Le 21 février 1937, Léon Blum est de passage à Nantes. Il reprend la ligne de son satisfecit :
« La France, depuis cinq ans, traversait une grave crise sur laquelle s’étaient penchés les docteurs qui, comme les médecins de Molière, disaient que pour guérir le malade, il fallait le saigner, le purger et bien d’autres choses encore. Le pays n’a pas voulu plus longtemps de tels remèdes.
Ce sont les hommes du 6 février qui, par leur assaut armé contre les forces républicaines, ont créé le Rassemblement populaire. C’est le peuple lui-même qui a voulu le Front populaire. Voilà comment nous sommes parvenus au pouvoir et comment nous y resterons. Même s’ils revenaient au pouvoir, nos adversaires oseraient-ils pratiquer la politique condamnée par le pays ? Il faut qu’on sache que l’ordre établi en France est sain. »
Toutefois, début mars 1937, la tension est redevenue palpable. Tout le monde est à cran : la bourgeoisie qui a dû céder du terrain, l’extrême-droite qui voit qu’elle peut recommencer à provoquer brutalement, les travailleurs qui ont perdu une partie significative de leur pouvoir d’achat.
Marcel Déat, le socialiste traître devenu « néo-socialiste » par opportunisme pro-gouvernement (en général) et qui s’aligne toujours plus sur le fascisme, constate alors :
« Pendant quelques mois, l’optimisme gouvernemental put s’en donner à coeur joie et l’on ne cessa d’expliquer à l’opinion que désormais les bases de notre économie étaient redevenues saines, que la trésorerie était pourvue, que le budget allait être équilibré, que le franc était à jamais stabilisé. Aux alentours du 5 mars 1937, tout cela s’effondra soudain. »
Tous les opposants au Front populaire pensent que le tournant est passé, que désormais c’est une question de temps avant que le gouvernement ne tombe. Le radical Jean Fernand-Laurent, qui est résolument tourné vers la droite dans sa variante nationaliste, formule ainsi sa pensée à l’Assemblée nationale :
« La reprise ? Une duperie. Le nombre de faillites diminuées ? C’est que la loi rend impossible l’exécution des débiteurs. Le nombre des wagons chargés augmente ? Cela témoigne simplement de l’importance de nos importations. Le nombre de chômeurs paraît avoir diminué de 70 000, mais nous avons 70 000 hommes de plus sous les drapeaux. Et si la production sidérurgique s’accroît, c’est à cause de l’effort pour la Défense nationale. La seule reprise incontestable sous le gouvernement du Front populaire, c’est celle des marchands de canon. »
Pour faire simple : tous les opposants au Front populaire accuse celui-ci d’être incompétent en économie, de mener des réformes aventuristes, et de précipiter le pays à la guerre. Le Parti Communiste Français, en particulier, est dénoncé comme une force de décomposition du pays – ce à quoi celui-ci répond par une ligne encore plus patriotique pour se dédouaner.
Le gouvernement est obligé de reculer sur toutes les lignes. Il permet le commerce de l’or, il se refuse de prendre de nouveaux crédits pour ses projets sauf en ce qui concerne un emprunt pour la Défense nationale. Autrement dit, c’est le tournant de la rigueur, et le retour au laisser-faire pour la finance.
Il s’agit d’essayer de convaincre la bourgeoisie de relancer la machine économique, elle qui a fait en sorte qu’autour du quart de son argent dans les banques françaises soit désormais en dollars, en livres sterling, en francs suisses, en florins.
Et c’est au moment de ces reculs que se produit le drame de Clichy, en banlieue parisienne. Les ex-Croix de feu, désormais Parti social français, avaient décidé d’y tenir une réunion, le 16 mars 1937, au cinéma Olympia. Le thème choisi est La Bataille, d’un roman de Claude Farrère, un auteur orientaliste et militariste extrêmement prolixe et très célèbre dans l’entre-deux guerres. Lui-même membre des Croix de feu, il avait écrit La Bataille en 1909 ; le roman traite de la bataille navale russo-japonaise de Tsushima en 1905.
