Si l’affirmation de l’ultra-gauche était due à une erreur tactique, il en va tout autrement de l’émergence du Parti populaire français et du développement du Parti social français. Là, la question est stratégique.
C’est que l’ultra-gauche jouait sur l’impatience et ne jouait qu’à la marge. C’est un phénomène parasitaire, qui joue le rôle de cinquième colonne du capitalisme dans les rangs révolutionnaires.
Il en va tout autrement de deux structures puissantes, posant une perspective de masse en termes d’influence, de culture. Ce sont des concurrents directs, de type fasciste, au Parti Communiste Français.
On ne parle pas simplement de deux mouvements d’extrême-droite, car ceux-ci, lorsqu’ils restent « à l’ancienne », sont en mauvaise posture en général, justement. Ils parviennent bien à mener une propagande intense, avec une presse très forte, il est vrai.
Fin novembre 1936, le ministre de l’Intérieur Roger Salengro se suicide justement, n’en pouvant plus des attaques de la presse d’extrême-droite affirmant qu’il aurait déserté pendant la première guerre mondiale. L’émotion est très forte : 500 000 personnes défilent à Paris, autant à Lille.
Cependant, ces mouvements « à l’ancienne », l’Action française en tête, ne peuvent en définitive qu’épauler un coup d’État militaire, ils n’ont nullement les moyens matériels ou idéologiques d’aller plus loin.
Le Parti populaire français et le Parti social français impulsent quant à eux une ligne nouvelle, adaptée à l’ère des masses.
Le Parti populaire français a comme dirigeant Jacques Doriot, qui fut un important dirigeant du Parti Communiste Français. Il profite des événements de février 1934 pour rompre avec le parti et se lancer dans une campagne pour un comité d’action avec le Parti socialiste, sur une base antifasciste.
Si, en apparence, on a une ligne d’unité antifasciste, c’est en réalité une manœuvre contre la bolchevisation du parti et à sa progression idéologique. Déjà, deux autres opportunistes avaient été éjectés au début des années 1930 : Henri Barbé (qui dirigeait le parti) et Pierre Celor (s’occupant de l’appareil).
Comme il est maire de Saint-Denis, il utilise pour cela l’hebdomadaire communiste local, L’Émancipation, dont il prend le contrôle en 1934 et qui devient un prétendu « Organe central de l’unité totale des travailleurs ».
Dans L’Émancipation datée du 21 juillet 1934, dans un article intitulé pas moins que « Pour un parti unique », Jacques Doriot affirme ainsi :
« Après quinze ans d’expériences décevantes de la 2e Internationale et d’impuissance révolutionnaire de la 3e dans les plus grands pays d’Europe, il convient de rechercher si les formules de 1919 sont encore justes.
Il convient de procéder à une révision générale des valeurs. Il convient de rechercher pourquoi dans des murs économiquement et socialement portés au socialisme, c’est le fascisme qui gagne le pouvoir et écrase brutalement la classe ouvrière, au moment où elle devrait jouer son rôle historique. »
Jacques Doriot commence alors à utiliser Saint-Denis comme un royaume indépendant. L’Émancipation y tire à 7000 exemplaires, et 4000 au niveau national, et pendant la vague de grèves et d’occupation, il soutient matériellement les grévistes depuis la mairie, fournissant notamment 130 000 repas, insistant par contre sur « l’indépendance » politique nécessaire.
Jacques Doriot apparaît alors comme un levier possible à utiliser contre le Front populaire et de nombreux banquiers, dont le chef de la banque Worms, décident de le financer. Cela aboutit à la naissance du Parti populaire français, le 28 juin 1936, que rejoindront justement Henri Barbé et Pierre Celor, les dirigeants du Parti Communiste Français éjectés avant lui.
Voici alors ce que raconte Jacques Doriot dans la salle des fêtes de la mairie de Saint-Denis, à l’occasion de la fondation de son mouvement :
« Lorsque vous lisez les œuvres de Marx et Engels, que vous êtes jeunes, que l’expérience ne vous a pas encore tanné la peau, vous vous trouvez pris par ces raisonnements magnifiques et grandioses.
Et puis, peu à peu, à mesure que vous vous enfoncez dans la vie, soit que vous y soyez un simple observateur, soit que vous ayez, comme les Russes, les leviers de commande en main, vous vous apercevez que ces doctrines, formidablement étudiées, oublient le facteur humain, qu’elles ne tiennent aucun compte de la nature de l’homme, qu’elles ne tiennent aucun compte des inégalités profondes entre les facultés des humains.
L’erreur fondamentale du marxisme est de croire que le milieu économique forme complètement le milieu social, que l’homme est le produit exclusif de son milieu économique.
Or, cette affirmation n’est que partiellement vraie. Car il faut tenir compte qu’en-dehors de l’impulsion qu’il reçoit du milieu économique, l’homme obéit à un certain nombre de lois naturelles. »
C’est là une thèse extrêmement proche de celle de Jean Jaurès, dans une version nationaliste tournant au racisme. Le Parti Communiste Français comprit la menace, parvenant à le faire battre à la mairie à l’élection municipale de 1937 (provoquée par une intervention du gouvernement). Jacques Doriot ayant démissionné de son mandat de député la même année, il ne put pas le reconquérir non plus face au Parti Communiste Français.
Ce dernier tenta par ailleurs d’empêcher les meetings du Parti populaire français, mais le prestige de Jacques Doriot permettait à la manne financière des banquiers d’être relativement efficaces. Le Parti populaire français revendiquait 15 000 adhérents au début juillet, 50 000 membres au 1er août 1936, 101 000 fin octobre, 120 000 fin novembre.
