Pourquoi Léon Blum tente-t-il de reformer un gouvernement, alors que les radicaux ont clairement commencé à s’éloigner du Front populaire et pratiquent une hostilité toujours plus frontale envers les communistes ?
C’est qu’au même moment, l’Allemagne nazie procède à l’annexion de l’Autriche. Les socialistes s’empressent alors de se présenter comme les seuls à même de relever le pays et de relancer l’armement ; ils insistent donc sur leur capacité à gouverner.
Les communistes, eux, appartiennent à l’Internationale Communiste et quoi qu’ils voudraient faire, ils sont obligés de s’aligner résolument vers la question de la guerre et du soutien à l’Espagne républicaine.
C’est là la véritable cassure interne au Front populaire, ce qui n’a nullement été vu alors (ni même après et jusqu’ici).
L’interprétation de la situation a imposé la fracture – pour les socialistes, le capitalisme peut être organisé et la guerre est évitable, alors que pour les communistes (si ce n’est français du moins dans l’Internationale Communiste), la guerre de repartage du monde est inévitable.
Voici donc l’argument que Léon Blum fournit aux socialistes :
« Le moment est venu de lancer un appel à tous les Français, à tous à l’exception de ceux qui s’excluent eux-mêmes en conspirant contre les institutions de la République. Ce n’est pas l’union sacrée, comme il y a vingt ans, l’union pour faire la guerre, mais l’union nationale pour empêcher la guerre. »
Et pour réussir son entreprise, Léon Blum se tourne vers la droite. Une centaine de députés de droite ont justement exposé au président de la République Albert Lebrun que « l’heure de l’union française a sonné ». Il convoque alors tous les députés de l’opposition, en tenant le discours suivant, dans la grande salle Colbert à l’Assemblée nationale.
« J’aurais cru les modérés plus chauds pour une formule d’union nationale.
Craignez-vous que l’entrée des communistes dans un Cabinet ne provoque un veto de la part de puissances étrangères ? Ce serait une indignité de penser que la France ne peut être elle-même. Ne mobiliserait-on pas les soldats communistes si la guerre menaçait ?
Si la catastrophe survenait, s’il fallait constituer un Cabinet de guerre, le ferait-on sans les communistes ?
Il existe certainement entre nous des points de friction, mais nous pouvons aussi trouver des points communs. Il faut chercher avant tout le salutaire.
Je vous en conjure, ne laissez pas échapper une occasion qui peut ne plus se retrouver. Ce que je vous propose aujourd’hui, c’est, j’en suis sûr, ce que chacun de vous, en face de sa conscience, juge souhaitable.
Il n’y a pas un de vous qui ne soit convaincu que là est vraiment, en cet instant, l’intérêt du pays.
Cela est possible aujourd’hui. Cela ne peut plus être possible demain ou devenir infiniment difficile. Ne laissez pas passer l’heure. Vous porteriez un coup cruel au pays. »
La droite refuse la proposition, en raison de la question de la présence dans l’union nationale des communistes, dont Léon Blum ne peut pas se passer de par son positionnement issu du Front populaire… et parce qu’il veut éviter la guerre et considère l’URSS comme une alliée en ce sens.
La droite, elle, est prête à accepter des accords avec l’Allemagne nazie s’il le faut, et toute présence des communistes dans une union nationale ruineraient cette possibilité.
Léon Blum met alors en place, le 13 mars 1938, un nouveau gouvernement avec 16 ministres socialistes et 14 ministres radicaux. Il réaffirme le Front populaire, mais prétend cette fois mener une politique d’union nationale :
« Le gouvernement se réclame du Rassemblement populaire. Cependant, il est résolu à ne laisser perdre aucune occasion de susciter autour de la majorité le Rassemblement nécessaire d’unité française. L’unité française est une force qu’il faut essayer de mettre en œuvre. Le Rassemblement populaire est une force qu’il ne faut pas laisser se détendre et se dégrader. Là est la raison profonde de ma présence. »
L’Assemblée nationale le soutient, par 369 voix contre 196 ; on notera les propos encore caricaturaux dans leur antisémitisme de Xavier Vallat, tel un écho de ses propos lors de la mise en place du premier gouvernement de Léon Blum :
« M. Blum s’est toujours trompé. L’union a pu se faire autour de Clemenceau, de Poincaré, de Doumergue. Il me paraîtrait inconvenant que l’union des Français se fît autour de l’homme qui représente si intensément le peuple que la malédiction divine a condamné à ne plus avoir de patrie. »
L’antisémitisme ne connaît plus de bornes à droite dans l’atmosphère de tension ; lorsque le socialiste Mar Dormoy prend la défense de Léon Blum en disant « Un Juif vaut bien un Breton », le député Paul Ihuel se précipite sur lui.
