Il faut noter ici un terrible paradoxe, qui va résolument jouer sur la substance du Front populaire. Ses dirigeants sont, en effet, tous alignés sur un certain esprit tranquille. Cela, parce qu’ils sont franc-maçons, éduqués de façon bourgeoise… Ou bien parce qu’ils sont syndicalistes, habitués à un horizon particulièrement borné.
Tous ne connaissent qu’un train-train bien précis ; ils ont des certitudes propres à leur statut. Or, la vraie question de cet aspect extrêmement difficile, c’est : la transformation sociale peut-elle avoir comme principaux protagonistes des bourgeois extérieurs au travail manuel et des syndicalistes arc-boutés sur un minimalisme manuel ?
Il va de soi que non, et aussi désagréable que ça le soit, il faut bien en passer par là pour comprendre l’échec du Front populaire qui a suivi sa victoire si marquante.
Si celui-ci est vu comme une menace terrible par les bourgeois, il y a donc une part de jeu, car il est en même temps tout à fait compris qu’on ne parle pas ici de cadres révolutionnaires forgés dans l’acier.
Le symbole absolu de cela, c’est Léon Blum. Le 31 mai 1936, il s’exprime au Congrès socialiste au sujet du gouvernement qui va désormais être aux commandes en France. On lit déjà l’incohérence d’un Parti socialiste-SFIO qui se veut révolutionnaire sans l’être, avec un Léon Blum qui tergiverse quant à sa propre légitimité.
« Nos débats d’il y a dix ans sur la participation [au gouvernement], ces débats dans lesquels se sont succédé à la tribune presque tous ceux qui sont sur cette estrade ou dans cette assemblée, ces débats, voyez-vous, le problème qu’ils posaient n’est pas complètement éliminé par les circonstances actuelles.
Au fond, que disions-nous, quand nous montrions au Parti socialiste ce qu’il pouvait redouter de la participation ?
Nous lui disions : exercice du pouvoir dans le cadre de la société capitaliste, c’est une chose, conquête révolutionnaire du pouvoir, c’en est une autre.
N’y a-t-il pas à craindre que la classe ouvrière ne confonde l’une avec l’autre, qu’elle n’attende de l’exercice du pouvoir tout ce que doit, légitimement et nécessairement, lui procurer sa conquête ?
Eh bien, nous exercerons le pouvoir, nous ne l’avons pas conquis. Nous l’exercerons et même nous ne l’exercerons pas seuls, nous l’exercerons en société. Nous ne pouvons pas faire autre chose que de préparer, je le répète, dans les esprits et dans les choses, l’avènement du régime social qu’il n’est pas encore en notre pouvoir de réaliser à l’heure actuelle.
C’est cela le problème, et c’est cela qu’il faudra que tous ensemble, par tous les moyens de persuasion dont nous pouvons disposer, unis les uns et les autres par cette vérité commune, nous fassions comprendre aux masses ouvrières, si elles étaient disposées à l’oublier — ce dont je ne suis nullement sûr à l’heure actuelle, car cette confiance que nous demandons, je crois que nous la possédons. »
Au Sénat, quelques mois plus tard, en septembre, il soulignera bien qu’il n’est pas à la tête du gouvernement pour appliquer ses propres idées.
« Je préside un Gouvernement de coalition, chargé d’appliquer un programme dressé en commun entre les différents partis qui le composent et, dans cette collaboration avec les représentants d’autres partis, je ne crois pas avoir jamais manqué de loyauté. C’est toujours la pensée commune que j’ai essayé d’exprimer par une action commune.
Je ne suis donc pas, je le répète, un chef de Gouvernement dont l’intention, même secrète, même hypocrite, soit d’appliquer au pouvoir les doctrines de son parti.
Un jour viendra peut-être dans ce pays où le parti socialiste sera assez fort, assez puissant, aura poussé assez loin sa force de pénétration et de persuasion pour que d’autres actions soient possibles. Nous n’en sommes pas là. Ce n’est pas ce rôle que je joue.
Messieurs, on a beaucoup parlé des atteintes portées au droit de propriété, aux droits individuels.
Le Gouvernement que je préside n’est pas un Gouvernement d’expropriation, il n’a pas pour objet de réaliser directement ou obliquement une expropriation révolutionnaire de certaines formes de la propriété capitaliste.
