Le Front populaire avait pensé mener des mesures fortes, même très fortes, en profitant de l’appui extérieur des masses : un appui tacite, indirect. Cela permettait de se positionner de manière directe. Paul Faure, à la tête du Parti socialiste-SFIO avec Léon Blum prévenait ainsi avant la mise en place du gouvernement :
« L’un des tout premiers actes d’un gouvernement de Front populaire sera de museler les forces bancaires, et de dégager le crédit public du chantage de la haute finance.
C’est la première Bastille à enlever de haute lutte. Si l’on tergiverse, si l’on hésite, si l’on transige, toutes les espérances s’évanouiront. Les masses populaires ne nous pardonneraient pas.
Etablissons au plus vite la semaine de quarante heures sans diminution de salaires. Réquisitionnons les architectes, entrepreneurs, dessinateurs, hygiénistes, ouvriers de toutes professions pour exécuter un plan de travaux sur tout le territoire.
Sanatoria, logements salubres et confortables à édifier au lieu et place des taudis sordides. Ecoles restaurées, modernisées, ouvertes à tous. Elargissement des voies de communication, construction de ponts, suppression des passages à niveau gênants et meurtriers.
Il y a du travail, utile et fécond, pour une génération. Où trouver les milliards indispensables ? demanderont les sceptiques. Ah ! Oui, nous l’avons entendue cette très petite et ridicule objection.
On frappera la matière inerte et insensible des capitaux, autrement dit les deux cent familles. »
Seulement, tout ce programme « idéal » rentre désormais dans le contexte d’une agitation de masse, à l’échelle du pays. Il n’est plus possible d’imaginer des réformes savamment décidées au calme des ministères ; il y a désormais une tension historique.
Peu avant d’être nommé ministre de l’Intérieur, le socialiste Roger Salengro vient donc prévenir les communistes :
« Que ceux qui ont pour mission de guider les organisations ouvrières fassent leur devoir. Qu’ils s’empressent de mettre un terme à cette agitation injustifiée.
Pour ma part, mon choix est fait entre l’ordre et l’anarchie. Je maintiendrai l’ordre envers et contre tous. »
Et, dès sa nomination, Léon Blum appelle les grévistes à voir leurs revendications être satisfaites par la loi seulement. C’est une mise au pas, au nom de la stabilité à tout prix. Déjà, car c’est dans les mentalités socialistes que tout se passe « dans le calme », dans le cadre républicain, de manière formellement posée.
Ensuite, car la pression des forces de droite est immense pour que justement il y ait une ambiance artificiellement électrique. L’antisémitisme est utilisé sans bornes en France alors et il faut ici relater une scène très connue qui s’est déroulée à l’Assemblée nationale.
L’antisémitisme ici exposé est incohérent et malsain, criminel et pervers, une sorte de mélange d’antisémitisme racial et d’antisémitisme catholique traditionnel.
« M. Xavier Vallat. Pour faciliter la tâche de M. le président, je ne poursuivrai pas ce paragraphe et je passerai au dernier.
Il est une autre raison qui m’interdit de voter pour le ministère de M. Blum : c’est M. Blum lui-même.
Votre arrivée au pouvoir, monsieur le président du conseil, est incontestablement une date historique. Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné…
M. le président. Prenez garde, M. Vallat.
M. Xavier Vallat. …par un juif.
(Vives réclamations à l’extrême gauche et à gauche.)
A l’extrême gauche. A l’ordre !
(A l’extrême gauche et à gauche, MM. les députés se lèvent et applaudissent M. le président du conseil.)
M. le président. Monsieur Xavier Vallat, j’ai le regret d’avoir à vous dire que vous venez de prononcer des paroles qui sont inadmissibles à une tribune française.
(Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre.)
M. Xavier Vallat. Je n’ai pas pris cela pour une injure. (Interruption à l’extrême gauche).
M. le président. s’adressant à l’extrême gauche. Messieurs, seul votre silence peut donner quelque autorité à mes observations. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.) Monsieur Vallat, je suis convaincu que, peut-être même chez vos amis, vous ne trouveriez pas une approbation complète de vos paroles qui, permettez-moi de vous le dire, contrastent un peu étrangement avec les déclarations d’un ton si élevé et si noble que nous avons entendues tout à l’heure tomber de la bouche de M. Le Cour Grandmaison.
M. Jean Le Cour Grandmaison. Je n’accepte pas cette opposition, monsieur le président.
(Applaudissements à droite.)
M. le président. Je voudrais donc, par égard pour cette solidarité nationale qui a été tout à l’heure plusieurs fois invoquée, vous prier, d’abord, monsieur Vallat, de retirer ces paroles.
(Vives interruptions à droite.)
A droite. Pourquoi?
M. le président. Messieurs, vous me ferez l’honneur de croire que le jour où l’on attaquerait l’un d’entre vous pour des questions de religion, je le défendrais de la même façon.
(Applaudissements.)
M. le président du conseil. Je demande la parole.
M. le président. Non. C’est à moi seul qu’il appartient de régler l’incident, j’en ai la responsabilité, je veux la prendre.
M. le président du conseil. Permettez-moi au moins de dire un mot.
M. le président. Non, monsieur le président du conseil. M. Xavier Vallat. Je vous demande donc de retirer vos paroles.
M. Xavier Vallat. Mais c’est une constatation historique, monsieur le président ; je demande à m’expliquer.
(Vives interruptions à gauche et à gauche.)
