La position d’Al-Farabi d’une philosophie aristotélicienne se développant librement mais s’enserrant dans la religion musulmane était donc de fait intenable. C’était une construction intenable, puisque cela impliquait que la religion flotte au-dessus de la réalité et que la philosophie l’explique.
C’était une impasse et, de fait, les philosophes arabo-persans qui suivront s’appuyant sur Aristote s’appuieront sur ce constat pour prendre une autre direction.
D’ailleurs, le Traité des opinions des habitants de la cité vertueuse aborde tout d’abord très longuement la question de Dieu comme « un », dans l’esprit des partisans de Platon.
Cela relève de son projet ouvert d’« harmoniser » Platon et Aristote. C’est que si Al-Farabi est un partisan d’Aristote, il ne parvient pas à l’être jusqu’au bout et à concevoir l’univers comme matériel et tournant autour d’un principe métaphysique.
Il savait pourtant que l’opposition était connue, mais il a voulu forcer les choses.
« Lorsque je vis la plupart des gens de notre époque se disputer et discuter à propos de la création du monde et de son éternité et prétendre qu’entre les deux principaux sages éminents, Platon et Aristote, il y a une opposition dans l’affirmation de l’existence du premier Créateur et dans l’existence des causes secondes à partir de lui, puis à propos de l’âme et de l’intellect, à propos de la rémunération des actions -les bonnes et les mauvaises -et à propos de nombreuses questions politiques, morales et logiques, j’ai voulu, dans ce traité, établir l’harmonie entre leurs opinions et exposer en termes clairs ce que signifie le contenu véritable de leurs discours. »
C’est qu’Al-Farabi a besoin non pas d’un principe mais d’une réalité spirituelle transcendante, à la fois parce qu’il est musulman et parce que cela justifie la hiérarchie, ce qui revient au même.
Al-Farabi a beau reconnaître que l’être ne pense pas, que certains sont plus « éveillés » dans la saisie de la réalité matérielle, son monde est statique et par conséquent hiérarchisé, et cela se justifie par le fait que tout en haut de l’échelle, il existe un Dieu tourné vers le monde.
Pour cette raison, Al-Farabi personnifie le Dieu passif et absent (et purement conceptuel) d’Aristote, en le rendant conforme à l’Islam, en le présentant comme ‘alim (connaissant), hakım (sage), haqq (vrai) and hayy (vivant).
Il en ressort qu’au lieu de se tourner vers la matière par la science – ce que fait Aristote, qui posa les bases de la science – on doit se tourner vers Dieu, ce qui est totalement différent et même l’opposé.
Pour autant, ce Dieu « actif » n’est pas celui des musulmans. En effet, chez Al-Farabi Dieu fait ce qu’il fait car il est ce qu’il est, il n’a pas de « choix », sa connaissance et sa volonté se confondent. Cela va à l’encontre du Dieu patriarcal de l’Islam.
Tous les choix d’Al-Farabi annulent son œuvre : son appui sur Platon annule la perspective scientifique d’Aristote, son Dieu actif n’est pas « personnel » et donc hors de l’Islam.
Tout cela pour ça pourrait-on dire, mais c’est une limite historique d’Al-Farabi, qui émerge parallèlement à l’Islam chiite. Et si la conclusion de son travail est improductive – il n’y a pas eu d’alfarabisme – il a néanmoins mené un travail systématique d’études et de commentaires des œuvres d’Aristote (Le livre de concordance entre les opinions des deux sages, le divin Platon et Aristote ; L’objet des différents livres de la Métaphysique d’Aristote ; Une dissertation sur les significations du mot intellect…).
Son prestige philosophique vient de là et ce n’est pas tout. En effet, la philosophie n’est qu’une partie de son activité. Lui-même musicien, il a ainsi écrit Kitāb al-Mūsīqā al-kabīr, le Grand Livre de la musique, véritable encyclopédie de la musique arabe et persane (et même pré-islamique), ainsi que grecque.
Il sépare l’acoustique de la pratique instrumentale et de la composition, ces trois aspects formant la base de la théorie musicale.
Si sa démarche au sens strict n’appelle pas à la science, il se maintient lui-même dans la tradition d’Aristote et se tourne vers elle, écrivant notamment sur la mathématique, l’astronomie, l’optique.
Dans ce cadre, il pose une classification des sciences comme suit :
1. La science du langage (sémantique, grammaire, métrique)
2. La logique (analyse des jugements et des raisonnements, rhétorique et poétique)
3. Les mathématiques (arithmétique, géométrie, astronomie, musique, optique, mécanique)
4. Les sciences de la nature et les sciences divines (métaphysique)
5. Les sciences politiques et juridiques, avec la Révélation religieuse.
On remarque que le point 4 correspond à la philosophie d’Aristote et le point 5 à l’Islam, lui-même considérant finalement que les deux reviennent au même. Les trois premiers points découlent de la philosophie d’Aristote et de la tradition grecque.
C’est là une séparation et ce qui est notable, c’est que dans ses œuvres, Al-Farabi ne s’appuie jamais sur des références religieuses concrètes. C’est une œuvre passe-partout à travers les différents courants de l’Islam, ou plus exactement des variantes de l’Islam chiite.
C’est en ce sens qu’Al-Farabi ouvre la voie à la philosophie d’Aristote dans son affirmation indépendante, surtout qu’il l’a largement présenté. Avicenne et Averroès vont se précipiter dans la brèche, profitant du rôle historique d’Al-Farabi qui par contre sombrera lui-même immédiatement dans l’oubli.
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