Les tentatives de freiner la montée en puissance de la valorisation de Charles Baudelaire échouèrent toutes.
Lorsque le directeur de La Plume Léon Deschamps appelle en août 1892 à ce qu’un monument dédié à Charles Baudelaire soit érigé par le sculpteur Auguste Rodin, il obtient la participation à un comité en ce sens d’Emile Zola, de François Coppée, d’Anatole France, de Sully Prudhomme, de Stéphane Mallarmé, de Paul Verlaine, d’Octave Mirbeau, etc.
Le monument ne se fit pas mais il en ressortit un ouvrage avec des poèmes, Le tombeau de Baudelaire. C’était toutefois le début d’une lame de fond. Emile Zola, chef de file du naturalisme, s’unissait aux poètes du Parnasse, du symbolisme et du décadentisme.
Absolument tous les courants littéraires de la France de la seconde moitié du XIXe siècle faisaient un seul front pour faire de Charles Baudelaire le symbole d’une « modernité » commencée.
C’était le reflet de la liquidation du réalisme, du triomphe depuis 1848 de la bourgeoisie systématisant le capitalisme et ayant déjà fait en sorte que le subjectivisme soit généralisé dans la conception du monde.
Au début du XXe siècle, Charles Baudelaire est donc une référence incontournable pour tous les poètes…
Mais la figure littéraire de Charles Baudelaire se voyait d’ailleurs modifiée. Celui-ci avait visé la sensation multipliée, avec rigueur, à travers des œuvres subjectivistes. C’est seulement ce second aspect qui est retenu, le premier étant déformé comme subjectivisme.
Le poète symboliste Jules Lafforgue formule cela de la manière suivante :
« Le premier, Baudelaire, s’est dit : La poésie est chose d’initiés. Le public n’entre pas ici… »
Charles Baudelaire n’est plus ici un petit-bourgeois intellectuel oscillant, cherchant la vie en beau pour tous, mais au moyen du vitalisme. Il est un « poète », c’est-à-dire une composante de l’idéologie de « l’artiste » propre à la fin du XIXe siècle et surtout du XXe siècle.
Il est à part, unique, irréductible, sa subjectivité lui accorderait une valeur en soi, son subjectivisme vaudrait le réel.
D’où la montée en puissances sans réserves dans la toute première partie du XXe siècle, parallèlement aux « avant-gardes » artistiques subjectivistes.
En nombre 1910, André Gide publie dans La Nouvelle Revue Française une défense de Charles Baudelaire contre ses détracteurs de la seconde moitié du XIXe siècle. Son propos est une véritable théorisation du subjectivisme :
« Baudelaire, le premier, d’une manière consciente et réfléchie, a fait de cette perfection secrète (de la forme) le but et la raison de ses poèmes.
Et c’est pourquoi la Poésie, et non seulement la française, mais l’allemande et l’anglaise, tout aussi bien,– la poésie européenne, après les Fleurs du Mal, n’a plus pu se retrouver la même.
Il y avait, dans ce petit livre, bien autre chose et bien plus que l’apport d’une idée nouvelle, ou même de beaucoup d’idées. La poésie, désormais, ne s’adressait plus aux mêmes portes de l’intelligence et se proposait un autre objet. »
La même année, la ville de Paris nomme rue au nom de Charles Baudelaire, dans le 12e arrondissement. La légende s’installe de plus en plus ; André Suarès, en 1912, dans Sur la Vie, explique que :
« Puisque le Poète, entre tous les hommes, est celui qui crée son objet, nul ne fut plus poète que Baudelaire (…). Il est une façon de sentir avant Baudelaire et une façon de sentir après lui. »
La revue suisse Wissen und Leben publie en 1917 un article à l’occasion du cinquantenaire de sa mort, constatant sous la plume de Maurice Devire qu’il est devenu une référence :
« Baudelaire – chose étrange mais non moins vraie – est en voie de conquérir les grâces du grand public. Par un singulier retour en faveur, où le poète aurait lui-même aurait du reste prétendu distinguer un nouveau symptôme de la bêtise du public, le voici tout prêt de posséder la gloire.
Gloire qui n’a que faire des harangues officielles et qui n’est peut-être, comme toutes les gloires d’aujourd’hui, qu’une notoriété ; qui cependant suffit à corser et à maintenir l’admiration enthousiaste d’une élite de disciples.
