On ne peut pas comprendre le tournant imposé de manière réussie par Edmond Maire sans comprendre le rapport à la « seconde gauche ». Le triomphe d’Edmond Maire, c’est en effet celui de l’aile droite du Parti socialiste unifié, des socialistes autogestionnaires basculant dans le « modernisme » le plus complet, et dont la principale figure est Michel Rocard.
Lorsque paraît en octobre 1953 la première version imprimée (et non ronéotypée, ou plus exactement polycopié) de Reconstruction, on trouve en première page une citation d’un de ses cadres, Charles Savouillan :
« Cette gauche renouvelée ne peut être, à nos yeux, que démocratique, laïque et socialiste. »
Cette citation provient d’un discours intitulé « Pour une gauche démocratique laïque et socialiste » tenu en mai 1953 à Puteaux lors d’une conférence des socialistes de la SFIO. Le discours avait même été publié dans l’organe du Parti socialiste SFIO, Le Populaire, le 8 juin 1953, pour être publié par Reconstruction également (en juin et en octobre).
On lit dans le discours notamment la chose suivante :
« Notre Groupe a été fondé il y a sept ans par des travailleurs manuels et intellectuels, militants syndicalistes, résolus à ne point laisser subordonner leur organisation à un parti, mais également résolus à élucider et à vouloir toutes les conditions, même politiques, d’une action ouvrière efficace.
Au premier rang de ces conditions, nous plaçons un renouvellement de la gauche française. Cette gauche renouvelée ne peut être, à nos yeux, que démocratique, laïque et socialiste.
Démocratique évidemment et anti-totalitaire : nous n’avons pas à insister devant vous sur ce point pour nous essentiel ; une transformation des structures économiques serait vaine à nos yeux si elle ne s’accompagnait pas du respect et du développement des libertés politique, syndicale et spirituelle historiquement solidaires.
Cette gauche française renouvelée sera nécessairement laïque par sa conception d’un Etat indépendant des confessions, respectueux des croyances comme des incroyances, sauvegardant pour chaque citoyen, la liberté de conscience, le droit à la sincérité : aux hommes qui ont fait la loi Barangé [qui accorde une subvention aux parents scolarisant leurs enfants dans les écoles privées], nous avons reproché et reprochons d’avoir rétabli dans la vie publique française une ligne de démarcation confessionnelle.Cette ligne, nous voulons, au contraire, l’effacer dans le monde salarié pour accroître les forces de transformation sociale, donner à la gauche non communiste toute son ampleur.
Si elle veut pouvoir maîtriser demain les grands problèmes nationaux, cette gauche sera délibérément socialiste.Nos camarades ne sauraient se contenter d’un vague esprit « social », compatible avec des survivances paternalistes ou corporatistes.
Ils ne sauraient se satisfaire, non plus, de simples déclarations anti-capitalistes ; ce qui se trouve aujourd’hui en question, à leurs yeux, c’est, au centre même du régime capitaliste, le statut de la fonction d’investissement, fonction d’une importance primordiale dans une nation appauvrie, d’un développement technique insuffisant, comme la France aujourd’hui : cette fonction, il n’est pas possible de l’abandonner, selon la tradition capitaliste, au jeu de l’épargne spontanée et du marché des capitaux ; dans ce domaine, une planification s’impose, comportant à la fois une politique d’investissement public, éventuellement alimentée par l’impôt, après réforme fiscale, et un contrôle public de l’auto-financement privé, lequel constitue en fait un véritable impôt indirect.
L’Etat démocratique qui résoudra les problèmes vitaux de notre pays devra être un Etat socialiste.
Tel est l’esprit dans lequel notre Groupe fait siennes les idées directrices du socialisme démocratique dans la synthèse qui en a été présentée à la Conférence Internationale de Francfort de juin-juillet 1951.Si, comme nous en avons la conviction, le monde du travail français s’oriente, sous la pression de l’actuelle réaction, vers un mouvement social plus profond et plus exigeant que ceux de 1936 et de 1944, c’est vers un socialisme démocratique qu’il convient dès maintenant de diriger les énergies, en renforçant les organisations de base, seules capables d’éviter la déviation totalitaire. »
Reconstruction publiera dans la foulée, en novembre 1953, « Qu’est-ce que le socialisme démocratique ? », rédigé par Bernard Vacheret, qui aux côtés de Raymond Létoquart et Pierre Cournil soulignaient l’importance désormais fondamentale de l’éducation pour l’économie, en raison des exigences techniques se généralisant.
