Le PCF en 1936 et le « réalisme français » de Louis Aragon

Le prestige du Parti Communiste Français est immense auprès des intellectuels en 1936. Toutefois, il se fonde sur un malentendu, et le rapport des intellectuels avec le Parti sera au moins ambigu si ce n’est conflictuel à un moment donné.

Le symbole le plus emblématique, c’est André Gide (1869-1947). Il se prend de passion pour le communisme et étant un auteur très connu, il est accueilli à bras ouverts. Or, c’est un auteur totalement décadent. Venant de la bourgeoisie protestante et homosexuelle, il dénonce le protestantisme dans son roman La Symphonie pastorale (1919), et il a un immense succès d’estime pour le roman expérimental – moderniste Les Faux-monnayeurs (1925).

Ce dernier roman est en fait une ode à la pédérastie, présentée de manière cachée ce qui fait que seules les études sérieuses comprennent que c’est le cœur du roman. Il n’est donc guère étonnant qu’il ait été horrifié de l’URSS à sa visite, et qu’il ait écrit un Retour de l’U.R.S.S., vendu à 150 000 exemplaires, qui est un brûlot anticommuniste.

Le pendant d’André Gide, c’est Louis Aragon. C’est un bourgeois aux prétentions avant-gardistes. Mais comme il décide de se plier aux exigences du Parti, il rompt avec les surréalistes, qui vont eux surtout se tourner vers le trotskisme ou une forme culturelle d’anarchisme. Son grand ami est Pierre Drieu la Rochelle, auteur d’une charge révolutionnaire réelle, mais qui va se corrompre et tomber dans le fascisme, pour le regretter finalement.

Louis Aragon, lui, va faire carrière dans le Parti Communiste Français, dont il devient au fur et à mesure des années 1930 l’écrivain pour ainsi dire officiel. Après une période gauchiste au début des années 1930, il interprète à sa manière le réalisme socialiste de l’URSS et prône un « réalisme français ».

Le réalisme socialiste affirme qu’il est social dans son contenu, national dans la forme, car conforme à l’héritage culturel historique. Louis Aragon déforme tout cela ; il considère que le réalisme c’est parler de choses vraies, et que pour le faire il suffit d’être ancré dans une lecture patriotique, pour ne pas dire nationaliste des choses.

En fait, Louis Aragon assimile le réalisme au fait d’être raisonnable, d’utiliser la raison pour voir les choses, et il affirme que ce combat pour la vérité dans la présentation des choses a toujours existé en France, dans le peuple et contre les dominants. D’où la fascination pour Jeanne d’Arc, exemple de réalisme dans une situation bloquée du point de vue non-réaliste des dominants :

« le pouvoir sans cesse menacé des rois, des seigneurs divisés, laisse à une bergère le soin de sauver le sol de France de l’invasion étrangère »

Pour Louis Aragon, le socialisme permet d’être vrai, de dire vraiment les choses, et on comprend que des références soient Émile Zola (avec Germinal) et Victor Hugo (avec Les châtiments, des poèmes contestataires). Voici sa vision des choses :

« Nous envisagerons l’histoire de l’art tout entière, et celle ici, de la peinture, comme l’histoire du réalisme qui veut prendre corps, qui est le sens de cette histoire, et contre lequel se liguent à la fois les conditions sociales, les conceptions philosophiques qui en découlent, les restrictions de la liberté, et dans le créateur même ces forces obscures qu’il porte avec lui, et qui détournent à sa naissance la force créatrice de son but naturel qui est l’expression de l’homme et la perpétuation de la vie. »

Le Parti, le prolétariat, le socialisme… Tout cela, ce sont des supports pour être vrai en tant qu’écrivain. On comprend que Louis Aragon n’aura aucun problème à liquider la figure de Staline, au nom d’une histoire purement « française ». Il a une lecture « patriotique » de la réalité, qui est celle de Maurice Thorez et qui va façonner tout le Parti Communiste Français.

Si on est patriote, alors on est dans le vrai :

« Ainsi croyez m’en, tous les mouvements de l’art dans son histoire aux mille retours tendent au triomphe de la réalité, et d’abord de celle où baigne l’artiste, la réalité nationale. Et le chemin des artistes, des écrivains de France pour poursuivre l’effort de connaissance des siècles passés est nécessairement le réalisme français. »

Louis Aragon fait ainsi de Jean Siméon Chardin, un peintre du 18e siècle au réalisme formel, plat, sans vie réelle, « le peintre le plus français que le monde ait connu ». Il fait de Denis Diderot « le meilleur critique d’art de tous les temps », et il dit de son roman Jacques le Fataliste, qu’il « demeure jusqu’à aujourd’hui, en face et au-dessus des œuvres vulgairement réalistes, l’un des plus hauts essais de rendre la vie telle qu’elle est, dans sa complexité désespérante et merveilleuse ».

C’est là littéralement une interprétation national-révolutionnaire, qui correspondre à la ligne du Parti Communiste Français d’opposer le peuple à l’oligarchie, la nation aux deux cents familles vendus à l’étranger (nazi allemand et fasciste italien), et de faire de la révolution française l’exemple même de révolution populaire.

D’où, non pas le réalisme socialiste, mais une conception organique du réalisme vu par le prisme national :

« Oui, je dénie la qualité française à la prose de Coblentz, à la prose des Versaillais, à la prose des Factieux de 1935. Tout ce qui est le produit, même impérieux, de l’exploitation de l’homme par l’homme, tout ce qui pousse, fût-ce une rose, sur le fumier et du fumier du capital, n’est pas plus caractéristiquement français que n’est caractéristiquement français un canon Schneider en face d’un canon Krupp ou Vickers. »

En apparence, cela pose la question de la substance de la littérature, qui ne peut effectivement naître que dans le vrai, le nouveau, le positif, mais Louis Aragon a une conception nationale-révolutionnaire.

Le caractère abstrait de sa démarche fit que Louis Aragon fut toujours trouvé acceptable par la bourgeoisie ; il reçut le prix littéraire Renaudot en décembre 1936 pour son roman Les Beaux Quartiers, second roman d’une série appelée « Le monde réel » (Les Cloches de Bâle, Les Beaux Quartiers, Les Voyageurs de l’impériale, Aurélien qui parle de Pierre Drieu la Rochelle et Les Communistes).

Avec le Front populaire, Louis Aragon s’installa définitivement comme intellectuel « littéraire » du Parti Communiste Français ; naturellement, il s’empressera dès le milieu de 1950 de rejeter totalement son « réalisme français » pour le remplacer par une sorte de libéralisme patriotique.

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