En 1605, Miguel de Cervantes publie L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche ; en 1615 est publié une seconde partie. Ce roman, un chef-d’oeuvre d’ingéniosité et de finesse, provoqua une onde de choc culturelle, tant en Espagne que dans toute l’Europe.
L’oeuvre a depuis été mille fois commentée, avec mille interprétations différentes ; tous soulignent par contre sa fluidité, l’amusement qu’il provoque, la vivacité du caractère des différents personnages.
C’est qu’on s’attache immanquablement à Don Quichotte et à son écuyer Sancho Panza. Leurs mésaventures sont provoquées par le fait que le premier a trop lu de littérature au sujet des chevaliers errants. Il s’imagine en être devenu un, et son imagination fertile l’amène par exemple, l’épisode est fameux, à attaquer des moulins en s’imaginant qu’il s’agit de géants.
« Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse.
Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu.
Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge [une étoffe] ]du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine (…).
Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien.
Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en procurer (…).
Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le monde.
Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et s’exposant à tant de rencontres, à tant de périls, qu’il acquît, en les surmontant, une éternelle renommée.
Il s’imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir couronner la valeur de son bras au moins par l’empire de Trébizonde. »
Tout cela est d’autant plus marquant que Don Quichotte et Sancho Panza sont terriblement bavards et très fins. Leurs remarques sont ainsi parfois très élevées, remplies de subtilité et même de références, tout comme elles peuvent être délirantes dès qu’on se rapproche du thème du chevalier errant à qui il arrive des histoires merveilleuses remplies de princesses à sauver et de malins enchanteurs.
Il ne faut toutefois pas s’attendre à un roman reposant sur une grande fluidité, comme on en connaîtra par la suite, surtout avec la littérature russe à partir de Pouchkine. L’oeuvre est un assemblage de courtes histoires, où l’on suit le périple de Don Quichotte accompagné de Sancho Panza.
Tout s’entremêle de manière assez tortueuse, et en ce sens on est dans l’esprit de la toute fin du Moyen-Âge. Pour trouver un équivalent dans un genre différent en France, il faut se tourner vers les Essais de Montaigne, publiés à peu près au même moment (1580).
L’ouvrage est pareillement extrêmement intéressant, mais l’expression est d’une construction fatigante, les références et les allusions très nombreuses ; tout s’assemble de manière accumulatrice, voire un peu forcée.
La force de Don Quichotte, c’est toutefois que chaque petite histoire se suffit à elle-même et est très souvent bien amenée, et surtout que le caractère contradictoire du personnage de Don Quichotte permet une dialectique très vivante.
Il est brillant et ridicule, intelligent et niais, héroïque et pathétique, cultivé et niais, courageux et poltron, et tous les gens autour de lui le constatent, avec étonnement.
Car l’oeuvre fourmille de personnages et de lieux. Les descriptions sont réalistes, et le peuple, omniprésent, est montré tel quel ; ce qui se passe est par contre plein de pittoresque et de charme espagnol.
Les débats sans fin ont justement été provoqué par ce qui arrive dans le roman : comment l’interpréter ? Cervantes vise-t-il les uns, ou bien les autres ?
La clef de l’oeuvre se situe ici à la fin du second tome. Don Quichotte, juste avant de mourir, rejette les ouvrages de la chevalerie errante. C’est étonnant, car l’oeuvre très longue, tout en s’en moquant, n’a pas cessé d’exposer les valeurs de celle-ci, de mentionner les innombrables ouvrages de chevalerie racontant les exploits de telle ou telle figure mythique, tel Amadis de Gaule, Lancelot du Lac, Roland le Furieux, etc.
Mais ce qu’on comprend, c’est que toute référence à la chevalerie en général n’est plus d’époque. Les mentalités ont changé, les gens voient cela comme quelque chose d’idéaliste et sans lien avec le réel.
Seul un esprit aristocratique « pur », sans aucun opportunisme ou quête d’un quelconque intérêt matériel, peut s’y intéresser, et encore sans mener à rien. La figure de Don Quichotte est ainsi tragique, car condamné dans sa substance même, et c’est cela qui la rend si attachante justement.
Et ce qui a porté cette présentation à la fois moqueuse et remplie de référence, c’est l’âge impérial qui s’installe. Il est patriarcal, comme le fut la période précédente, néanmoins il y a désormais un cadre général qui fonctionne au-dessus de chaque lieu, de chaque activité : l’État central du roi et l’Église catholique.
C’est là que penche désormais tout ce qui est culturel, idéologique et il n’y a plus de place pour un esprit chevaleresque qui serait une fin en soi.