Ce n’est pas le mandat que j’ai reçu et ce n’est pas l’intention que j’ai. »
C’est que Léon Blum est un socialiste, mais un bourgeois ; il est cultivé, mais c’est plus exactement un lettré typique de la bourgeoisie intellectuelle déconnectée. Il est insupportablement caricatural quant à cette « touche » de bourgeois parisien éduqué et maniéré, avec des attitudes d’esthète à l’écart du monde et des postures fragiles. Il semble comme flotter à l’écart des exigences physiques.
Une émission de radio qui lui est consacrée sur France inter en 2024 est bien obligé de parler ainsi :
« les grandes étapes de la vie extraordinaire de l’apôtre du socialisme, qui fut d’abord un dandy parisien juif et critique littéraire. »
Et ainsi :
« Le disciple de Jaurès fut d’abord un dandy parisien, juif, critique littéraire le plus remarqué de son temps, ami d’André Gide et de Marcel Proust, un esthète de la Belle Époque profondément marqué par l’affaire Dreyfus.
Une fois entré dans l’arène politique, au sortir de la Première Guerre mondiale, Léon Blum fut adulé par les ouvriers, redouté par le patronat, insulté et menacé de mort par les antisémites tout au long de sa vie. »
L’homme est en effet charmant, intelligent, cultivé, engagé. Il est tourné vers une certaine préciosité : il fut collaborateur d’une revue artistique symboliste, les Cahiers de la Conque, et il a fréquenté les milieux « fin de siècle » composés de dandys et d’esthètes bourgeois.
Il cherche à combiner les choses, plutôt qu’à les séparer radicalement, à l’instar de son essai Du mariage, en 1907, où il fait l’éloge du mariage… considéré comme point culminant de multiples essais polygames de la part de l’homme et de la femme.
En ce sens, Léon Blum est tout à fait un bourgeois français, même s’il a sa culture religieuse juive, qui va être déterminante pour sa lecture morale de l’Histoire. C’est à juste titre qu’il a pu dire :
« Je suis né en France, dans le cœur même de Paris. J’ai été élevé en Français, dans des écoles françaises. Mes camarades sont français, et les fonctions que j’ai remplies l’ont été au service de la France.
La civilisation française fait partie intégrante de ma personnalité. Je possède le français entièrement, sans le moindre soupçon d’accent étranger. Jusqu’aux traits de mon visage qui n’ont aucun trait caractérisé de ma race d’origine.
J’ai le droit de me considérer comme parfaitement assimilé. Je sens nettement qu’aucun élément de l’esprit français ne m’est étranger, ni de l’honneur français, ni de la culture française, aussi raffinée soit-elle.
Eh bien, je n’en ai pas moins le sentiment d’être juif. Et jamais je n’ai remarqué entre ces deux phases de ma conscience la moindre contradiction, la moindre opposition… »
Léon Blum a suivi une carrière d’intellectuel parisien, devenant un « commissaire du gouvernement » en travaillant pour le Conseil d’État. Il n’y a aucune dimension dialectique et l’écrivain Jules Renard résume parfaitement la question en disant :
« Blum, très intelligent, mais sans un grain d’esprit. »
Et la question, c’est : que fait cet intellectuel esthète à la tête du gouvernement ? Georges Hourdin, un catholique républicain, s’étonne du succès électoral du Front populaire en 1936 :
« Il est paradoxal que les élections se traduisent légalement par l’arrivée au pouvoir de M. Léon Blum, subtil entre les subtils. Je ne méconnais pas les qualités du leader socialiste.
Je sais la force analytique de son intelligence et la qualité de l’émotion qui parfois l’étreint. Mais il n’a pas la voix assez forte, il manque de puissance.
Il avoue qu’il ne sait pas s’il est le chef que les circonstances exigent. Un Lénine, un Staline ne doutaient pas de leur destin. »
Le journaliste Jacques Chastenet, qui a travaillé comme directeur pour l’industrie capitaliste du charbon auquel il est lié, dira pareillement :
« Son extrême subtilité l’entraîne à des complications de pensée dont il ne se dégage qu’à coups de boutoir, tandis que sa frémissante sensibilité lui fait ressentir comme de cruelles blessures les moindres piqûres d’épingle.
Au total, un doctrinaire généreux, un théoricien abstrait, un stendhalien un peu égaré dans la politique et point un animal de gouvernement. »
Henri Jeanson écrit dans Le Canard enchaîné, alors que Léon Blum est à la tête du nouveau gouvernement et qu’il y a eu parallèlement un coup d’État militaire en Espagne :
« Léon Blum, vous êtes trop chic. Vous jouez les fair play avec des tricheurs. Vous leur prêtez une honnêteté, une franchise, un courage dont ils sont dépourvus.