On a ici une réflexion « moderniste » typique de Reconstruction, et de la future CFDT.
Reconstruction soutient alors le « Front républicain » aux élections de 1956, « Front » dont la figure de proue est Pierre Mendès-France et dont les composantes sont les Républicains sociaux (du gaulliste Jacques Chaban-Delmas, l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (de François Mitterrand), le Parti radical-socialiste et le parti socialiste SFIO.
Ce fut un succès pour le Front républicain, avec 29,2 % des suffrages et la mise en place d’un gouvernement, dirigé pourtant non pas par Pierre Mendès-France mais Guy Mollet du Parti socialiste SFIO ; Pierre Mendès-France, vice-chef du gouvernement, démissionna au bout de quelques mois, en raison du manque de volonté de cesser la guerre d’Algérie de la part de Guy Mollet.
Cet échec gouvernemental eut son aboutissement dans le coup d’État gaulliste de 1958, qui instaura la Ve République et dispersa toutes les forces de la gauche.
Le Parti socialiste SFIO tenta de pousser à l’union générale à partir de 1963 et l’hebdomadaire L’Express proposa alors en 1965 un candidat « X », capable de les réunir. Il s’agissait en fait de Gaston Defferre, socialiste SFIO, maire de Marseille, anticommuniste complet ayant remis la gestion du personnel de la mairie, du recrutement aux promotions, à la CGT-Force ouvrière.
La CFTC devenu CFDT correspondait parfaitement à ce positionnement, de par son origine catholique (et son lien aux centristes) et son engagement nouveau « socialiste démocratique » (donc parallèle à la SFIO). Aussi parut dans Le monde du 17 décembre 1965 un manifeste signé de cinq « clubs » politiques et d’un « Groupe de Recherche Ouvrier et Paysan » comprenant des dirigeants nationaux de la CFTC/CFDT. qui s’engageaient dans la brèche.
Cependant, contrairement aux socialistes les centristes du MRP ne voulaient pas de la moindre ouverture à la base du Parti communiste français, ruinant le projet. La CFTC/CFDT ne voulait pas non plus s’engager, craignant :
– d’une part que sa base ne suive pas, car n’ayant aucune expérience d’unité à gauche de par son parcours ;
– que la minorité se maintenant comme CFTC gagne des points, notamment en Alsace, en accusant la nouvelle CFDT de politisation.
Sans les radicaux, aucune « grande fédération » de la seconde gauche n’était possible et ce fut donc l’échec de la tentative de Gaston Defferre et de son mouvement « Horizon 80 ».
François Mitterrand prit alors l’initiative en juillet 1965 de pousser à une « petite fédération », le congrès du Parti socialiste SFIO quelques mois plus tard soutenant l’initiative.
Cela donna naissance, en septembre 1965, à la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS), unissant le parti socialiste SFIO (de Guy Mollet), le Parti radical, la Convention des Institutions Républicaines (de François Mitterrand), l’Union des groupes et clubs socialistes (de Jean Poperen), l’Union des clubs pour le renouveau de la gauche (d’Alain Savary).
Mais de manière notable, la direction n’est pas composée que des représentants des partis : à parts égales, on a les représentants des « clubs » politiques (comme le Cercle Jean-Jaurès). C’est à ce titre qu’on retrouve Reconstruction.
Profitant en effet de sa propre activité, et du lien du SGEN depuis la fin de la seconde guerre mondiale avec les socialistes et à partir de 1953 avec Pierre Mendès-France, Reconstruction se vit inviter à avoir une place au Comité Exécutif au sein du FGDS.
Afin de maintenir la fiction de l’indépendance et de l’apolitisme, un « Comité Syndicaliste d’Etudes Politiques (Groupe Reconstruction) » fut mis en place. Officiellement, ce Comité n’était qu’un « club » syndicaliste membre invité de la Fédération, et Reconstruction continuait son activité indépendante à côté de la Fédération et de ce « Comité ».
En pratique, Reconstruction commençait à encenser François Mitterrand de manière ininterrompue, alors que le manifeste électoral de la FGDS, « Pour la République des citoyens », est qualifié de « document synthétique d’un style remarquable ».
