Matérialisme et empiriocriticisme est une d’une importance capitale dans l’histoire du matérialisme dialectique. Lorsque Lénine l’écrit en 1908 – il sera publié en 1909 – il ne fait en apparence que défendre les enseignements de Karl Marx et Friedrich Engels dans le cadre du développement des sciences à l’époque.
En pratique pourtant, il approfondit de manière essentielle la connaissance du matérialisme dialectique, en le replaçant au centre de préoccupations des révolutionnaires représentant la classe ouvrière. Sous l’impulsion de Karl Kautsky en effet, les partisans du marxisme tendaient toujours plus à se focaliser sur le matérialisme historique, mettant de côté ou effaçant la signification scientifique complète des enseignements de Karl Marx et Friedrich Engels.
Il est significatif que la social-démocratie allemande ait ainsi mis de côté les manuscrits de Friedrich Engels qui furent publiés en 1925 en URSS sous le titre de La dialectique de la nature ; il est tout aussi parlant que, sans connaître ces documents, Lénine parvient aux mêmes considérations.
Il est vrai que Lénine connaissait l’Anti-Dühring, qu’il assume pleinement. Ce qui justifie la possibilité du matérialisme historique, c’est le matérialisme dialectique. Les luttes de classe ne peuvent pas être comprises si l’on n’a pas en perspective une juste saisie de ce qu’est l’Univers. Il faut donc se fonder sur ce que Friedrich Engels a expliqué : « l’unité réelle du monde consiste en sa matérialité », « la matière sans mouvement est tout aussi inconcevable que le mouvement sans matière ».
Quand on voit le très haut niveau idéologique qu’on a ici, il va de soi que l’œuvre de Lénine est produite dans le cadre d’un mouvement social-démocrate très développé en Russie ; jamais elle n’aurait pu être produite dans la France au même moment, alors que triomphait l’alliance anti-politique et anti-scientifique du syndicalisme révolutionnaire et du réformisme de Jean Jaurès.
Le problème est alors, quand on lit Matérialisme et empirio-criticisme, de bien distinguer l’aspect universel, et de ne pas perdre trop de temps avec ce qui relève de la critique des gens qui en Russie prétendaient défendre le marxisme, sans rien comprendre voire en combattant le matérialisme dialectique ou même le matérialisme.
Lénine lui-même, dans la préface de la réédition de 1920, souligne ce point en disant de la publication :
« J’espère qu’elle ne sera pas inutile, indépendamment de la polémique avec les disciples russes de Mach, en tant qu’introduction à la philosophie du marxisme – au matérialisme dialectique, et aux conclusions philosophiques tirées des découvertes récentes des sciences de la nature. »
Ce qui doit frapper également, c’est que Lénine attaque un style intellectuel qui fut précisément celui des intellectuels et universitaires français des années 1960-1980, dont l’influence est encore grande aujourd’hui.
Pour ces gens, le marxisme était intéressant comme source d’inspiration, avec sa dimension « révolutionnaire », mais ils utilisaient les mêmes arguments que les pseudo-marxistes dénoncés par Lénine : les écrits de Friedrich Engels seraient « mystiques », la science moderne aurait fait des découvertes rendant caducs des aspects entiers du marxisme, certaines analyses auraient « vieilli », etc.
Est-ce à dire que les écrits de Karl Marx et Friedrich Engels seraient purs et parfaits ? Absolument pas, cependant comme le souligne Lénine :
« Quand les marxistes orthodoxes avaient à combattre certaines conceptions vieillies de Marx (ainsi que l’a fait Mehring à l’égard de certaines affirmations historiques), ils l’ont toujours fait avec tant de précision, de façon tellement circonstanciée que jamais personne n’a pu relever dans leurs travaux la moindre équivoque. »
On peut corriger quelques erreurs, redresser le tir de certains points, mais en aucun cas réviser la substance du marxisme. Et le grand critère, c’est le matérialisme dialectique, pas seulement le « matérialisme ».