Or, vous avez charge d’âmes. Si vous ne renoncez pas à votre charmante gentillesse, si vous n’enfermez pas à double tour les deux cents familles dans leur caverne, les deux cent familles vous grignoteront et la vieille France deviendra quelque chose comme une nouvelle Espagne.
Qui commande ? Vous avez la parole. »
Marc Vichniac, auteur d’une biographie de Léon Blum alors, dira :
« Il y a un mot dont j’aurais envie de me servir. Après tout, je ne vois pas pourquoi j’hésiterais à le faire.
C’était, en quelque manière, sa sainteté, je veux dire là l’absence, et l’absence complète, totale, de mobiles personnels, une pureté d’âme, une limpidité de cœur qui était, par moments, presque enfantine. »
Quiconque connaît la morale juive voit ici tout de suite que c’est cet aspect qui est ici mis en avant, avec la candeur de la « mitzvah », cette bonne action gratuite qui fait évaluer les juifs au jugement dernier (bar-mitzvah signifie « fils de la mitzvah », car désormais on sera jugé sur ses actes, bat-mitzvah étant la version féminine).
L’historienne Georgette Elgey décrit ainsi les réactions provoquées par Léon Blum :
« L’agacement causé souvent par Léon Blum provient sans doute de son éternelle bonne conscience, de sa croyance en son infaillibilité, assez exaspérante chez un homme si prompt à étaler ses scrupules et ses doutes.
À cela s’ajoute une sensibilité qui, l’âge aidant, devient de la sensiblerie. »
C’est que Léon Blum est socialiste ; il pense qu’en étant raisonnable, on peut réussir. C’est un bourgeois pétri de morale, de par sa culture juive, et il est allé jusqu’à l’universalisme socialiste.
La révolution reste cependant sa limite. Il abhorre le bolchevisme en qui il voit de la violence gratuite :
« Le communisme n’a pas seulement altéré les idées essentielles du socialisme ; il en a faussé, dévié la direction morale.
Quand nous nous efforçons de faire appel aux exigences les plus nobles de la raison, aux sentiments les plus purs de l’âme humaine, il exploite, lui, les instincts les plus vils. Nous cherchons à rehausser, il rabaisse.$Nous cherchons à ennoblir, il dégrade. Ses moyens sont le mensonge, la duplicité, la calomnie. Les passions qu’il attise sont l’envie, la haine. »
Autrement dit, Léon Blum est un idéaliste. Il relève de ces socialistes pour qui le marxisme a une philosophie morale, éducative. Il y a également la même problématique en Autriche, avec une social-démocratie bien plus puissante, bien plus radicale, dont le dirigeant Otto Bauer vient pareillement de la bourgeoisie juive.
Si l’on raisonne en termes de forces d’appoint à un basculement historique, cela pourrait aller. C’est évidemment par contre catastrophique si on considère qu’on parle ici du principal dirigeant du Front populaire, de celui qui va prendre la tête du gouvernement.
Le contexte rend cela d’autant plus aigu. Car l’absence d’affirmation transformatrice n’est alors pas le seul aspect : il y a également l’aspect négatif. La dimension « révolutionnaire », imperceptiblement, va changer de camp, en apparence seulement bien entendu, passant dans celui du fascisme démagogique.
Prenons ainsi Jean-Pierre Maxence, un activiste de l’extrême-droite de l’époque. C’est un ultra, comme le révèle ces propos de 1936 :
« Si jamais nous prenons le pouvoir, voici ce qui se passera : à six heures, suppression de la presse socialiste ; à sept heures, la franc-maçonnerie est interdite. À huit heures, on fusille Blum. »
Mais voici sa critique de Léon Blum, justement. On y reconnaît, outre le racisme, une tentative de formulation ultra-révolutionnaire.
« C’est un fait, M. Léon Blum, par toutes ses fibres, représente l’étranger. Au sens quasi chimique, au sens physiologique du mot, il est étranger à la France.
Cet esthète, ce dilettante, cette femme énervée pense, vit, aime, hait, hésite, s’exalte, s’affaisse en étranger parce qu’il est juif.
Il n’est pas étranger parce que socialiste. Il est étranger parce que Blum.
Cœur, esprit, chair, sang ; tout est étranger. Léon Blum eût été partout étranger.
