La France a connu avec Louis XIV, au 17e siècle, sa grande affirmation nationale, dans le prolongement de son émergence comme nation, avec François Ier au début du 16e siècle. Le « grand siècle » que fut le 17e siècle pour la France a fixé les traits nationaux de celle-ci.
Dans le prolongement de Du Bellay et de Ronsard, la langue française a été puissamment travaillée par La Fontaine, Molière, Boileau et bien sûr Racine, qui l’a emporté sur Corneille et son influence espagnole.
L’Espagne formait en effet une menace prégnante pour la France d’alors. Elle a, en fait, connu précisément le même processus de cristallisation nationale, qui reste malheureusement très largement inconnu en France, alors que le parallèle est utile à connaître.
La raison pour cela tient à ce que l’Espagne ayant pris de l’avance sur la France, elle chercha à phagocyter celle-ci. L’influence espagnole est majeure dans la guerre de religions en France et lorsqu’on parle du parti catholique alors, on parle concrètement d’un parti « espagnol ».
C’est l’importance de cette influence étrangère qui a amené les « politiques » à privilégier l’État comme forme au-dessus des religions. Ils considéraient que la France allait soit s’effondrer dans une guerre civile sans fin si les protestants l’emportaient, soit devenir soumise à l’Espagne si le camp catholique l’emportait totalement.
Les « politiques », qui sont parvenus à prendre le contrôle de l’État, ont ici développé comme idéologie le scepticisme, élaboré par Montaigne qui fut également un acteur majeur pour épauler Henri IV.
Les écrits bien connus de Montaigne au sujet de la colonisation de l’Amérique sont d’ailleurs bien entendu humanistes, mais leur fonction politique alors était concrètement de dénoncer l’Espagne. La monarchie absolue française est née comme mise de côté relative du pouvoir catholique et contre la monarchie espagnole.
Il n’est toutefois pas tout à fait juste de parler de monarchie espagnole. Il vaut mieux parler d’empire espagnol. Car le « siècle d’or » de l’Espagne tient à une dynamique impériale, portée par les Habsbourg.
Ce triomphe impérial est d’autant plus paradoxal si l’on voit d’où il sort. Quand on remonte bien plus loin, on a l’arrivée des Goths en Espagne. Eux-mêmes furent ensuite battus par les envahisseurs musulmans et en 721, la quasi totalité de l’Hispanie est un califat.
Cependant, comme on le sait, l’Islam fonctionne comme un féodalisme militaire, qui a besoin de conquêtes. En raison de l’échec face aux Francs, avec notamment Pépin le bref, il implose en luttes factionnelles et au 13e siècle, la « reconquête » chrétienne a déjà largement triomphé.
Celle-ci repose toutefois sur une démarche chevaleresque dans un esprit de croisade, sur la base des royaumes de Castille et d’Aragon. Il s’ensuit que les succès débouchent sur des conflits internes, des bandits agissant ici et là, des guerres civiles, des guerres de succession ou de vengeance, des affrontements entre royaumes, etc.
Cela est vrai tant pour la Navarre que la Castille et l’Aragon, ainsi que pour le Portugal qui fut en guerre avec la Castille.
L’Histoire va alors connaître un tournant inattendu, propulsant l’Espagne d’une zone arriérée de combats à la périphérie de l’Europe à une véritable base impériale.
Première étape, le mariage de Ferdinand II d’Aragon et d’Isabelle de Castille en 1469 permit une unité territoriale suffisante afin d’obtenir l’hégémonie. C’est la naissance de la Couronne espagnole.
À ce niveau, on reste dans un phénomène classique d’une féodalité morcelée (= quantité), s’auto-dépassant par l’unification (= qualité).
Seconde étape, le dernier émirat en Espagne, Grenade, qui subsistait comme vassal de la Castille, implose en raison des combats factionnels ; en 1492, la Couronne espagnole en prend le contrôle et termine la reconquête de l’Espagne, la reconquista.
C’est la fin d’une croisade et, à ce titre, c’est un succès de très grande ampleur pour l’Église catholique. Pour cette raison, la monarchie espagnole se confond idéologiquement avec la reconquête catholique. La monarchie et la religion catholique sont assimilées l’une à l’autre.