Voici le serment qui devait être prêté par tout nouvel adhérent :
« Au nom du peuple et de la patrie, je jure fidélité et dévouement au Parti populaire français, à son idéal, à son chef – je jure de consacrer toutes mes forces à la lutte contre le communisme et l’égoïsme social. Je jure de servir jusqu’au sacrifice suprême la cause de la révolution nationale et populaire d’où sortira une France nouvelle, libre et indépendante. »
L’hebdomadaire L’Émancipation se serait vendu à 250 000 exemplaires en juillet, rien que dans la région parisienne. L’autre place forte était Marseille, où le mouvement s’organise par l’intermédiaire de Simon Sabiani, ancien combattant « héroïque » de la première guerre mondiale devenu député-maire de Marseille en s’appuyant sur toute une ribambelle de truands et mafieux.
Cette émergence du Parti populaire français posait, de fait, un véritable problème pour le Parti Communiste Français, de par l’anticommunisme à prétention révolutionnaire d’un tel mouvement « activiste ».
Et un autre mouvement apparaissait également, sans la dimension « révolutionnaire », mais avec une capacité bien plus grande en termes de nombre et d’affrontements : le Parti social français.
Juste avant la victoire électorale du Front populaire, la pression de celui-ci avait abouti à la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées. Dans ce cadre, le mouvement des Croix-de-Feu du François de La Rocque était interdit.
On parle ici de la « ligue » d’extrême-droite la plus importante. Mais la plus importante de ces ligues était les Croix de Feu. On peut considérer qu’au milieu des années 1930, François de La Rocque disposait de 15 000 personnes à Paris et de 20 000 en province, alors que les Jeunesses Patriotes et la Solidarité française avaient dans leurs rangs chacun autour de 5 000 personnes, l’Action française de 4 000 personnes, le Parti français national-communiste de 2500 personnes, le Parti franciste de 1000 personnes.
Les Croix-de-Feu, qui n’avaient pas participé à la tentative de prendre l’Assemblée nationale d’assaut le 6 février 1934 malgré leur présence nombreuse, tentèrent d’échapper à l’interdiction en se présentant comme un parti, le Mouvement social français.
En juin 1936, le gouvernement du Front populaire fit que l’interdiction se réalise en tant que tel, et les Croix-de-Feu devinrent alors le Parti social français en juillet 1936. C’est un mouvement de masse : 450 000 membres en 1936, 800 000 en 1937, 1,2 million en 1938.
C’est un mouvement qui se veut républicain et légal : en 1936, il revendique déjà 12 députés. 6 furent élus en tant que PSF. : Jean Ybarnégaray en tant que député de Mauléon (Pyrénées-Atlantiques), François, prince de Polignac, en tant que député du Maine-et-Loire, Paul Creyssel en tant que député de la Loire venu des radicaux, Eugène-Gaston Pébellier en tant que député de la Haute-Loire, François Fourcault de Pavant en tant que député de Seine-et-Oise, Fernand Robbe en tant que député de Seine-et-Oise.
C’est aussi un mouvement qui dispose d’une organisation interne extrêmement développée dépendant directement du Comité directeur et consistant en les Groupes mobiles de propagande, qui prirent par la suite le nom d’Équipes volantes de propagande. Il y a des armes très nombreuses, et même une aviation, des groupes coordonnés capables d’intervenir, etc.
Le reste de l’extrême-droite reprochera toujours à François de La Rocque de disposer d’une masse de gens prêts à l’action, mais sans jamais agir. Il n’empêche que le Parti social français était prêt en cas d’explosion sociale et formait concrètement un immense obstacle à quiconque voulait avancer sur le plan révolutionnaire.
Le Parti social français relève d’une approche « basiste » de l’extrême-droite, avec donc une grande prudence dans l’action, mais avec des capacités d’interventions brutales. C’est ce mouvement qui pose les bases pour une « droite » de masse épaulant des activistes « durs », comme le Rassemblement Populaire Français de de Gaulle avec le Service d’action civique, le RPR de Jacques Chirac, etc.
L’ambition de François de La Rocque était d’ailleurs de poser un Parti social français comme un parti anti-parti, comme un mouvement qui ne fait que rétablir ce qui serait sain et naturel dans la Nation. Cela est défini comme suit :
« L’ordre français a toujours reposé sur trois éléments : TRAVAIL, FAMILLE, PATRIE.
Trois mots qui à nos yeux résument tout.
Trois éléments indissolubles qui se tiennent, se soutiennent et sans quoi rien ne tient plus.
Nous sommes des réalistes. Réhabiliter le Travail, défendre la Famille, sauver la Patrie : telle est la devise du Parti Social Français. »
De fait, dans les statuts du Parti social français, on a ainsi une devise qui sera reprise, plus tard, par le régime de Vichy :
« La devise du parti est : « L’Ordre par la Famille et le Travail pour la Patrie. »
François de La Rocque à la tête des Croix-de-Feu fut dénoncé de manière très régulière dans L’Humanité, comme la grande figure du fascisme français (ce que récusent les historiens bourgeois par ailleurs). Et en 1936, son mouvement se réorganise, prenant une dimension de masse, sans pour autant que les agressions et les « coups de main » ne cessent.
Cela et le Parti populaire français se prétendant « révolutionnaire » forment deux obstacles massifs venant barrer la route à toute ambition du Parti Communiste Français. Cela renforce forcément l’idéologie de la capitulation, du compromis avec la République.
Et c’est le Parti Communiste Français qui est doublement coupable, en n’ayant pas su gérer le cas Jacques Doriot, un opportuniste qui a pu faire de Saint-Denis une base pour ses projets, et en étant incapable de faire en sorte que le Front populaire se confronte réellement aux Croix-de-Feu et procède à leur écrasement.
Cela conditionne toute la situation du Parti Communiste Français jusqu’au déclenchement de la guerre avec l’Allemagne nazie.
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