Il est bien connu que l’Amérique a été colonisée sous l’égide des « conquistadors », des conquérants venus d’Espagne et du Portugal. On a là tout un état d’esprit, mêlant démarche militaire et curiosité d’explorateur, qui est né dans le contexte historique.
L’arrière-plan, c’est l’affrontement avec la conquête musulmane, pendant 781 années. On parle ici d’une dimension patriarcale, mais mêlée à l’idée démocratique de protéger sa propre population face à un envahisseur. C’est le moment où l’idée de la « cause juste » de la libération de l’Espagne fusionna avec le roi et le catholicisme.
Les conquistadors possédaient donc une mentalité très particulière ; il faut relever ici entre autres dans leur substance le maniement des armes, les conceptions tactiques de l’action militaire, l’utilisation de molosses dans les combats et plus généralement d’expédients de manière pragmatique, la compréhension de l’importance de la guerre psychologique, le courage collectif dans les affrontements, l’esprit de corps.
Si on ne comprend pas cela, on ne peut pas comprendre comment Hernán Cortés a dirigé la victoire sur l’empire aztèque, et Francisco Pizarro sur l’empire inca, et cela en très peu d’années.
Voici ce que dit Francisco Pizarro à ses 177 soldats, alors qu’ils allaient s’affronter à des milliers Incas à Cajamarca en 1532.
« Ayez le courage de faire ce que j’attends de vous et ce que tous les bons Espagnols doivent faire, et ne soyez pas alarmés par la multitude que l’on dit que l’ennemi a, ni par le nombre réduit de chrétiens.
Car même si nous étions moins nombreux et l’ennemi plus nombreux, l’aide de Dieu est encore plus grande, et à l’heure du besoin, il aide et favorise les siens pour déconcerter et humilier l’orgueil des infidèles et les attirer à la connaissance de notre Sainte Foi. »
L’attaque espagnole dura moins d’une demi-heure. Elle se solda par la mort de 2 000 Incas, 5 000 étant fait prisonniers, notamment l’empereur Atahualpa ; du côté espagnol il y eut un blessé et un esclave tué.
On a un excellent aperçu de la mentalité observatrice, attentive, machiavélique, courageuse et pieuse, opportuniste et humaniste, exploratrice et manipulatrice des conquistadors dans Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, écrite par Bernal Díaz del Castillo, qui participa à 119 affrontements dans le cadre de la victoire sur les Aztèques.
Cervantès, l’auteur de Don Quichotte lui-même a perdu à 24 ans l’usage de sa main gauche lors de la bataille de Lépante en 1571. On parle ici d’une bataille navale, au large de la Grèce actuelle, où s’affrontèrent plus de cinq cents navires.
Les protagonistes furent l’empire ottoman et la Sainte-Ligue. Cette dernière était une alliance de l’Espagne avec le pape, les Républiques de Venise et de Gênes, plus généralement l’ensemble des forces italiennes ainsi que maltaises.
Cervantès fut quelques années plus tard enlevé par des navires ottomans, et emprisonné cinq ans à Alger, où il tenta quatre fois de s’enfuir.
On ne sera donc pas étonné de retrouver dans Don Quichotte tout cet esprit d’une époque, qui a façonné la culture nationale espagnole. Si Don Quichotte est ridicule, il est aussi grandiose, et si l’époque des chevaliers errants est terminé car l’empire est né, il n’en reste pas moins que l’esprit d’engagement, de sacrifice, de décision a donné naissance à la nouvelle situation.
Le très grand écrivain russe Ivan Tourgueniev (1818 – 1883) a précisément remarqué cela. Voici ce qu’il constate en 1860 dans Hamlet et Don Quichotte. Hamlet est manipulateur, il n’est pas honnête, alors que Don Quichotte sert une idée avec candeur.
« La première édition de Hamlet, la tragédie de Shakespeare, et la première partie du Don Quichotte de Cervantès ont paru la même année, au commencement du dix-septième siècle (…).
Que représente Don Quichotte ?
Examinons-le, non pas avec ce coup d’œil rapide qui ne s’arrête qu’à la surface ou aux menus détails, et nous ne verrons pas seulement en lui le chevalier de la triste figure, ce type créé pour tourner en ridicule les anciens romans de chevalerie ; non, ce type s’est élargi, comme on le sait, sous la main de son immortel créateur.
