Il n’est nul besoin ici de connaître dans les détails le parcours historique de Rome. Les grandes lignes sont connues : on passe d’une Cité – État à une République élargissant son territoire, puis enfin à un empire. À chaque fois, Rome transporte ses armées, mais également son mode de vie.
Le parallèle qu’on peut dresser ici, c’est alors celui de la fondation des États-Unis d’Amérique, suivi d’un élargissement de sa puissance (entre 1914 et 1945) et enfin d’un empire avec le capitalisme mondial qui lui est subordonné de 1945 à 2020. À chaque fois, les États-Unis d’Amérique transportent pareillement ses armées et son mode de vie.
Comparaison n’est toutefois pas raison, répondra-t-on avec justesse. On ne saurait rapprocher un mode de production esclavagiste avec un mode de production capitaliste.
Sauf que, justement, ce qui se joue ici, c’est qu’il existe plusieurs modes de production esclavagiste, et un seul mode de production capitaliste. Bien entendu, le mode de production esclavagiste est ce qu’il est. Néanmoins, il existe de grandes différences entre l’esclavagisme dans l’Islam et celui mis en place par les Européens, entre celui de l’Égypte antique et celui des Mayas. Par contre, le mode de production capitaliste est universel. D’une part, il existe des nuances, mais cela ne va pas jusqu’à des différences ; d’autre part, le capitalisme s’étale, s’approfondit, s’élargit, autant qu’il le peut, ne laissant jamais rien intact tant qu’il n’a pas été intégré dans la démarche d’accumulation du capital.
C’est cette contradiction entre un mode de production esclavagiste replié sur lui-même et le mode de production capitaliste qui permet justement de rapprocher Rome et le capitalisme à l’échelle mondiale dominé par la superpuissance américaine. Pourquoi ? Parce que Rome s’est effondrée en raison d’une contraction, alors que le capitalisme mondial va s’effondrer en raison d’une expansion.
Rome s’est effondrée face aux coups de boutoirs de la plèbe appauvrie, des esclaves révoltés et des peuples barbares conquérants. La contradiction est interne, de toutes façons, mais cela s’est déroulé comme contraction, comme repli sur soi-même, jusqu’à ne plus tenir. On sait comment le christianisme est né d’une telle contraction. Malgré les apparences, le christianisme n’est pas né contre Rome, mais avec Rome, d’où le grand malentendu entre Jésus et les autorités romaines.
Dans le capitalisme, il n’y a rien d’extérieur par contre, même sur le plan interne. Tout est intégré dans le dispositif capitaliste. Certains disent que la révolution est impossible, car le prolétariat est intégré au capitalisme. En réalité, c’est bien pour cela justement que la révolution devient possible. C’est que le capitalisme a gagné, donc il a perdu. Il n’y a plus que lui et plus il s’étend, plus il est en expansion, plus il procède à son auto-dissolution.
Revenons à Rome. Rome se disloque plus qu’elle ne s’effondre, puisque la base de sa dislocation est le morcellement du pouvoir central et de ses satellites urbains, et la re-concentration du pouvoir dans les campagnes. Les seigneurs qui vont s’imposer partent des infrastructures rurales de Rome et de son aristocratie foncière pour mieux dissoudre le pouvoir central romain. Cela signifie qu’il y avait une place à l’intérieur de son développement pour ce qu’on peut appeler une « continuité oppositionnelle ».
De la même manière que le mode de production féodal connaît un processus de désarticulation du pouvoir de sa classe dominante face à l’émergence des bourgs, puis des villes fondées sur des réalités productives de plus en plus « opposées » à la base productive féodale rurale.
Le mode de production capitaliste est quant à lui en expansion universelle, tel un rouleau compresseur qui a tout englouti, et pour cela il n’a pas de continuité oppositionnelle. Sa perspective n’est pas un émiettement, un morcellement dû à une puissance « opposée », « extérieure » à lui-même.
Naturellement, il y a eu beaucoup de romantismes imaginant une telle opposition « extérieure ».
Il y a eu par exemple en France les « syndicalistes révolutionnaires », qui projetaient leurs fantasmes sur les prolétaires, qu’ils imaginaient totalement « extérieur » au capitalisme et à ses mœurs.
En réalité, le mode de production capitaliste va vers son effondrement, et non pas sa dislocation, car il n’y a pas d’espace-temps qui lui soit extérieur.
À ce titre, si l’on regarde les modalités de la première vague de la révolution mondiale, commencée en octobre 1917, il apparaît assez nettement que le mode de production capitaliste n’avait pas atteint sa maturité complète, connaissant précisément un processus d’émiettement inégal. La révolution chinoise développera comme on le sait également de son côté l’idée d’une guerre populaire sur la base de conquête de bases d’appui, grignotant le pouvoir de l’intérieur.
En ce sens, le marteau et la faucille a été l’emblème de ce processus par lequel la force d’avant-garde, la classe ouvrière, se devait d’arrimer et de diriger la force de « continuité oppositionnelle » qu’était la paysannerie pauvre en cours de prolétarisation, et donc de mise sous hégémonie de la bourgeoisie.
C’est dans le creux de cette prolétarisation de la paysannerie pauvre que les révolutions russes et chinoises se sont imposées et ont assumé le processus d’industrialisation sur une base socialiste dans un espace-temps où le capitalisme s’était disloqué, replié. Elles ont toutefois buté sur l’expansion, c’est-à-dire sur l’affirmation de leur propre perspective historique.
Le socialisme du XXe siècle a été un point de résistance à l’expansion du capitalisme, mais il n’a pas réussi à conquérir, ensuite, sa propre expansion sans être déformé, puis nié par le capitalisme lui-même. Le souci, c’est à l’arrière-plan des forces productives pas assez développées.
Le XXIe siècle tel qu’il se déploie exprime par contre la situation dans laquelle le mode de production capitaliste va vers son effondrement général, sans aucune poche d’opposition extérieure. Il n’y a pas de place pour quelconque théorie du « point de résistance ».
Le mode de production capitaliste a façonné le monde entier, son style de vie, ses mœurs, son état d’esprit, etc., et même l’existence de comportements et de traits d’esprit relevant du féodalisme sont entièrement liés au capitalisme mondial, d’où son caractère partiel, semi-féodal, car contribuant sans cesse à alimenter son expansion.
De fait, la tendance à la guerre impérialiste en cours qui place la Chine et les États-Unis en face en face, deux superpuissances motrices du capitalisme mondial, illustre que l’expansion va inéluctablement vers l’effondrement général. En plaçant des milliards d’êtres humains dans sa perspective tout en les ayant « universalisé » sur les plans sociaux et culturels, la guerre de repartage du XXIe siècle ne peut que provoquer l’effondrement.
Mais ici la contradiction n’est pas tant dans un point de résistance spatial en vue de conquérir la temporalité future, ou disons entre deux particularités qui s’opposent (bourgeoisie / prolétariat, capitalisme / socialisme) mais directement entre l’universalisation générée par le capitalisme et ce même universalisme vécu et porté par les masses mondiales.
La qualité et le développement approfondis des forces productives depuis les années 1980 suffisent de prouver que les masses mondiales ont atteint un tel degré de connexion que la guerre de puissances, ce résidu du particularisme et de dislocation, apparaît caduc, absurde.
L’effondrement du capitalisme s’exprime car il est allé trop loin dans l’universalisation des choses, sans pouvoir en assumer les conséquences et la révolution surgit non plus comme expression de la dislocation, mais comme reflet de l’universalisation du monde.