L’initiative est bien entendu une provocation ; tant le maire socialiste Charles Auffray que le député communiste Maurice Honel ont demandé l’annulation de la réunion. Celle-ci rassemble 300 personnes, mais il y a 7 000 opposants, qui tentent de prendre le lieu d’assaut. La police intervient, faisant 5 morts (Émile Mahé, Arthur Lepers, René Chrétien, Marcel Cerrutti et Victor Mangemann) et 200 blessés.
Le ministre de l’Intérieur Marx Dormoy se rend sur place, et au moment où il arrive le directeur du chef du cabinet du gouvernement, André Blumel, se prend deux balles. Léon Blum se précipite pour le voir à l’hôpital en revenant de l’opéra, alors que des fusillades éclatent pendant plusieurs heures à Clichy, jusqu’à l’hôtel de ville où les manifestants se sont barricadés. Parallèlement, des scènes similaires se déroulent à Asnières, non loin.
La tension est énorme à Clichy, l’agitation intense dans la banlieue rouge. Une expression politique se retrouve dans La Jeune Garde, organe des Jeunesses socialistes de la Seine, qui tire à boulets rouges sur le gouvernement dans son numéro spécial :
« Huit milliards pour l’emprunt – Cinq morts à Clichy – L’argent de la bourgeoisie se paie avec le sang des ouvriers. »
La sanction tombe rapidement : l’auteur de ce titre, Lucien Weitz, est exclu, tout comme 21 membres dirigeants des Jeunesses socialistes de la Seine, par le Comité national mixte, au lendemain de la Conférence nationale des Jeunesses socialistes à Creil fin mars 1937. Quant à la Fédération de la Seine des Jeunesses socialistes, elle est dissoute.
Que faire, par contre, du côté de Léon Blum et du Parti Communiste Français ? Le premier reçoit chez lui Maurice Thorez et Jacques Duclos, et il est décidé de maintenir l’unité. Les manifestations sont interdites, sauf celles du Front populaire à Clichy et au Magic City à Paris. Léon Jouhaux, le dirigeant de la CGT, est sur la même longueur d’ondes.
Le Parti Communiste Français attribue la situation à l’extrême-droite, appelant en même temps à prolonger l’effort pour une police républicaine :
« Mardi soir, 16 mars, à Clichy, se tenait une réunion du Parti Social Français. Des travailleurs ont été tués, d’autres ont été blessés, alors qu’ils manifestaient contre cette provocation de guerre civile. Des chefs de la police, où les fascistes bénéficient de complicités certaines, ont fait tirer sur les contremanifestants « qui avaient répondu à l’appel du comité local du Front populaire ».
Cinq morts, plus d’une centaine de blessés : tel est le bilan des événements tragiques de Clichy dont les hommes du 6 février portent l’écrasante responsabilité.
Le Parti communiste n’a cessé de dénoncer les agissements du colonel-comte de La Rocque et de Doriot qui provoquent à la lutte entre Français et veulent créer une atmosphère de guerre civile dans le pays. En provoquant les travailleurs, les chefs fascistes visent à compromettre l’œuvre sociale du Front populaire, à empêcher que les légitimes revendications du peuple soient satisfaites.
Derrière les fauteurs de troubles aux mains rouges du sang des travailleurs, il, y a les trusts, les puissances d’argent qui organisent la vie chère, refusent le rajustement des salaires, traitements, pensions, ne veulent pas que les vieux travailleurs bénéficient d’une retraite bien gagnée pas plus qu’ils ne veulent faire droit aux justes revendications des commerçants et des paysans de France.
A bas la guerre civile ! que cherchent les factieux. Il faut en finir avec ces groupements de désordre ; il faut en finir avec les chefs de la police qui favorisent leurs menées. Il faut faire passer le souffle républicain dans les cadres de la police et de l’administration. Les responsables du sang versé à Clichy doivent être frappés. Le peuple de France veut l’ordre et la tranquillité, il veut vivre en paix dans le travail et le respect de l’ordre républicain.