M. le président. Dans ces conditions, pour les paroles que j’ai entendues, je vous rappelle à l’ordre avec inscription au procès-verbal.
(Vifs applaudissements à l’extrême gauche et à gauche – Exclamations à droite.)
M. Xavier Vallat. Messieurs, je ne comprends pas bien cette émotion car, enfin, parmi ces coreligionnaires, M. le président du conseil est un de ceux qui ont toujours – et je trouve cela tout naturel – revendiqué avec fierté leur race et leur religion.
M. le président du conseil. C’est vrai.
M. Xavier Vallat. Alors, je constate que, pour la première fois, la France aura eu son Israël.
(Interruptions à l’extrême gauche.)
M. André Le Troquer. Cela nous change des jésuites.
M. Xavier Vallat. J’ajoute que, contrairement aux espérances de M. Jéroboan Rothschild, il ne se sera pas appelé Georges Mandel.
Messieurs, si notre ancien collègue M. Georges Weill, avec qui j’avais des relations fort cordiales, était ici, il ne manquerait pas de m’accuser, une fois de plus, d’antisémitisme à la Hitler. Mais, une fois de plus, il se tromperait.
Je n’entends pas oublier l’amitié qui me lie à mes frères d’armes israélites. Je n’entends pas dénier aux membres de la race juive qui viennent chez nous, le droit de s’acclimater comme tant d’autres qui viennent se faire naturaliser.
Je dis, parce que je le pense, – et j’ai cette originalité ici, qui quelquefois me fait assumer une tâche ingrate, de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas –
(Applaudissements à droite. – Exclamations à gauche et à l’extrême gauche)
que, pour gouverner cette nation paysanne qu’est la France, il vaut mieux avoir quelqu’un dont les origines, si modestes soient-elles, se perdent dans les entrailles de notre sol, qu’un talmudiste subtil.
(Protestations à l’extrême gauche et à gauche.)
A gauche et à l’extrême gauche. La censure !
M. le président. Monsieur Vallat, président de cette Assemblée, je ne connais, quant à moi, dans ce pays, ni juifs, comme vous dites, ni protestants, ni catholiques. Je ne connais que des Français. (Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre.)
M. Xavier Vallat. Je n’ai pas dit le contraire. J’ajoute que lorsque le Français moyen pensera que les décisions de M. Blum auront été prises dans un cénacle où figureront, à leur ordre d’importance, son secrétaire, M. Blumel, son secrétaire général, M. Moch, ses confidents, MM. Cain et Lévy, son porteplume, M. Rosenfeld, il sera inquiet.
(Exclamations et bruit à l’extrême gauche et à gauche.) »
Toute cette pression, à moins d’y faire frontalement face, exige de louvoyer. Léon Blum pose donc un cadre où tout est neutralisé. Lors d’un meeting au vélodrome d’Hiver, il explique après avoir rencontré les dirigeants du patronat pour mettre un terme aux grèves et aux occupations :
« Au cours des conversations, j’ai constaté de la part des représentants du patronat, un esprit de conciliation, une intelligence de la situation auxquels je veux rendre hommage. »
Le Populaire, l’organe du Parti socialiste-SFIO, souligne que les choses peuvent recommencer, mais améliorées :
« Victoire ! Victoire ! Les patrons ont capitulé.
Quels patrons ? Tous. Une victoire ? Mieux : un triomphe. En vingt ans d’efforts la classe ouvrière n’avait jamais obtenu, jamais peut-être espéré cela. Victorieux, les ouvriers peuvent reprendre le travail. »
Maurice Thorez, à la conférence nationale du Parti Communiste Français, soutient totalement la légalité du processus :
« La classe ouvrière ne doit pas progresser à un rythme accéléré qui risque de l’isoler des autres travailleurs. Notre Parti n’a jamais préconisé l’occupation des usines. Les communistes ne sont pas les adversaires de toute propriété.
L’ordre, c’est le Front populaire. Les communistes ne renoncent à aucun de leurs buts ; mais, pour ne pas échouer en allant trop vite, ils estiment le Front populaire nécessaire pour le moment.
Notre Parti déclare solennellement que l’heure n’est pas à la révolution socialiste, mais à l’effort commun de tous les Républicains. L’heure est aux mesures légales. »
Les lois sont votées. Les congés payés sont votés par 563 voix contre 1, la procédure pour des conventions collectives par 571 voix contre 5, la semaine des quarante heures par 408 voix contre 160. Puis vient la dissolution des ligues d’extrême-droite, par 375 voix contre 192.
Le 14 juillet 1936, 400 000 personnes défilent à Paris des Tuileries à Vincennes, en passant par la place de la Nation où un immense drapeau français flotte depuis la statue de Philippe Auguste. On y retrouve tout le décorum du Front populaire : chants et danses ; drapeaux rouges et drapeaux tricolores ; un bas-relief représentant Staline et un immense portrait de Léon Blum ; des portraits de Marat et de Victor Hugo, de Jaurès et de Voltaire ; des ballons rouges lâchés et des bonnets phrygiens sur la tête.
Le Front populaire, c’est une grève, des revendications que le gouvernement comptait assumer, et toute une culture ambiguë, à la fois pro-gouvernementale et tendant finalement à la révolution.
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