Le pape Alexandre VI accorda d’ailleurs à Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille le titre de Reyes catolicos, « Rois catholiques ».
Troisième étape, en 1492 encore, Christophe Colomb découvre (du point de vue européen) l’Amérique. C’est le début de la colonisation massive du continent américain par la nouvelle Couronne, avec une extension territoriale prétexte à un pillage de richesses, une profusion de nouveaux biens qui circulent (piments, tomates, maïs, etc.).
L’Espagne passe en quelques décennies du moyen-âge avec ses affrontements incessants à une monarchie de dimension impériale. Et cela va apporter de très grandes richesses et un immense prestige à la monarchie espagnole.
Naturellement, cela ne tiendra pas, car on est dans un contexte de féodalisme (et non pas de capitalisme naissant comme pour le colonialisme très différent mené par les Pays-Bas). Pour un temps, toutefois, cela suffit à apporter une grande dynamique économique, avec un cadre impérial.
Et justement, quatrième étape, de vastes territoires européens se voient liés à l’Espagne, par la famille des Habsbourg. C’est l’aspect impérial qui va déterminer le siècle d’or.
L’arrière-plan, sordide, c’est le jeu des mariages entre puissants courants à l’époque (et ce jusqu’à la consanguinité), et toujours réalisés avec un intention politique à chaque fois.
Pour faire le plus simple possible et en évitant les détails innombrables, Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille eurent l’une de leurs filles, Jeanne, qui s’était marié à Philippe de Habsbourg (dit le Beau), fils de l’archiduc Maximilien d’Autriche, futur empereur, et de la duchesse Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire.
Leur fils Charles va alors hériter… de la Bourgogne, mais également de la Castille, de l’Aragon, ainsi que des Habsbourg. C’est le fameux Charles Quint, qui a pu dire : « Sur mon empire, le soleil ne se couche jamais ».
Il règne en effet sur l’Espagne, les Pays-Bas (comprenant encore la Belgique), l’Autriche, le royaume de Naples, ainsi que sur de vastes territoires sur le continent américain, composant la vice-royauté de la Nouvelle Espagne et la vice-royauté du Pérou.
Il a pu également affirmer : « J’ai appris l’italien pour parler au pape ; l’espagnol pour parler à ma mère ; l’anglais pour parler à ma tante ; l’allemand pour parler à mes amis ; le français pour me parler à moi-même ».
Ce dernier point reflète comment les plus hautes couches dominantes européennes formait une sorte de caste. Cependant, la consanguinité a un prix terrible, payé ensuite par le malheureux Charles II (1661-1700), souffrant d’idiotie, d’épilepsie, de syphilis depuis das naissance, stérile, ne sachant pas écrire, ayant des difficultés à parler.
Sa mort marqua la fin du règne des Habsbourg sur l’Espagne et Louis XIV avait dans ce cadre tenté de prendre le contrôle sur l’Espagne, c’est pourquoi la famille royale devint celle des Bourbons : le premier roi de la nouvelle dynastie, Philippe V le Brave, est le petit-fils de Louis XIV.
On passe alors à une autre époque, hors du siècle d’or. On peut considérer que ce dernier s’étale de 1504 à 1700, correspondant à la dynastie des Habsbourg. Ses très grandes richesses culturelles expriment l’élan unificateur, à rebours de la base de cet élan, de type féodal.
Il est frappant ici de voir que les dimensions féodale, catholique, coloniale et impériale annoncent immanquablement tous les troubles intérieurs de l’Espagne par la suite.
Pour un temps toutefois, ces mêmes dimensions vont jouer un rôle historique transformateur. L’enlisement va ensuite précipiter rapidement la décadence.
L’Espagne ne sera plus un empire tout ayant été fondé comme telle ; la dimension coloniale va disparaître alors qu’elle était une ressource vitale. Pour le régime, forcer les traits catholiques et féodaux était une conséquence inévitable historiquement et le franquisme ne s’explique pas autrement.