La place des femmes dans Don Quichotte exprime un vrai bouleversement historique : les femmes ont une personnalité, leurs caractères et leurs tempéraments. Le changement est sous-jacent à cette réalité ; les choses se transforment.
Et de manière très marquante, on a un long passage où Don Quichotte tient un discours en faveur d’une utopie. Il est évident qu’ici Cervantès est à mettre en parallèle avec Thomas More (L’Utopie) et Tommaso Campanella (La Cité du Soleil), ou encore Shakespeare (le discours de Gonzalo dans La tempête).
On est clairement dans l’affirmation du besoin de Communisme. Ce qui est intéressant ici, c’est que Don Quichotte explique que les chevaliers errants sont nécessaires précisément en raison que ce n’est pas l’âge d’or.
« Quand le service des viandes fut achevé, ils étalèrent sur les nappes de peaux une grande quantité de glands doux, et mirent au milieu un demi-fromage, aussi dur que s’il eût été fait de mortier.
Pendant ce temps, la corne ne restait pas oisive ; car elle tournait si vite à la ronde, tantôt pleine, tantôt vide, comme les pots d’une roue à chapelet, qu’elle eut bientôt desséché une outre, de deux qui étaient en évidence.
Après que don Quichotte eut pleinement satisfait son estomac, il prit une poignée de glands dans sa main, et, les regardant avec attention, il se mit à parler de la sorte :
« Heureux âge, dit-il, et siècles heureux, ceux auxquels les anciens donnèrent le nom d’âge d’or, non point parce que ce métal, qui s’estime tant dans notre âge de fer, se recueillit sans aucune peine à cette époque fortunée, mais parce qu’alors ceux qui vivaient ignoraient ces deux mots, tien et mien !
En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Pour se procurer l’ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes, n’avait d’autre peine à prendre que celle d’étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs.
Les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique abondance des eaux limpides et délicieuses.
Dans les fentes des rochers, et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant sans nul intérêt, à la main du premier venu, la fertile moisson de leur doux labeur.
Les lièges vigoureux se dépouillaient d’eux-mêmes, et par pure courtoisie, des larges écorces dont on commençait à couvrir les cabanes, élevées sur des poteaux rustiques, et seulement pour se garantir de l’inclémence du ciel.
Tout alors était paix, amitié, concorde. Le soc aigu de la pesante charrue n’osait point encore ouvrir et déchirer les pieuses entrailles de notre première mère ; car, sans y être forcée, elle offrait, sur tous les points de son sein spacieux et fertile, ce qui pouvait alimenter, satisfaire et réjouir les enfants qu’elle y portait alors.
Alors aussi les simples et folâtres bergerettes s’en allaient de vallée en vallée et de colline en colline, la tête nue, les cheveux tressés, sans autres vêtements que ceux qui sont nécessaires pour couvrir pudiquement ce que la pudeur veut et voulut toujours tenir couvert.
Et leurs atours n’étaient pas de ceux dont on use à présent, où la soie de mille façons martyrisée se rehausse et s’enrichit de la pourpre de Tyr.
C’étaient des feuilles entrelacées de bardane et de lierre, avec lesquelles, peut-être, elles allaient aussi pompeuses et parées que le sont aujourd’hui nos dames de la cour avec les étranges et galantes inventions que leur a enseignées l’oisive curiosité.
Alors les amoureux mouvements de l’âme se montraient avec ingénuité, comme elle les ressentait, et ne cherchaient pas, pour se faire valoir, d’artificieux détours de paroles.
Il n’y avait point de fraude, point de mensonge, point de malice qui vinssent se mêler à la franchise, à la bonne foi.
La justice seule faisait entendre sa voix, sans qu’osât la troubler celle de la faveur ou de l’intérêt, qui l’étouffent maintenant et l’oppriment.
La loi du bon plaisir ne s’était pas encore emparée de l’esprit du juge, car il n’y avait alors ni chose ni personne à juger.
Les jeunes filles et l’innocence marchaient de compagnie, comme je l’ai déjà dit, sans guide et sans défense, et sans avoir à craindre qu’une langue effrontée ou de criminels desseins les souillassent de leurs atteintes ; leur perdition naissait de leur seule et propre volonté.
Et maintenant, en ces siècles détestables, aucune d’elles n’est en sûreté, fût-elle enfermée et cachée dans un nouveau labyrinthe de Crète : car, à travers les moindres fentes, la sollicitude et la galanterie se font jour ; avec l’air pénètre la peste amoureuse, et tous les bons principes s’en vont à vau-l’eau.
C’est pour remédier à ce mal que, dans la suite des temps, et la corruption croissant avec eux, on institua l’ordre des chevaliers errants, pour défendre les filles, protéger les veuves, favoriser les orphelins et secourir les malheureux.
De cet ordre-là, je suis membre, mes frères chevriers, et je vous remercie du bon accueil que vous avez fait à moi et à mon écuyer.
Car, bien que, par la loi naturelle, tous ceux qui vivent sur la terre soient tenus d’assister les chevaliers errants, toutefois, voyant que, sans connaître cette obligation, vous m’avez bien accueilli et bien traité, il est juste que ma bonne volonté réponde autant que possible à la vôtre. »
Toute cette longue harangue, dont il pouvait fort bien faire l’économie, notre chevalier l’avait débitée parce que les glands qu’on lui servit lui remirent l’âge d’or en mémoire, et lui donnèrent la fantaisie d’adresser ce beau discours aux chevriers, lesquels, sans lui répondre un mot, s’étaient tenus tout ébahis à l’écouter.
Sancho se taisait aussi ; mais il avalait des glands doux, et faisait de fréquentes visites à la seconde outre, qu’on avait suspendue à un liége pour que le vin se tînt frais. »
Rien que ces lignes exposent une question révolutionnaire, et on notera d’ailleurs l’absence de la religion dans ce discours. Par contre, la religion et le roi sont omniprésents dans le reste du roman : ils sont reconnus comme un facteur de civilisation justement.