Le réalisme truculent de Bartolomé Esteban Murillo

Si on s’intéresse au réalisme truculent de Don Quichotte, on est obligé de se tourner vers Bartolomé Esteban Murillo (1617-1682). Ses œuvres portent un regard réaliste extrêmement puissant, précisément dans le cadre national espagnol qui émerge.

L e Mangeur de melon et de raisin, peint vers 1650, est résolument exemplaire de cela. Oeuvre admirable de douceur et d’aisance portraitiste, cette peinture n’hésite en rien dans sa démonstration.

C’est une réalité brute, sale, et pleine de grâce pourtant. C’est aussi la preuve que le siècle d’or ne consiste pas en une idéologie artificielle de type catholique et impériale. Il y a un vrai mouvement de fond dans le développement, et cette capacité de se tourner vers le réel de Bartolomé Esteban Murillo en est une expression.

Comme bien souvent dans la peinture espagnole – c’en est même une caractéristique – le cadre général disparaît au profit d’un gros plan dont la dimension est pittoresque et authentique. C’est pratiquement l’équivalent d’une scène de Don Quichotte de Cervantès. Le siècle d’or espagnol enveloppe les moments, dans un mélange de raideur et de mobilité.

Un autre exemple foncièrement réussi de scène consiste en La Sainte Famille à l’oisillon. C’est une démonstration compositionnelle, où encore le cadre général s’efface devant la force du moment. Cette insistance sur la force du moment est typiquement espagnol, allant jusqu’à son mot d’ordre politico-militaire d’alors : ¡Santiago y cierra, España!Saint Jacques et ferme, Espagne !, c’est-à-dire fermer la distance entre l’ennemi et soi-même, donc charger.

Bartolomé Esteban Murillo assume de se tourner vers le peuple, et c’est là le paradoxe. Le protestantisme est porté par le peuple dans sa substance, alors que le catholicisme alors ne l’est pas ; mais la reconquête espagnole, dans son souci de mobiliser les masses dans un retour à la religion, par opposition aux conquêtes musulmanes, a précipité celles-ci dans une action de fond.

D’où une peinture où le peuple se voit reconnu dans dans son activité quotidienne, ce qui est systématiquement le cas également dans le roman Don Quichotte. Voici Garçon avec un chien.

Ici, on a Deux femmes à la fenêtre.

Il est remarquable de voir comment la peinture espagnole ne parvient pas à une représentation générale – ce que la peinture flamande est en mesure de faire justement – mais qu’inversement elle parvient à témoigner de l’intensité du moment.

L’Immaculée de l’Escorial est tout à fait marquante en ce sens, et on a un bon aperçu de la séparation historique entre catholicisme et protestantisme. Le protestantisme appelle chacun à porter la foi individuellement ; il reconnaît la société comme communauté, il porte la démocratie, l’esprit capitaliste de travail et de frugalité. Il est capable d’une vision d’ensemble.

Le catholicisme se fige par contre dans l’intensité religieuse de chaque personne dans sa liaison avec la religion comme institution étatique centralisée et sans place pour un engagement personnel réel.

Mais dans le développement inégal du catholicisme, porté à son paroxysme en Espagne alors, il y a le feu : celui d’intégrer une entité plus grande que soi, où on trouve sa place.

D’où la figure du conquistador, d’où aussi une peinture intense, sans jamais le cadre général – même dans Don Quichotte, malgré le réalisme, celui-ci semble vaporeux – mais toujours avec de la présence, comme ici avec Le Christ Bon Pasteur et un chef-d’oeuvre marquant : La Fille aux fleurs.

Cette absence de cadre général est précisément l’endroit où va se glisser toute l’idéologie catholique, avec sa surcharge d’éléments.

C’est ce qu’on appelle le baroque. Le réalisme des scènes est dévoyé dans une utilisation à prétention unilatéralement religieuse. L’absence de cadre est employé à fournir des éléments mystiques.

De par la logique espagnole de raideur et de mobilité, ce sont des éléments mouvants et figés en même temps – et surtout ils s’alignent sur la propagande religieuse de la contre-réforme, dont le dispositif-clef est de souligner le caractère impermanent, jamais fiable du monde, par opposition à celui stable et éternel de Dieu et de la religion catholique.

On a ici un bel exemple de cela chez Bartolomé Esteban Murillo avec La Vierge apparaissant à Saint Bernard.