Nous sommes en 1559 et Bruegel peint Le Combat de Carnaval et Carême, une toile de 118 cm sur 164,5 cm, un chef-d’œuvre de dialectique, de liaison entre l’universel et le particulier, de reconnaissance de la dignité du réel.
On retrouve pas moins de 200 personnages dans le tableau, qui peuplent un affrontement symbolique, celui du Mardi gras, avec la fête qui annonce la rentrée dans le Carême de quarante jours. C’est le carnaval, autrefois appelé Carême-prenant.
À gauche, on a l’auberge, et devant elle le prince carnaval se tient sur un tonneau. Cette caricature de chevalier tient à la main, en guise d’épée, une broche à rôtisserie, traversant des viandes. Il est gros. À droite, on a l’église, et madame Carême se tient justement sur une chaise d’église. Elle tient une longue pelle à pain, sur laquelle se trouvent deux poissons. Elle est maigre.
La confrontation dialectique est évidente. Et ce n’est pas un dualisme, car le tableau est pétri dans la démarche idéologique de l’époque, qui façonne et se façonne dans le protestantisme. Il y a ainsi une liaison interne entre les « deux combattants ».
Le gros « chevalier » est accompagné d’adultes, dont le manque de sérieux dans la démarche est frappant. On est dans la fête sans considération pour le lendemain. Ce sont par contre des enfants, symbole d’innocence et d’avenir, qui sont auprès de madame carême.
Et tout un environnement est construit autour des deux personnages. Dans la partie du carnaval, c’est la joie et la nourriture est omniprésente ; il y a des déguisements et de l’agitation. Dans la partie du carême, le sérieux et la gravité prédominent.
Pour renforcer l’affrontement dialectique, ce contraste se déroule de manière double. Il a lieu au premier plan, d’une part, mais également à l’arrière-plan, d’autre part.
Ce n’est pas tout et c’est là où les choses se compliquent avec Bruegel. Chaque espace est occupé par différents intervenants, au sens où chacun a un rôle bien déterminé et s’insère dans une action concrète. Cette action est typique de l’époque, de la société de l’époque.
Seulement voilà : elle se pose en interaction avec celui qui regarde le tableau. Cela implique qu’un tel foisonnement vise à avoir un impact sur l’intellect de l’observateur, cela exige de lui un effort d’observation et de compréhension.
De notre point de vue, où l’on attend une certaine clarté, cela apparaît comme beaucoup trop chargé. Cela fait exactement le même effet qu’un ouvrage du 16e siècle à un Français du siècle d’après.
C’est qu’il y a chez Bruegel deux niveaux : le général et le particulier, et les deux s’équilibrent. D’un côté, il y a le foisonnement particulier, bruyant et brouillon, du moyen-âge. De l’autre, une vue d’ensemble, le dépassement rationnel du moyen-âge.
On trouve exactement la même chose chez Cervantès avec Don Quichotte (1605), avec le théâtre de Shakespeare (1564-1616), avec les Essais de Montaigne (1580), ainsi que dans la Divine Comédie de Dante, qui date quant à elle du début du 14e siècle.
Bruegel est ainsi un peintre majeur, car il témoigne de la capacité à formuler une peinture complète par le dépassement des éléments séparés. Naturellement, le souci est qu’il s’arrache au foisonnement médiéval, ce qui ne facilite pas la compréhension.
Un excellent exemple de cela est ce qui se déroule à l’arrière-plan.
Il y a tout au fond un bûcher, autour duquel sont amassés des villageois. C’est une référence aux bûchers de la Saint-Jean, un prolongement culturel de la fête païenne du solstice d’été. À gauche du bûcher, on a trois personnages en pleine lumière, ce qui est une référence aux rois mages. La porte est d’ailleurs ouverte : ils viennent rendre visite.
Le petit cortège qui vient vers le centre du tableau est constitué de lépreux, dont la procession avait traditionnellement lieu le second lundi de janvier. Une femme verse d’ailleurs de l’eau à l’un d’eux, alors que juste à côté un enfant boit sur un tonneau… Il fête son élection comme roi des enfants du carnaval, qui a eu lieu le jeudi avant le mardi du carnaval.
Tout cela est savamment construit, c’est très intéressant. Cependant, il faut une certaine attention et une certaine érudition pour bien appréhender cela, en plus même d’être simplement du pays à l’époque de Bruegel. Ce qui sauve pourtant la démarche de Bruegel, c’est la charge populaire.
C’est le peuple qui est montré dans sa réalité, dans son travail, ses joies et ses peines. Bruegel exprime, en ce sens, la charge démocratique des villes naissantes du capitalisme, la charge démocratique du protestantisme qui reconnaît une valeur en soi à chacun.
Les charges populaires et religieuses se mélangent d’ailleurs de manière très nette. Une procession sort de l’église, à la fin de la messe de Pâques, avec des gens drapés de noir, mais celui sur le rebord de la fenêtre regarde ailleurs et la femme qui repeint la maison ne se retourne pas. Une femme femme est pareillement très prise devant la porte de la même maison. C’est en fait le grand ménage de printemps.
Cela ne dérange pas non plus les deux groupes de trois personnes s’activant à des jeux devant l’église. Il y a le peuple, qui est une chose, l’église qui en est une autre. Les deux se confondent – c’est là l’arrière-plan historique du protestantisme.
Mais le protestantisme n’a pas encore gagné, et dans cet entre-deux Bruegel prend une posture associant le peuple et la religion, avec ingéniosité. Plus il ajoute, plus il renforce l’ensemble, et l’ensemble forme une ossature à toutes les petites scènes. C’est cela, la peinture de Bruegel.