Ce cinquantenaire de la mort de Baudelaire a provoqué la publication d’une demi-douzaine, au moins, d’éditions complètes ou partielles, parues et à paraître de ses œuvres.
Qui eût osé prédire à ce malheureux toujours criblé de dettes, qui pour 2000 francs aliéna tous ses droits sur cinq volumes de traduction de Poë à l’éditeur Michel Levy, et qui, en vingt-six années de labeur acharné a gagné moins de seize mille francs), qu’un jour la vente de ses œuvres deviendrait une fructueuse opération commerciale ? (…)
L’influence de Baudelaire sur la littérature française a été incontestablement très grande.
Superficielle d’abord (c’est ce qui fit que le jugeant au travers de ses premiers disciples, on le jugea fort mal), elle n’a pas tardé à s’étendre en profondeur.
Sur l’école symboliste déjà elle s’est exercée, très réelle et considérable.
Sur les quelques grands poètes contemporains et la littérature d’avant-garde elle agit sans pareille : jusqu’aux littérateurs nationalistes de la Revue critique, jusqu’aux théoriciens de l’empirisme organisateur qui ne surent mesurer leur admiration à Baudelaire.
Baudelaire, pour les contemporains, est le précurseur de la littérature suggestive.
Il a inauguré l’art moderne qui n’analyse que peu, qui surtout évoque et recrée des émotions en les prolongeant d’une résonance amplifiante. Il est l’inventeur du mode de connaissance poétique. »
Pendant la première guerre mondiale le poète moderniste Guillaume Apollinaire rédige d’ailleurs une introduction et des notes pour L’œuvre poétique de Charles Baudelaire, publiée en 1924. On y trouve la thèse devenue « classique » des commentateurs bourgeois (et dont l’origine chez Apollinaire a même été totalement oublié) :
« En Baudelaire s’est incarné pour la première fois l’esprit moderne. »
Et cette modernité, c’est le subjectivisme et Apollinaire utilise ici la fiction du poète-maudit, que la société rejette pour l’utilisation de libertés qu’elle lui a pourtant donné, etc.
« S’il ne participe plus guère à cet esprit moderne qui procède de lui, Baudelaire nous sert d’exemple pour revendiquer une liberté qu’on accorde de plus en plus aux philosophes, aux savants, aux artistes de tous les arts, pour la restreindre de plus en plus, en ce qui concerne les lettres et la vie sociale.
L’usage social de la liberté littéraire deviendra de plus en plus rare et précieux.
Les grandes démocraties de l’avenir seront peu libérales pour les lyriques. Il est bon de planter très haut des poètes-drapeaux comme Baudelaire.
On pourra les agiter de temps en temps, afin d’ameuter le petit nombre des esclaves encore frémissants. »
En février 1924, Paul Valéry prononce à Monte-Carlo une conférence intitulée « Situation de Baudelaire », il y commence tout de suite par présenter Charles Baudelaire comme au sommet de sa gloire et, surtout, comme auteur de la vie moderne à l’échelle de l’Europe.
« Baudelaire est au comble de la gloire.
Ce petit volume des Fleurs du Mal, qui ne compte pas trois cents pages, balance dans l’estime des lettrés les œuvres les plus illustres et les plus vastes.
Il a été traduit dans la plupart des langues européennes : c’est un fait sur lequel je m’arrêterai un instant, car il est, je crois, sans exemple dans l’histoire des Lettres françaises (…).
Avec Baudelaire, la poésie française sort enfin des frontières de la nation. Elle se fait lire dans le monde ; elle s’impose comme la poésie même de la modernité ; elle engendre l’imitation, elle féconde de nombreux esprits.
Des hommes tels que [Algernon] Swinburne, Gabriele D’Annunzio, Stefan George, témoignent magnifiquement de l’influence baudelairienne à l’extérieur.
[Algernon Swinburne est un auteur décadent anglais de la fin du XIXe siècle, Gabriele D’Annunzio et Stefan George sont deux auteurs respectivement italien et allemand du début du XXe siècle, d’orientation idéaliste – aristocratique – nationaliste].
Je puis donc dire que s’il est, parmi nos poètes, des poètes plus grands et plus puissamment doués que Baudelaire, il n’en est point de plus important. »
Les éditions de la Pléiade intègrent la poésie de Baudelaire en 1931, le reste de ses écrits en 1932 : le début du vingtième siècle en a fait un classique.
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