Reconstruction décida également de soutenir les cadres CFTC ayant rejoint le Parti socialiste unifié (PSU) se développant en parallèle.
Puis vint l’unification autour de François Mitterrand dans un « Parti socialiste » en 1971 lors du congrès d’Epinay et les Assises du socialisme de 1974 organisées par Michel Rocard. La gauche gouvernementale était unie et cherchait un programme commun avec le Parti communiste français, qui ne cessa de faire monter les enchères, notamment par l’intermédiaire de la CGT.
Ce dernier aspect est essentiel. Le programme commun PS-PCF a causé un mal fou à la CFDT qui cherchait à se positionner comme indépendante, mais en étroit rapport avec une CGT de plus en plus ouvertement liée au PCF en raison de la perspective d’un succès électoral.
On a ainsi encore un dense communiqué commun CFDT-CGT le 1er décembre 1970, qui met en avant cinq thématiques de lutte : salaires et pouvoir d’achat, retraites, heure d’information syndicale, durée du travail, emploi.
Trois campagnes communes furent menées en 1971, autour des retraites, des droits syndicaux et de la répression patronale, ainsi que des droits des immigrés.
Et lorsque la CGT produit un document intitulé « Les perspectives du socialisme pour la France et le rôle du syndicat », la CFDT lui répond en octobre 1971 avec le document « Pour un socialisme démocratique », à quoi répond encore la CGT avec des articles de son secrétaire Henri Krasucki dans la Vie Ouvrière en mars et avril 1972.
Le point culminant du processus fut pratiquement une forme d’unité CFDT-CGT avec l’accord du 26 juin 1974.
Mais, donc, le programme commun vient tout faire tomber à l’eau, le PCF neutralisant la CGT afin de faire sentir son poids au sein du rapport de force général.
La CFDT, un temps, fera face, avec des discours sur l’union de la gauche, l’union des forces populaires et elle soutiendra malgré ses discours anti-politiques, la candidature du socialiste François Mitterrand aux élections présidentielles de 1974.
Cependant, elle aurait aimé rester indépendante au maximum, et elle voyait qu’elle était marginalisée par le Programme commun.
En 1973, la CFDT constatait que font partie du courant socialiste autogestionnaire : le Parti socialiste (qui l’assumait effectivement dans son programme de 1971), le Parti socialiste unifié, Objectif socialiste, l’Alliance marxiste révolutionnaire (issu du trotskisme), le CERES (socialiste), les anarchistes.
Au final, il ne resta que le Parti socialiste unifié qui lui-même se saborda dans les socialistes. La CFDT n’avait plus d’expression politique, risquait de se faire happer par les socialistes et devait affronter une CGT revigorée et ambitieuse.
Il y avait donc un espace pour une réaffirmation de la CFDT comme « syndicat libre » tourné sur lui-même, que prit Edmond Maire qui ne croyait pas au succès de François Mitterrand en 1981, ni à celle de la gauche en général.
Edmond Maire, ancien Parti socialiste unifié avec Michel Rocard, avait pourtant adhéré avec lui au Parti socialiste en 1974. Mais justement, la position d’Edmond Maire exprimait l’autogestion comme capitulation, tout comme Michel Rocard s’opposa à François Mitterrand sur une ligne droitière.
D’aile gauche des socialistes, les autogestionnaires du courant Michel Rocard – Edmond Maire devinrent l’aile droite, et cela correspond à une restauration aux valeurs d’avant Mai 1968. On est revenu à Reconstruction, aux socialistes démocratiques accompagnant le capitalisme américain.
Toute la scène « autogestionnaire » était contradictoire, et si les congrès de 1973 et 1976 exprimaient l’aspect positif, rouge, sans pour autant réussir le saut au maoïsme, c’est finalement l’aspect noir, contre-révolutionnaire qui l’a emporté, en profitant de la matrice de la CFDT issue de la CFTC.
Autrement dit, il aurait fallu que la CFDT de 1973-1976 connaisse un saut qualitatif, que les communistes, sur la base du maoïsme, contribue à sa réalisation. C’est là que tout se jouait alors, à la suite de Mai 1968 ; la défaite à ce niveau anéantissait toute possibilité d’émergence, avant l’ouverture d’un nouveau cycle.
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