Le Don Quichotte de la seconde partie, l’aimable interlocuteur des ducs et des duchesses, le sage conseiller de l’écuyer gouverneur n’est plus le Don Quichotte de la première partie, surtout du début ; ce n’est plus ce bizarre et ridicule original sur lequel les coups pleuvent si libéralement ; essayons donc de pénétrer jusqu’à l’essence même de l’œuvre.
Nous le demandons encore une fois : que représente Don Quichotte ?
La foi avant tout, la foi en quelque chose d’éternel, d’immuable dans la vérité, dans cette vérité qui réside en dehors de l’individu, qui ne se donne pas à lui aisément, qui demande qu’on la serve et qu’on se sacrifie pour elle, mais qui finit par céder à la persistance du service et à l’énergie du sacrifice.
Don Quichotte est pénétré tout entier de dévouement à cet idéal pour lequel il est prêt à supporter toutes les privations, à donner même sa vie ; il n’estime cette vie que comme un moyen d’incarner l’idéal, de réaliser la vérité, la justice sur la terre.
On nous dira que son cerveau dérangé a puisé cet idéal dans le monde fantastique des romans de chevalerie. D’accord, et c’est là ce qui constitue le côté comique de Don Quichotte ; mais l’idéal n’en garde pas moins toute sa pureté primitive.
Vivre pour soi, s’occuper de soi, c’est une honte aux yeux de Don Quichotte.
Il vit tout entier, si l’on peut s’exprimer ainsi, en dehors de lui-même, pour les autres, pour ses frères, pour la destruction du mal, pour la lutte contre les forces hostiles à l’humanité, les sorciers, les géants, c’est-à-dire les oppresseurs.
Vous ne trouverez pas en lui une trace d’égoïsme : il ne s’occupe jamais de lui-même, il est tout sacrifice, — notez bien ce mot, — il croit, il croit fermement et sans arrière-pensée.
C’est pour cela qu’il est sans peur et patient, qu’il se contente de la nourriture la plus grossière, du costume le plus misérable. Que lui importe !
Humble de cœur, il est grand et hardi par l’esprit ; sa piété fervente ne gêne point sa liberté ; étranger à la vanité, il ne doute point de lui-même, de sa vocation, de ses forces physiques.
Sa volonté est une volonté indomptable. La poursuite constante d’un seul et même but prête quelque monotonie à ses pensées, quelque étroitesse à son intelligence ; il sait peu de choses, et il n’a pas besoin d’en savoir beaucoup.
Il sait en quoi consiste son œuvre, pourquoi il vit sur la terre ? Et n’est-ce pas la science capitale ?
Don Quichotte peut paraître tantôt complètement fou, parce que la réalité la plus incontestable se dérobe à ses yeux et fond comme la cire au feu de son enthousiasme, — il voit réellement des Maures vivants dans des marionnettes, et des chevaliers dans des moutons, — tantôt borné, parce qu’il ne sait ni sympathiser à demi, ni se réjouir à demi ; comme un vieil arbre il a poussé dans le sol de profondes racines, il n’est en état ni de changer ses convictions, ni de passer d’un objet à un autre. Son tempérament moral est d’une solidité à toute épreuve.
Remarquez bien que ce fou, ce chevalier errant, est l’être le plus moral du monde.
Ce trait prête une force et une grandeur particulière à ses jugements et à ses discours, à toute sa figure, malgré les situations comiques et humiliantes où il tombe constamment.
Don Quichotte est un enthousiaste, un serviteur de l’idée, ébloui par sa splendeur. »
Et encore :
« Un grand seigneur anglais, bon juge en ces matières, me disait un jour devant nous que Don Quichotte était le type du vrai gentleman.
En effet, si la simplicité et le calme des manières sont le trait distinctif de ce qu’on appelle l’homme comme il faut, Don Quichotte mérite ce titre à tous égards.
C’est un véritable hidalgo ; il reste tel, même quand les moqueuses servantes du duc s’amusent à lui laver la figure.
La simplicité de ses manières résulte d’une absence absolue, je ne dirai pas seulement d’amour-propre, mais de sentiment subjectif ; Don Quichotte n’est pas occupé de lui-même ; il ne songe point à poser pour les autres. »
En lisant cela, on comprend très bien comment la guerre d’Espagne, dans sa dynamique, a été une guerre espagnole au sens strict, et malheureusement ce qui a joué dans la guerre civile, c’est que la dimension nationale espagnole, le style espagnol, l’approche du type « au service d’une idée », a été trop peu comprise par le Front populaire, alors que le franquisme l’a massivement utilisé en le déformant à ses fins.