n’y aurait rien de plus facile.
Avec Stendhal, et pour d’autres raisons, mais entre lesquelles on trouverait plus d’une analogie, Baudelaire est l’une des idoles de ce temps, — une espèce d’idole orientale, monstrueuse et difforme, dont la difformité naturelle est rehaussée de couleurs étranges ; — et sa chapelle une des plus fréquentées.
Indépendans et décadens, symbolistes et déliquescens, dandys de lettres et wagnérolâtres, naturalistes mêmes, c’est là qu’ils vont sacrifier, c’est dans ce sanctuaire qu’ils font entre eux leur commerce d’éloges, c’est là qu’ils s’enivrent enfin des odeurs de corruption savante et de perversité transcendantale qui se dégageraient, à ce qu’ils disent, de leurs Fleurs du mal (…).
Au lieu de mettre l’objet de l’art dans l’imitation de la nature et dans l’expression de la vérité, le faire uniquement consister dans l’artifice, et ne se servir de l’artifice lui-même que pour l’expression du paradoxe, telle pourrait être en quatre mots la formule du Baudelairisme (…).
En réalité Baudelaire n’a rien voulu, rien essayé, que de se faire un nom, comme l’on dit ; s’il y eût pu réussir avec des berquinades, je ne sais s’il n’eût pas écrit, tout comme l’autre, le Petit Grandisson [d’Arnaud Berquin, un auteur pour la jeunesse] ; et, parmi les moyens enfin qu’il y a de conquérir le bourgeois, après avoir essayé des autres, il a choisi tout simplement le plus sûr et le plus rapide, qui sera toujours de commencer par le mystifier et le scandaliser.
Pessimisme, sadisme et satanisme, tout cela, chez lui, pour user une fois du seul mot qui convienne, n’est que des poses ; il n’y a de sincère en lui que le désir et le besoin d’étonner.
Ses amis sont eux-mêmes obligés d’en convenir : jamais personne au monde n’a menti comme Charles Baudelaire ; il était né menteur, et de ces menteurs vaniteux, dont le mensonge a toujours soin d’avoir quelque air de vraisemblance ou de probabilité.
C’était plus qu’un plaisir, c’était une volupté pour lui que de se calomnier ; mais, en se calomniant, il composait son personnage ; et ce personnage avait fini par devenir conforme, non pas du tout à son vrai caractère, mais à celui qu’il voulait qu’on lui crût (…).
C’est qu’aussi bien le pauvre diable n’avait rien ou presque rien du poète, que la rage de le devenir. Non-seulement le style, mais l’harmonie, le mouvement, l’Imagination, lui manquent. Pas de vers plus pénibles, plus essoufflés que les siens, pas de construction plus laborieuse, ou de période moins aisée, moins aérée, si je puis ainsi dire. Et quand il tient une image, comme il la serre, de peur qu’elle ne lui échappe !
Comme il suit ses métaphores, quand il en rencontre une, parce qu’il sait bien que des mois succéderont aux mois avant qu’il en rencontre une autre ! (…).
Si Baudelaire ne fut pas ce que l’on appelle un fou, du moins fut-ce un malade, et il faut avoir pitié d’un malade, mais il ne faut pas l’imiter.
Les imitateurs de Baudelaire n’ont pas assez bien vu que la perversité de leur maître ne consistait au fond que dans la perversion de ses sens et de son goût, dans une aliénation périodique de lui-même, dont il est vrai d’ailleurs qu’il avait le tort de se glorifier.
Quand Baudelaire n’était pas malade, ou plus exactement quand sa maladie lui donnait du relâche, assez semblable alors à tout le monde, il écrivait ses Salons, qui ne valaient en leur genre ni plus ni moins que tant d’autres, et il traduisait Edgar Poë.
Mais, quand il était en proie à ses attaques, et, comme les spécialistes le disent, d’un mot qui ne sera jamais mieux appliqué, quand il entrait dans la « période clownique, » alors il écrivait ses Petits poèmes en prose et ses Fleurs du mal.
Obsession, possession, comme on disait jadis, voilà tout ce qu’il y a de sincère dans le cas de Baudelaire, et je ne nie pas qu’il puisse être curieux pour l’observateur ; mais le prendre pour modèle, c’est échanger contre les songes d’un malade le véritable objet de l’art ; à moins que ce ne soit, — comme parfois j’en ai peur, — simuler l’épilepsie pour attirer l’attention des passants. »
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