Des élections à la mise en place du gouvernement, il y a un délai de quatre semaines. Le président de la république Albert Lebrun avait proposé à Léon Blum de faire sauter ce délai, en faisant en sorte que le président du Conseil sortant, Albert Sarraut, démissionne.
Léon Blum refusa, afin qu’il n’y ait pas de panique politique ou financière. Cela étant, la haute bourgeoisie profita de ce délai pour sortir des masses très importantes d’argent, par la Suisse ou les Pays-Bas.
La fuite des capitaux est immense : 3,6 milliards de francs en avril, 3,3 milliards en mai, 1,2 milliard en juin. Le processus ne s’arrêtera plus, avec même le vendredi 25 septembre 1936 où c’est 1,5 milliard de franc qui quitte le pays.
Au total, ce sont autour de 60 milliards de francs qui ont quitté le pays, à la fois du capital français et du capital étranger.
Le gouvernement décide alors d’une mesure terrible : la dévaluation. Il y en avait déjà eu une, en 1928, de 80 %, mais cela n’avait pas suffi, chaque gouvernement repoussant une nouvelle mesure en ce sens.
S’il voulait agir dans le capitalisme, le nouveau gouvernement ne pouvait que se placer dans la même perspective. Pour agir différemment, il aurait fallu fermer les frontières et placer l’État au centre du jeu, ce que seul le socialisme et son ennemi le fascisme étaient en mesure de faire.
Ainsi, même s’il a prétendu le contraire, le gouvernement du Front populaire est parti dès le départ du principe qu’il aurait à dévaluer la monnaie.
Il fallait toutefois trouver un moyen de le justifier, surtout que Léon Blum avait expliqué à l’Assemblée nationale, le 6 mai 1936, dans son discours d’investiture, que :
« Le pays n’a pas à attendre de nous ni à redouter de nous que nous couvrions un beau matin les murs des affiches blanches de la dévaluation. »
En réalité, dès le premier jour, c’était prévu, comme Léon Blum l’avouera lui-même à l’Assemblée nationale le 28 septembre 1936, en essayant de faire passer cela pour de la prévoyance quant à une éventuelle hypothèse.
« Or, à ce même moment, arrivait à maturité une conversation que, depuis trois mois déjà, nous avions engagée avec le Gouvernement des États-Unis et avec le Gouvernement britannique.
On nous a dit : « Vraiment, vous aviez commencé cette conversation dès le 6 juin ? Quelle hypocrisie ! Quelle contradiction avec vous-mêmes !… Quelle contradiction entre vos actes et vos paroles ! »
Messieurs, en toute conscience, n’était-ce pas le devoir d’un Gouvernement, même aussi fermement et aussi sincèrement résolu que nous l’étions à tout tenter pour empêcher toute opération monétaire, n’était-ce pas, malgré tout, son devoir de prendre les précautions nécessaires pour que si, malgré lui, il était un jour amené à cette extrémité, elle se présentât dans les conditions les plus favorables pour le pays ? N’était-ce pas le devoir d’hommes de Gouvernement, d’hommes d’état prévoyants ? »
Sur le plan du discours, cela fonctionnait ainsi : comme les États-Unis et le Royaume-Uni avaient déjà procédé à la dévaluation de leur monnaie, il faudrait bien s’entendre avec eux. Ce ne serait pas tant une dévaluation qu’un « alignement monétaire. »
Il était argumenté que cela mettrait fin à la spéculation sur les changes, que pour les exportations et les importations ce serait avantageux étant donné que les autres pays avaient déjà dévalué, etc.
Le haut fonctionnaire Emmanuel Monick raconte de la manière suivante dans ses mémoires quelle était la situation selon lui et comment Léon Blum fit son choix.
« Ou bien, il conservait la parité actuelle du franc, et dès lors la seule voie qui lui est ouverte – qu’il le voulût ou non – était la voie allemande, celle de l’autarcie.
Il serait contraint de recourir à un système toujours plus accentué de restriction des changes, à une économie toujours plus nationale-socialiste, à un réarmement toujours plus limité par les ressources propres de la France.
Dans la course avec l’Allemagne, il partait d’ailleurs battu, car notre pays ne disposait pas à beaucoup près, des ressources en hommes et en matières premières dont jouissait notre voisine d’Outre-Rhin.
Ou bien il décidait de jouer la partie, en accord et avec le soutien des deux grandes démocraties occidentales : l’Angleterre et les États-Unis.
Dès lors, il fallait placer l’économie française en état de symbiose avec le monde libre. La France pourrait ainsi se nourrir de toutes les ressources internationales nécessaires à son activité et à son réarmement.
Mais la condition nécessaire était un alignement du franc sur le dollar et sur la livre.
La vivacité de la réponse de M. Léon Blum me prouva que certains de mes coups étaient allés au but.L. Blum. – C’est fort bien de présenter les deux branches d’un dilemme ! Encore faut-il qu’il y ait un choix ! Or, on m’affirme que la dévaluation du franc entraînera automatiquement des représailles de l’Angleterre et des États-Unis.
