Le régime mis en place par le clan des Tokugawa au Japon au tout début du 17e siècle est en apparence entièrement figé. Il va en fait produire une situation se retournant en son contraire et pavant sa voie à l’art national japonais, dans le cadre de l’émergence de la conscience nationale japonaise.
En apparence, le régime affirme la primauté des guerriers, modèles exemplaires d’humanité et parasites ne faisant rien, alors que suit hiérarchiquement immédiatement une classe paysanne apportant la nourriture. Suivent alors les artisans, considérés comme moins vitaux, mais utiles de par leur production. Et tout en bas on trouve les marchands, qui ne produisent rien et sont simplement une aide à la diffusion des productions des artisans.
Si l’on en reste à ce schéma, alors on a la même situation que dans la civilisation islamique et grosso modo en Orient. Il n’y a guère d’évolution.
Or, les guerriers forment une classe parasitaire qui, profitant de l’exploitation des paysans, consomment de plus en plus des biens des artisans. Et avec les artisans qui connaissent un essor de leurs activités, les marchands prennent de plus en plus d’importance.
Initialement, cela se déroule sous la supervision directe des Daimyo. Des artisans et des marchands sont attirés près du château ou bien dans la capitale Edo où le Daimyo réside une année sur deux. Des accords sont passés et on est là dans un rapport immédiat, surtout que l’argent ne se diffuse pas encore réellement.
Les paysans paient en effet en riz à l’échelle du pays et on est en quelque sorte dans une économie primitive de troc, avec les clans jouant un rôle passif. Il était toutefois dans leur propre intérêt de faciliter les entreprises des artisans et des marchands sous leur coupe.
Toutefois, chaque clan s’efforça justement d’améliorer la production du riz, de manière extensive ou intensive, puis commença se tourna vers des productions locales spécifiques, telles la soie, le coton, le sucre, le sel, le tabac, le papier, ou encore la cire, l’indigo, les algues, le thé, le poisson séché, le cuivre, le vinaigre, la sauce au soja, les objets en laque.
On trouve par exemple une production de soie dans le Nord de la province de Kantō et dans cemme e Shinano, le papier dans la province de Tosa, le fer dans celle de Nanbu, des engrais sur l’île de Hokkaidō, etc.
Pour cela, il fallait des artisans mieux formés, ainsi que des marchands pour diffuser les marchandises. Pour cette raison, les marchands commencèrent à voir leur importance grandir, l’argent devenant un outil d’échange essentiel.
Le commerce se développa alors notamment à Edo, mais surtout à Osaka, qui avait trois particularités : c’était une grande ville, il n’y avait pas de château fortifié, ni de Daimyo local. La ville avait été le bastion de Toyotomi Hideyoshi renversé justement par le clan des Tokugawa, qui le gérait directement. La ville devint ainsi le coeur du commerce japonais.
Les marchands devinrent également puissants à Kyoto, ville sans Daimyo car relevant de l’empereur, Sakai (une ville historiquement marchande et très autonome), ainsi qu’à Nagasaki et Kobe, deux ports.
L’établissement à la fin du 17e siècle du réseau des Kitamaebune, des bateaux marchands achetant et vendant le long des côtes de la mer du Japon, permit d’élargir cette dimension commerciale intérieure.
De véritables entités se fondèrent ainsi avec des artisans et des marchands directement au service de l’État central et des Daimyo. Le zaibatsu (entreprise familiale) Mitsubishi est par exemple alors le prolongement des transports de l’entreprise commerciale Kaisei du clan Tosa, de l’entreprise étatique gérant la mine d’or de Sado et de celle du port étatique de Nagasaki, ainsi que de la mine de charbon de Takashima du clan Saga.
A la fin du 17e siècle, on a ainsi environ 11 % de la population vivant dans des villes d’autour de 20 000 habitants, ce qui équivaut à l’urbanisation de l’Angleterre du début du 19e siècle. Edo a 354 000 habitants à la fin du 17e siècle, 508 000 au milieu du 18e siècle ; Osaka en a un peu moins, suivi de près par Kyoto.
Cependant, ce n’est qu’un aspect de la question, car au 18e siècle ce sont les artisans et les marchands liés aux paysans qui vont connaître une formidable développement. Cela va provoquer un mouvement tendanciel de recul de l’urbanisation.
Ce phénomène est considéré comme essentiel dans l’histoire du Japon – il est parlé de « proto-industrialisation » – et a été étudié en long et en large par des auteurs se revendiquant du matérialisme historique tout au long du 20e siècle.
Les paysans commencent en effet à réaliser des petites productions à leur échelle, parallèlement à celle mise en place par les Daimyo et l’État. On trouve ainsi par exemple une pêche organisée à grande échelle par l’État ou le clan Matsumae, avec à côté une multitude d’activités locales.
Lorsque les activités marchent vraiment, des marchands viennent acheter la production au moyen d’argent, et les paysans achètent ensuite au moyen d’une partie de la somme le riz qu’ils auraient dû remettre comme taxes. Le 18e siècle est en fait marqué par l’irruption de l’argent à tous les niveaux de la société japonaise.
Au cours de ce processus, des marchands de grande importance émergent, prêtant de l’argent aux paysans, aux Daimyo, à l’État central, se voyant ainsi acquérir une reconnaissance pratique formellement en contradiction avec les valeurs du régime en place.
On parle ici de l’émergence d’une bourgeoisie, soit à l’ombre des Daimyo et de l’État central, soit issue du rapport aux paysans et cherchant par conséquent une voie pour s’affirmer de manière plus marquée. Ce double caractère de la bourgeoisie va bien entendu avoir une grande signification pour l’art japonais.
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