Il appartient à cette tradition des talmudistes qui commentent à l’infini un texte qui n’est pas pour eux source de vie. Il relève de cette lignée de la social-démocratie juive qui discute les motions quand la ville est en flammes, quand meurent les hommes.
Nul n’est moins peuple que Léon Blum. Il a le corps et l’âme d’un aristocrate dégénéré. »
Si le prétexte de la critique est faux, car relevant de l’idéalisme antisémite, la portée est juste : Léon Blum n’a aucune envergure et il n’ose pas les grandes séparations, les grandes actions.
L’image d’un « aristocrate dégénéré » est bien vu s’il s’agit de parler de quelqu’un qui a de grandes idées « pures » et refuse de se confronter à la réalité, afin de rester dans sa zone de confort intellectuelle à prétention morale.
L’absence de soutien du gouvernement du front populaire français à son équivalent espagnol subissant le coup d’État militaire de Franco est l’exemple même de cette incapacité fondamentale et impardonnable portée par Léon Blum.
Daniel Guérin, une figure d’ultra-gauche de la période (connu par la suite pour mêler anarchisme et marxisme version trotskiste), résume cela de manière dévastatrice :
« Celui qui allait prendre le pouvoir [avec la victoire électorale du Front populaire] était bien plutôt Blum l’ancien ; c’était l’esthète venu à la politique comme au plus passionnant des jeux de l’esprit.
C’était un grand bourgeois, libéral, dernier représentant d’une grande lignée de debaters parlementaires et admirateur des mœurs politiques anglaises ; c’était le juriste éminent, conseiller d’État et avocat-conseil de grosses sociétés, rompu à considérer les problèmes sous leur seul aspect formel et juridique.
Sur le champ de bataille de la lutte de classes, Blum allait, pendant un an, faire figure d’écartelé, avec pour seule arme une extraordinaire aptitude à couvrir d’une séduisante dialectique, à la limite de la sincérité et de la mauvaise foi, ses oscillations et ses faiblesses. »
La critique d’ultra-gauche fonctionnera avec une certaine efficacité, avec une vraie émergence alors du trotskisme français, mais c’est à droite que les positions « ultras » vont être les plus agressives, les plus engagées.
Lucien Rebatet, qui travaille à l’ignoble hebdomadaire raciste et fasciste « Je suis partout », se moque ainsi d’une des principales figures communistes et de là du communisme :
« Avec son vieux pull-over, son pinceau de moustache, sa voix grasseyante et argotique, le camarade Marty ressemble à un lampiste qui aurait gagné à la loterie nationale.
Voilà le communisme pantouflard et pot-au-feu.
Votez pour nous camarades, vous payerez le gaz et l’électricité dix sous de moins. Vous n’aurez plus de contremaîtres et de sous-chefs au bureau.
Ah ! Ce sera la bonne vie pépère, le métro gratuit et la pêche à la ligne deux jours par semaine.
Tous petits bourgeois ; voilà le nouveau mot d’ordre à Moscou à l’égard de la France. La famille, la caisse d’épargne, le vide-ordure mécanique pour tous.
L’ancien mutin [des marins français de la Mer noire] Marty est patelin, cordial. Il s’inquiète de l’hygiène dans les pouponnières et des rhumatismes des vieux assurés sociaux. »
La critique est cynique et grossière, mais elle vise juste : le Parti Communiste Français s’est soumis au mode de vie petit bourgeois, lui qui auparavant vantait le style ouvrier syndicaliste au béret, dans la ligne d’ultra-gauche de type classe contre classe.
Parlant de son dirigeant Maurice Thorez, l’homme d’État anticommuniste acharné Albert Sarrault (« le communisme voilà l’ennemi ») se demande :
« Quelle grâce soudaine a conduit l’hérétique d’hier vers une si sage conversion ? Et quelle est exactement la mesure de sa sincérité ?
Si elle a pour cause la constatation évidente que notre pays est encore celui où on vit et où on respire le mieux, félicitons-nous du revirement de ceux qui en avaient tant douté. »
Le changement de ligne du Parti Communiste Français, qui passe d’une ligne gauchiste à une ligne droitière, permet alors la stabilisation des rangs et même un recrutement toujours plus grand. Mais il donne un espace immense aux courants d’ultra-gauche comme les trotskistes, ainsi qu’à l’extrême-droite contestataire avec Jacques Doriot épaulé par Pierre Drieu La Rochelle.
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