La victoire du Front populaire est prétexte à une vague de grèves massive, qui va conforter la dimension de masses du Front populaire. L’effervescence de la victoire a donné du baume au cœur, le courage est assumé, et il y en avait besoin.
Car être un travailleur, en France, dans les années 1930, c’était être mal payé, avec des cadences infernales, des calculs infiniment compliqués du temps et du travail effectués aboutissant à une paie jamais garantie en soi, des licenciements en cas de protestation appuyée, la nécessité parfois de trafiquer ses papiers pour pouvoir être embauché si on était sur une liste noire.
Le 3 mai 1936 avait eu lieu le second tour des élections ; le 11 mai, des grèves éclatent au Havre, dans des usines d’aviation, en soutien à deux ouvriers licenciés pour avoir fait grève le 1er mai. Le mouvement déborde en occupation d’usine et la police est repoussée.
La satisfaction des revendications est immédiatement accordée, grâce à l’intervention du maire radical, mais le mouvement fait tache d’huile. Il y a ainsi une grève à l’usine Latécoère à Toulouse le 13 mai pour la réintégration de trois ouvriers, et là encore le maire, un socialiste, sert d’intermédiaire pour le succès des revendications.
Suit l’usine Bloch à Courbevoie en banlieue parisienne le 14 mai, pour une hausse de salaires. Les aciéries de Longwy s’ajoutent au mouvement, des grèves éclatent à Vénissieux. Les grèves suivies d’occupation s’accumulent.
La démarche prend encore plus d’ampleur en région parisienne à la suite du rassemblement, le 24 mai, de 600 000 personnes à Paris en l’honneur de la Commune de 1871. Léon Blum et présent et Le Figaro se moque de ceux qui sont à ses côtés : le communiste Maurice Thorez (« le rubicond baryton communiste »), le socialiste Bracke (« l’helléniste » [car spécialiste du grec ancien]), le communiste André Marty (« en casquette très prolétaire »), le socialiste Morizet (« le richissime sénateur de Boulogne »).
Le Figaro peut se moquer, car il n’y a aucune tension, et c’est assumé de bout en bout. Voici comment L’Humanité relate l’événement :
« Le peuple de Paris a manifesté sa force immense et invincible. Cette foule magnifique, ardente, de bonne humeur, était animée d’un sentiment de confiance tranquille. La joie éclatait sur tous les visages et la certitude du prochain triomphe. »
Une nouvelle vague est alors apportée par la grève de 30 000 ouvriers de l’usine Renault de Billancourt le 28 mai.
Ce sont les grèves, les occupations, avec toujours la même impression : celle d’avoir, somme toute, le droit de le faire. Lorsque les usines Nieuport d’Issy-les-Moulineaux, en région parisienne, se mettent en grève, le maire communiste de Malakoff s’occupe de leur ravitaillement.
Dans les autres cas, ce sont les masses elles-mêmes qui apportent des vivres, des couvertures, qui passent par des cordes dans les usines occupées : Farman, Fiat, Caudron, Gnome et Rhône, Salmson, Rosengart, Panhard, Goodrich, Talbot, Alsthom…
Quant à la police, elle n’intervient pas, et Léon Blum affirme qu’il n’appellera ni à elle, ni à l’armée. Et pourquoi le ferait-elle ? Tout est extrêmement bon enfant.
Il n’y a pas de Conseils ouvriers, pas de discussions politiques. Les grévistes occupent en discutant de choses et d’autres, en jouant aux cartes ou aux boules, au son de la musique si des chansonniers, des accordéonistes ou des orchestres sont présents, ou bien encore des postes de TSF, des phonogrammes.
Les seules choses interdites réellement, ce sont les alcools forts et la présence des patrons, des directeurs, des ingénieurs. Et rien n’est abîmé, ni dans les usines, ni dans les bureaux.
Par contre, il faut être présent à la grève et à l’occupation, tout le monde est obligé de participer. La pression en ce sens est énorme ; sortir des lieux exige de dire pourquoi et de donner une plage horaire. On dort n’importe comment, à même le sol souvent, mais l’environnement est décoré, de drapeaux rouges et tricolores, et on chante l’Internationale et la Marseillaise.
Bertrand de Jouvenel, un agité sévère de l’extrême-droite, raconte de la manière suivante ce qu’il a vu :
« Tous les débuts de révolution donnent raison à Jean-Jacques Rousseau. Il n’est rien qui mette l’homme de meilleure humeur que d’échapper à l’ennui de sa routine et à la paresse de ses devoirs.
Il rit, il se promène et on se dit qu’il est naturellement bon. Durant trois jours, j’ai été d’usine en usine, j’ai vu des bousculades joyeuses autour de corbeilles de nourriture apportée du dehors.
J’ai entendu applaudir des voix de fausset des imitations de comiques. La grève sur le tas, c’est un pique-nique prolongé. Il faut un effort pour se rappeler qu’on assiste à une bataille. »
Le 2 juin 1936, des secteurs entiers sont en grève : l’alimentation, le textile, la chimie, l’ameublement, le pétrole, la teinturerie, le bâtiment, le papier, l’horlogerie, la métallurgie. Le 5 juin 1936, des travailleurs totalement inexpérimentés dans l’action gréviste basculent, tels les ouvriers agricoles, les coiffeurs, les garçons de café, les employés des salles de spectacles, les vendeurs de journaux, les tenanciers de kiosque.
Les cabarets sont en grève, tout comme les grands magasins parisiens, les cafés-concerts comme les maisons de haute couture, les cinémas comme les boucheries, les théâtres comme les pompes funèbres.
