Cette peinture à l’huile sur un panneau de 46 cm sur 51 est doublement intéressante déjà de par son rapport au peintre. En effet, à sa mort, Bruegel a voulu que ce soit sa femme qui le conserve. C’est donc une œuvre importante pour lui.
Il y a ensuite le contexte. L’œuvre est produite en 1568, alors que commence en 1567 la furieuse répression menée par le nouveau gouverneur du pays, Ferdinand Alvare de Tolède, à la tête d’un « Tribunal de los Tumultos » nouvellement institué, condamnant à mort sans relâche.
L’œuvre se moque ouvertement de la répression, de la peur de la mort, avec des personnages représentant cette absence de peur en faisant allusion aux expressions « chier sous le gibet », « danser sous le gibet ».
La composition présente-t-elle des allusions ? On a deux forteresses, chacune placé en hauteur. On a un petit village sur la droite, et au loin un village bien plus grand, donnant sur l’eau. On a également une ferme et deux maisons isolées.
Et loin du pouvoir, mais clairement lié aux villages, on a le peuple qui danse, de manière communautaire.
Cette œuvre a une dimension éminemment révolutionnaire, c’est un tableau qui présente un contenu démocratique et populaire, en opposition avec les classes dominantes et même plus directement le régime.
Cette œuvre est la preuve en soi, s’il en fallait une, de l’orientation de Bruegel dans le contexte de son époque. Représenter un tel mépris populaire des autorités, c’est prendre parti.
Ce tableau aligne Bruegel sur le protestantisme et son impact politique aux Pays-Bas.
Ce n’est pas tout cependant. Si on regarde le gibet… Il y a un problème au niveau des trois dimensions. C’est une figure dite impossible.
Soit Bruegel a raté le gibet, soit il l’a fait exprès. S’il l’avait raté, il aurait pu le refaire, et il a nécessairement vu qu’il y avait un souci dans la représentation, ou de toutes façons, cela lui aurait été fait remarquer.
C’est donc un choix. Et l’origine de choix tient à ce qu’il a voulu désacraliser le gibet, le montrer non pas comme une menace terrible, mais comme finalement une absurdité qui ne tiendrait pas longtemps.
On notera au passage que la pie sur le gibet fait allusion au fait de trop bavarder ou de trop rapporter les choses, ce qui amène des risques pour certains en raison de la répression à l’époque.
Bruegel avait dit à sa femme que c’était ces rapporteurs qui devaient terminer au gibet.
Le fait de montrer un personnage en train de déféquer dans un coin est de toutes façons déjà très agressif, alors que le contexte est terrible avec le gibet.
Cela étant, cela aboutit ici à un paradoxe, car cela confère une certaine dimension baroque à cette peinture. Il y a un côté décalé, délirant, surchargé qui par exemple ne se heurte pas du tout au Don Quichotte de Cervantès, une œuvre espagnole par excellence.
Comme on le sait, les Pays-Bas méridionaux – autrement dit ce qui sera la Belgique (et le Luxembourg, et le Nord-Pas-de-Calais) – restant soumise à l’Espagne, vont justement développer un baroque flamand, dont la grande figure est Rubens.
=>retour au dossier sur Bruegel et la peinture du peuple des villes