Il y a d’innombrables débats du côté des historiens et des critiques d’art pour savoir s’il y avait une critique du peuple ou de la religion dans l’approche de Bruegel. C’est là une conception bourgeoise qui ne comprend pas le contexte historique.
Il est évident que Bruegel ne peut arriver à présenter tant le peuple que la religion que parce qu’il s’identifie à l’un et à l’autre. Et cela correspond à l’exigence protestante pour qui le peuple et la religion ne sont qu’une seule et même chose, tout comme la morale religieuse et l’État ne doivent être qu’une seule chose, la société elle-même.
Si l’on porte son attention sur le côté droit du tableau, de manière subtile, on a une ligne formée par les gens sortant de l’église, établissant un prolongement de celle-ci et permettant une cohérence dans l’organisation spatiale.
On a uniquement des femmes et elles tiennent toutes des rameaux. C’est une référence au dimanche qui précède Pâques, où l’on fête l’entrée de Jésus à Jérusalem, qui sera suivi de la Passion du Christ et de sa résurrection justement célébrée à Pâques.
Dans l’église justement, en référence à la période de la semaine sainte où on fait pénitence en raison de la Passion, les statuettes sont recouvertes d’un voile, alors qu’on peut voir au sol ce qui semble être des reliques sorties pour l’occasion.
On peut également voir un prêtre qui s’adresse à plusieurs personnes, d’un air contrit et inspiré en même temps.
À l’entrée, on a deux personnes laïques liées à l’église, en charge de la bonne tenue de ce qui se passe, sans doute avec une relique sur la table à gauche, ou de la vente de chapelets.
C’est une scène très vivante, où l’esprit est représenté de manière concrète, parlante. La dimension typique est réussie.
De manière notable, les femmes qui portent des rameaux, les enfants devant eux et madame Carême ont une croix sur le front, faite de cendres. On trace cette croix le mercredi du Carême, dit le mercredi des cendres, au lendemain du carnaval. C’est le premier des quarante jours de pénitence.
Il y a une contradiction entre les cendres et les rameaux, marquant le début et la fin d’une période, mais il faut savoir que les cendres sont faites avec les rameaux de l’année précédente.
Et que peut-on voir justement tout en haut du tableau ? Que, à gauche, les arbres pour beaucoup masqués, sont secs, alors qu’à droite ils sont verts.
On a ici une dialectique de la vie et de la mort, à travers le Christ permettant la résurrection. C’est pour cela que le défilé des rameaux débouche sur des scènes de charité. Les misérables interpellent ceux qui se portent bien et il leur est donné (suivant le principe « Demandez, et l’on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve, et l’on ouvre à celui qui frappe. »).
Pour contrebalancer cette dimension dramatique, dans l’auberge exactement de l’autre côté, on a trois scènes cocasses. On parle de gens qui devraient justement voir les scènes de charité, mais ils ne le peuvent pas.
Un couple s’embrasse, les yeux dans les yeux, un enfant est trop petit pour voir par la fenêtre. Au milieu d’eux, un homme vomit, se vidant autant que sa cornemuse posé sur le rebord, vidé de son air.
L’humour, les facéties… sont bien quelque chose de populaire et Bruegel les assume entièrement.
D’ailleurs, les enfants célébrant le roi des enfants du carnaval ont quelqu’un juste au-dessus d’eux qui leur vide un seau d’eau… Tout dans les détails de Bruegel a un écho, en fait.
Il y a une virtuosité dialectique qui profite de l’interaction entre le peuple et la religion, par le protestantisme.
Cela est bien entendu incompréhensible pour des gens qui ont une incompréhension fondamentale de ce qu’est le protestantisme, le voyant comme sec, étouffant, obscur, etc.
Le catholicisme a mené ici une propagande absolument titanesque, étant donné qu’il en allait de sa survie.
La peinture de Bruegel est, dans les faits, la meilleure introduction au protestantisme comme émergence de la conscience raisonnée dans les villes, à travers une dimension populaire et en accompagnement du capitalisme qui s’élance.
Mais voyons justement un exemple de la complexité de l’humanité nouvelle qui se développe. Si on observe le tableau, on se doit d’être frappé par la présence massive des formes rondes et rectangulaires.
Il ne s’agit pas ici d’en faite une loi formelle, néanmoins on peut voir qu’il y a un dispositif de ces formes afin d’encadrer et d’harmoniser en même temps la présence de tellement de personnages. Il y a ici un véritable choix synthétique.
Il faut, sur le plan du développement de la société, avoir passé un vrai cap pour être capable de construire une telle chose.
Surtout tout en étant capable de s’attarder aux détails, comme avec ce faux cul-de-jatte. Son corps est bien trop épais par rapport à sa main et ses jambes. Il a en fait savamment replié ses membres, et le singe tapi au fond de la hotte de la femme derrière lui est là pour valider l’hypothèse.
Cette combinaison d’une construction à haut niveau et d’élaborations à bas niveau fait de Bruegel un grand maître, un titan de son époque.
Il porte le nouveau avec subtilité, il présente un mouvement général en respectant le particulier. Et cela n’était possible qu’à travers le protestantisme.
La valorisation du travail des poissonnières, posé en parallèle au carême où il y avait justement cette prescription alimentaire, est de caractère absolument démocratique.
Elle souligne la nature de la charge révolutionnaire que représente le protestantisme, parti de Bohème pour aboutir en Allemagne et ensuite en France, se développant aux Pays-Bas, en Angleterre.
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