Sont de la partie les marbriers, les maraîchers. Et alors que la pénurie s’installe partout, les gardes mobiles prennent le contrôle des principales rues et des grands carrefours de la capitale.
La France compte alors deux millions de grévistes, avec 12 000 grèves organisées, les 3/4 étant caractérisées par des occupations.
Il y a ici la confluence de deux perspectives. Il y a d’un côté la dimension révolutionnaire populaire, qui a eu comme déclencheur le Front populaire, avec à l’arrière-plan le Parti Communiste Français. Les masses en mouvement portent la révolution.
Il y a de l’autre côté l’expression d’un immense soupir de soulagement dans le cadre d’une pause exigée par tous les travailleurs. On parle ici du rejet d’une pression extrême existante sur les travailleurs.
Cette dimension n’a été comprise par le Front populaire ; elle a été vue, sentie, mais jamais interprétée, et encore moins à haut niveau. Deux idéologies vont par contre se précipiter sur cette question : le catholicisme, d’une part, le fascisme, d’autre part, avec à chaque fois une dénonciation de la « vie moderne », qui va avoir un grand écho dans une France encore largement paysanne ou marquée par la paysannerie.
Les grandes figures de cette critique sont, chez les auteurs fascistes, comme Drieu La Rochelle dans ses innombrables articles, Céline (avec « Voyage au bout de la nuit »), et chez les auteurs catholiques Georges Bernanos et Simone Weil.
Le succès de la France de Pétain quelques années après le Front populaire ne s’explique pas sans saisir comment, malheureusement, les socialistes et les communistes sont totalement passés à côté de la contradiction entre la ville et la campagne, de la contradiction entre le travail manuel et le travail intellectuel.
Voici comment Simone Weil raconte, à sa manière, le sens de la grève de juin 1936, dans la revue gauchiste « La révolution prolétarienne ».
« Enfin, on respire ! C’est la grève chez les métallos. Le public qui voit tout ça de loin ne comprend guère. Qu’est-ce que c’est ? Un mouvement révolutionnaire ? Mais tout est calme. Un mouvement revendicatif ? Mais pourquoi si profond, si général, si fort, et si soudain ?
Quand on a certaines images enfoncées dans l’esprit, dans le cœur, dans la chair elle-même, on comprend. On comprend tout de suite. Je n’ai qu’à laisser affluer les souvenirs.
Un atelier, quelque part dans la banlieue, un jour de printemps, pendant ces premières chaleurs si accablantes pour ceux qui peinent. L’air est lourd d’odeurs de peinture et de vernis.
C’est ma première journée dans cette usine. Elle m’avait parue accueillante, la veille : au bout de toute une journée passée à arpenter les rues, à présenter des certificats inutiles, enfin ce bureau d’embauche avait bien voulu de moi. Comment se défendre, au premier instant, d’un sentiment de reconnaissance ?
Me voici sur une machine. Compter cinquante pièces… les placer une à une sur la machine, d’un côté, pas de l’autre… manier à chaque fois un levier… ôter la pièce… en mettre une autre…encore une autre… compter encore… je ne vais pas assez vite.
La fatigue se fait déjà sentir. Il faut forcer, empêcher qu’un instant d’arrêt sépare un mouvement du mouvement suivant.
Plus vite, encore plus vite ! Allons bon ! Voilà une pièce que j’ai mise du mauvais côté. Qui sait si c’est la première ? Il faut faire attention (…).
Le public, et les patrons, et Léon Blum lui-même, et tous ceux qui sont étrangers à cette vie d’esclave sont incapables de comprendre ce qui a été décisif dans cette affaire.
C’est que dans ce mouvement il s’agit de bien autre chose que de telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle.
Si le gouvernement avait pu obtenir pleine et entière satisfaction par de simples pourparlers, on aurait été bien moins content. Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser.
Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.
Oui, une joie. J’ai été voir les copains dans une usine où j’ai travaillé il y a quelques mois. J’ai passé quelques heures avec eux. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel.
Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croûte.
Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires.
On se promène parmi ces machines auxquelles on a donné pendant tant et tant d’heures le meilleur de sa substance vitale, et elles se taisent, elles ne coupent plus de doigts, elles ne font plus de mal. Joie de passer devant les chefs la tête haute.
On cesse enfin d’avoir besoin de lutter à tout instant, pour conserver sa dignité à ses propres yeux, contre une tendance presque invincible à se soumettre corps et âme.
Joie de voir les chefs se faire familiers par force, serrer des mains, renoncer complètement à donner des ordres. Joie de les voir attendre docilement leur tour pour avoir le bon de sortie que le comité de grève consent à leur accorder.
Joie de dire ce qu’on a sur le cœur à tout le monde, chefs et camarades, sur ces lieux où deux ouvriers pouvaient travailler des mois côte à côte sans qu’aucun des deux sache ce que pensait le voisin.
Joie de vivre, parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine – le rythme qui correspond à la respiration, aux battements du cœur, aux mouvements naturels de l’organisme humain – et non à la cadence imposée par le chronométreur.
Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours. Mais on n’y pense pas, on est comme les soldats en permission pendant la guerre. Et puis, quoi qu’il puisse arriver par la suite, on aura toujours eu ça.
Enfin, pour la première fois, et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines d’autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission. Des souvenirs qui mettront un peu de fierté au cœur, qui laisseront un peu de chaleur humaine sur tout ce métal.
On se détend complètement. On n’a pas cette énergie farouchement tendue, cette résolution mêlée d’angoisse si souvent observée dans les grèves.
On est résolu, bien sûr, mais sans angoisse.
On est heureux. On chante, mais pas l’Internationale, pas la Jeune Garde ; on chante des chansons, tout simplement, et c’est très bien. »
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