Pieter Bruegel l’Ancien (1525 ? – 1569) est un peintre néerlandais dont certaines œuvres sont extrêmement connues. Il a vécu aux Pays-Bas au moment où le capitalisme s’y développait de manière majeure, les villes faisant craqueler et céder le moyen-âge totalement dépassé.
Pour preuve, le protestantisme se lançait à l’assaut du catholicisme, porté par les meilleures forces vives. Et c’est ce même protestantisme qu’on retrouve comme substance des peintures de Bruegel, avec un jeu de la raison, un appel à la morale, un regard matérialiste, une démarche populaire-urbaine.
Bien entendu, le contexte de la domination espagnole jouait particulièrement, alors qu’on est à la période où le protestantisme s’élance seulement. En apparence, Bruegel est ainsi un bon catholique.
La ville où il habite, Anvers, est la capitale du capitalisme, il y a déjà le protestantisme de présent, avec de nombreuses variantes, mais lui n’en relève officiellement pas : il est catholique.
Il est d’ailleurs enterré dans la même cathédrale où il s’était marié, à Bruxelles. Et il a travaillé pour des notables catholiques, tels Niclaes Jongelick, un collecteur d’impôts, et Antoine Perrenot de Granvelle, un cardinal.
Il est justement, dans cette perspective catholique, présenté, comme un simple paysan, qui a eu l’audace et le génie de peindre la société de son époque, avec un regard naïf et religieusement sincère.
La réalité est bien différente. Bruegel a participé en tant qu’apprenti à la constitution d’un retable à Mechelen en 1550/1551, mais il n’a jamais réitéré l’entreprise, se cantonnant dans la peinture d’œuvres destinées à la sphère privée. Et cela malgré le fait que de 1552 à 1554, Bruegel ait voyagé en Italie, et qu’il a donc tout à fait connu les églises catholiques et leur ornementation.
Il n’y a pas seulement un refus de participer à une décoration religieuse qui est typique du protestantisme. Dans ses œuvres, on ne trouve, de la même manière, nulle part de référence à l’Eucharistie, qui est pourtant la clef du dogme catholique.
Il n’y a pas non plus de mise en valeur de la Vierge Marie, autre figure incontournable de toute approche catholique. Quand elle est représentée, elle est tout sauf en gloire. C’est là quelque chose de très important, c’est un marqueur indéniable.
Bruegel s’est, dans les faits, désengagé du catholicisme. Il est ici fort dommage qu’on ne sache pratiquement rien de sa vie privée, car il a nécessairement dû être très difficile pour lui d’agir sans éveiller trop de soupçons ou de confrontations, avec des œuvres clairement engagées en faveur des Pays-Bas contre l’Espagne catholique.
On sait seulement sur lui, grosso modo, que :
« c’était un homme tranquille, sage, et discret ; mais en compagnie, il était amusant et il aimait faire peur aux gens ou à ses apprentis avec des histoires de fantômes et mille autres diableries (…) .
En compagnie de son ami [joaillier à Anvers] Franckert , il aimait aller visiter les paysans, à l’occasion de mariages ou de foires (…).
Il dessinait avec une extraordinaire conviction et maîtrisait particulièrement bien le dessin à la plume ».
(Van Mander 1604, Het Schilder Boeck)
Qui plus est, on ne possède désormais qu’une quarantaine d’œuvres de Bruegel, soit sans doute autour de 1 % de sa production (en comptant les peintures, les dessins, les gravures…), lui qui fut actif à Anvers (avec la maison marchande de l’artiste Hieronymus Cock), puis à Bruxelles à partir de 1563. Il s’éteint dans cette ville en 1569.
Bruegel atteignit une grande renommée de son vivant ; après sa mort, on a notamment l’empereur du Saint-Empire Rodolphe II qui s’intéressa particulièrement à ses œuvres.
Rodolphe II a d’ailleurs récupéré les œuvres de Bruegel possédé par le cardinal Antoine Perrenot de Granvelle, en faisant pression sur son neveu qui avait hérité de lui.
Antoine Perrenot de Granvelle avair été une éminente figure politique européenne, et l’un des plus grand collectionneurs d’art de son temps.
L’intérêt des Habsbourg pour Bruegel ne doit pas surprendre : cette famille impériale appuyait un catholicisme violent, mais leur ligne était vraiment louvoyante selon les empereurs et les nécessités du moment ; qui plus est, chaque empereur avait plus ou moins ses passions et ses lubies, ainsi qu’un goût prononcé pour les arts et les sciences.
Il est d’autant plus dommage de ne pas avoir un aperçu concret des activités de Bruegel (dont voici une représentation du peintre et de l’acheteur).
Ses œuvres, cependant, portent une substance tout à fait claire : celle des Pays-Bas qui se tournent vers le protestantisme à travers les villes du capitalisme, et qui affrontent l’Espagne catholique.
Comme on est ici avant la scission entre les Pays-Bas (s’arrachant à l’Espagne) et la Belgique (qui reste dans le giron catholique), Bruegel porte des valeurs nationales valables pour ces deux nations, avant leur processus de séparation générale.
Si tendanciellement, Bruegel porte bien sûr davantage une charge néerlandaise en raison du protestantisme, de sa dimension positive sur le plan de la lutte des classes, il y a des traits qu’on devine comme belge. C’est qu’on est là dans un vrai nexus historique, un affrontement d’une immense portée, un choc complet entre l’ancien et le nouveau.
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