E. Mönick. – Nous sommes au cœur du problème. Je suis absolument sûr du contraire.
L. Blum. – Oui, mais moi, comment puis-je en être sûr ?
E. Mönick. – Sondez les États-Unis et l’Angleterre. Demandez-leur si un alignement du franc, excluant toute sous-dévaluation, et par suite toute concurrence indue, peut être acceptée par eux sans aucune contre-manœuvre économique ou monétaire.
L. Blum. – D’accord. Vous êtes attaché financier à Londres. Consultez la Trésorerie britannique. Et rapportez-moi la réponse.
E. Mönick. – C’est exactement le faux départ à éviter. L’homme qu’il faut consulter en premier lieu n’est pas le chancelier de l’Échiquier ; c’est le président des États-Unis.
L. Blum. – Pourquoi Roosevelt d’abord ?
E. Mönick. – Parce que si nous commençons par Londres, le gouvernement britannique consultera immédiatement Washington. De toute façon la réponse décisive viendra de la Maison Blanche. En commençant par la Grande-Bretagne nous perdons du temps. Nous perdons aussi l’occasion de présenter notre cas directement et sous le meilleur jour à Roosevelt. Or je connais assez le président des États-Unis pour croire qu’il dira « oui ». Et quand le président Roosevelt aura dit « oui », le gouvernement britannique ne pourra dire « non ». Mais Léon Blum demanda à réfléchir. »
Ce dont il s’agit ici en pratique, c’est de l’internationalisation du capital, et d’une tentative d’aligner économiquement la France sur les États-Unis et le Royaume-Uni. Immanquablement, on ne peut que remarquer que ce sera exactement la ligne des socialistes après 1945. L’alignement américain est une obsession socialiste dans les années 1950-1960.
Le 25 septembre 1936, un accord monétaire international est réalisé par la France avec le Royaume-Uni et les États-Unis, avec même l’espoir de parvenir à des compagnies privées de commerce et de finance qui soient communes aux trois pays.
Le gouvernement présente cela à la population comme un grand succès :
« La loi monétaire aligne le franc sur la plupart des monnaies des autres pays. Elle marquera le début d’une ère de redressement économique et de prospérité ; mais à la condition que ces prix demeurent relativement stables. Il n’y a d’ailleurs aucune raison qu’il en soit autrement. »
Le même jour, Léon Blum explique lors d’une conférence de presse à l’Hôtel Matignon que l’accord a une portée mondiale, faisant de l’alignement sur les États-Unis la garantie de la paix mondiale.
« Je crois que c’est la première fois dans l’histoire que trois grandes Puissances signifient à l’opinion universelle, par un acte public, leur volonté d’entreprendre un effort commun pour le rétablissement dans le monde de rapports monétaires et économiques normaux et d’arriver ainsi à cette espèce de pacification matérielle qui est la condition et le prodrome d’une pacification politique. »
Et au début du mois d’octobre 1936, le franc dit Poincaré, dont la valeur était 65 grammes d’or, est remplacé par le franc dit Auriol, dont la valeur est 43 à 49 grammes d’or. Le Franc a perdu 35 % de sa valeur.
Afin de stabiliser la situation, le commerce de l’or est gelé, ceux qui en possèdent plus de 200 grammes pouvant soit le vendre à la Banque de France (à la valeur pré-dévaluation), soit payer une taxe.
On est en effet encore à une époque où la valeur d’une monnaie se relie à la possession de l’or (les États-Unis possédaient la moitié de l’or mondial, cinq autres pays se partageant littéralement le reste : le Royaume-Uni, la Suisse, les Pays-Bas, la France et l’URSS).
Dans la foulée, trois pays modifieront le cours de leur monnaie pour suivre le rythme : les Pays-Bas (le florin, qui perd 22 % de sa valeur), l’Italie (la lire, qui perd 41 %) et la Suisse (le franc, qui perd 30 %).
Le gouvernement du Front populaire procède également à une baisse des droits de douanes, de 15-20 %, sur toute une série de marchandises, amenant un boom des importations (+37 % en six mois). C’est dans la même perspective de faire de la France un territoire accueillant pour l’économie capitaliste.
Cela fonctionne relativement : la production industrielle remonte de 30 % en trois mois, le nombre de chômeurs passe de 756 000 à 588 000. Mais si une bonne partie des nouveaux emplois est dans la moyenne et grande industrie (usines de plus de cent travailleurs), un tiers de ceux-ci sont dans les chemins de fer, preuve qu’on n’est pas dans une effervescence généralisée, mais bien davantage dans un aménagement.
Et cette tentative de relance par la dévaluation est bien sûr payée par les masses, au final. Celles-ci s’aperçoivent qui plus est que l’inflation est très forte, à quasiment 20 %, ce qui annule dans les faits les hausses de salaire obtenues.
La fin de l’année 1936 est donc marquée par une vive agitation, et dans ce contexte les organisations patronales refusèrent fin novembre de continuer les discussions avec les syndicats. On est dans une situation où il y a des licenciements massifs de délégués du personnel, comme réponse aux revendications toujours plus pressantes.
Cela obligea le gouvernement à rendre obligatoire en décembre 1936 la procédure d’arbitrage et de conciliation avant toute grève. Mais cette tentative « moderne » de résoudre les conflits se déroulait dans un contexte de crise générale du capitalisme. La déroute du Front populaire s’annonçait.
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