Afin de mettre hors d’état de nuire ceux qui veulent troubler l’ordre en France pour favoriser les desseins d’asservissement de notre pays que poursuit le fascisme international, nous demandons, en application du «programme du Front populaire» :
Le désarmement et la dissolution des Ligues factieuses camouflées en partis ;
L’épuration des cadres de la police et de l’administration. Peuple de France, en présence de cette nouvelle attaque de tes ennemis, c’est de ton union que dépend la sauvegarde de l’ordre et de la liberté.
Vive l’unité d’action de tous les partisans de la liberté et de la paix, radicaux, démocrates, syndiqués, socialistes, communistes ! Vive l’union de la Nation Française contre les fascistes fauteurs de troubles et contre leurs complices !
Le Parti communiste français. »
L’appel pour le cortège funéraire est du même esprit. 300 000 personnes sont présentes à Clichy. Voici l’appel communiste.
« Peuple de Paris !
Tu vas, cet après-midi, en un émouvant cortège, accompagner à leur dernière demeure les morts de Clichy : Émile Mahé, Arthur Lepers, René Chrétien, Marcel Cerrutti et Victor Mangemann, dont les noms sont venus s’ajouter à la liste de tous ceux qui sont tombés pour la cause de la liberté et de la paix.
Toi, peuple de Paris, à l’âme si sensible, toi que guide un noble idéal de liberté, de justice sociale et de paix, tu seras une fois de plus fidèle à ton glorieux passé en faisant de grandioses funérailles à tes morts dont les familles sont entourées par toi d’une affectueuse solidarité.
Toi, peuple de Paris, qui, en février 1934, arrêtas par ton élan généreux l’assaut du fascisme assassin et qui te dressas frémissant contre toutes les entreprises de tyrannie et de violence, tu signifieras par l’ampleur de ta manifestation aux fauteurs de troubles et aux chercheurs d’aventures, que tu ne veux pas du fascisme, que tu veux la dissolution des ligues de guerre civile dont les agissements criminels sont à l’origine des événements tragiques de Clichy.
Les hommes du fascisme voudraient rayer d’un trait de plume toutes les conquêtes sociales du Front populaire.
Ils voudraient aussi, foulant aux pieds les plus nobles sentiments filiaux, empêcher que les vieux travailleurs de France ne soient pas laissés à l’abandon ; ils voudraient empêcher qu’une retraite bien gagnée soit accordée aux vieux de la ville et des champs.
Ils voudraient diviser le Front populaire pour ramener notre pays aux jours les plus sombres de la réaction.
Toi, peuple de Paris, tu ne veux pas cela !
Tu veux vivre dans l’ordre, dans la paix et la liberté par ton travail. Tu veux que soient mis hors d’état de nuire ceux dont l’intérêt est d’empêcher le relèvement économique du pays.
Tu veux qu’en dissolvant les ligues, Paris retrouve le calme et puisse recevoir dignement les étrangers qui se préparent à visiter l’Exposition.
Tu veux qu’on en finisse avec les provocations d’un La Rocque qui menace de fomenter des troubles et fait appel à la guerre civile. Tu veux qu’on en finisse avec un Doriot complice de La Rocque et agent de l’hitlérisme en France.
Tu veux que ces fauteurs de désordre ne puissent pas trouver de concours dans les rouages de l’administration de l’Etat et de la haute police, dont tu réclames l’épuration.
Tu veux que le fascisme assassin ne puisse plus jamais faire couler le sang de tes enfants.
Peuple de Paris !
En masse cet après-midi derrière les cercueils des cinq martyrs de Clichy pour honorer leur mémoire et signifier avec force que la France restera libre.
Le Parti communiste français. »
Le Parti Communiste Français apporte également son soutien à l’Assemblée nationale : le gouvernement y demande la confiance. Il l’obtient par 362 voix contre 215. La première catastrophe est passée.
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