Le climat est, clairement, à la panique générale : il est évident que l’Allemagne va passer à l’annexion des Suèdes tchécoslovaques, alors que la République espagnole est en train de s’effondrer face au coup d’État de Franco.
Et si la CGT a accepté une dérogation à la loi des 40 heures pour la production d’armement, tout le monde sait que le retard français sur l’Allemagne nazie ou même l’Italie fasciste est très important, voire massif.
Du côté de la droite, on entend donc de plus en plus parler du maréchal Pétain comme recours pour un coup d’État.
Du côté gauche, c’est la fuite en avant également. Une nouvelle vague de grèves surgit dès l’annonce d’un nouveau gouvernement de Léon Blum, dans un contexte déjà très dur. 20 000 travailleurs occupent les usines Citroën, notamment à Paris et Levallois, avec des drapeaux rouges hissés à toutes les portes. La métallurgie se met en grève également.
Léon Blum parvient alors à faire en sorte que, le 6 avril 1938, les députés lui accordent les pleins pouvoirs financiers, par 311 voix contre 250. Il entend mettre en place un impôt extraordinaire sur le capital, un impôt de 7 % sur les rentes, contrôler les changes, mettre fin à l’anonymat des titres de créance.
Néanmoins, le lendemain, les sénateurs rejettent la demande de Léon Blum. Celui-ci démissionne alors, le 8 avril 1938.
Cela provoque une crise interne chez les socialistes : Marceau Pivert, qui avait affirmé en 1936 que « tout est possible », avait mobilisé sa tendance de la « gauche révolutionnaire » contre la tentative faite par Léon Blum de reconstituer un nouveau gouvernement.
Le rejet par le Sénat est également le prétexte d’une vaste propagande contre elle par la Fédération socialiste de la Seine, qui lance un appel à manifester :
« Pour signifier votre volonté aux repus, pour briser la résistance des trusts, des banques et de leurs serviteurs insolents, pour l’ouverture de la frontière espagnole, pour la solidarité avec les ouvriers occupant leurs entreprises, venez crier votre colère avec nous. À bas le Sénat ! »
La manifestation au Sénat est interdite, mais 25 000 personnes sont présentes ; le Parti Communiste Français n’y participe pas.
La déchirure est donc complète et au congrès SFIO de Royan du 29 mai 1938, le rapport moral est validé par 6 188 mandats contre 1 820, alors que la Fédération de la Seine, bastion de l’aile gauche, est dissoute, par 4904 mandats contre 3 033 (et 292 abstentions).
Marceau Pivert fonde alors immédiatement le Parti socialiste ouvrier et paysan, qui ne va accueillir qu’autour de 9 000 membres. Sa démarche aura largement affaibli l’aile gauche, dont le vecteur réel et non gauchiste était la Bataille socialiste de Jean Ziromski.
Tout cela apparaît comme flagrant par la suite des événements. C’est le radical Édouard Daladier qui forme un nouveau gouvernement, le 10 avril 1938. Les députés le soutiennent par 576 voix contre 5 : alors que le gouvernement penche à droite, les socialistes et les communistes (qui n’ont aucun ministre) maintiennent la fiction d’un Front populaire au pouvoir !
Le sénat soutient bien entendu Édouard Daladier, par 508 voix contre 12 ; il va prendre toute une série de mesures très dures, notamment par l’intermédiaire du ministre des Finances Paul Reynaud. Par décrets-lois, le gouvernement impose des hausses d’impôts, toute une série d’économies, une nouvelle importante dévaluation du franc, la fin des 40 heures hebdomadaires (avec les patrons pouvant pousser indirectement jusqu’à 48 heures)…
Puis, le gouvernement d’Édouard Daladier signe les Accords de Munich, dans la nuit du 29 au 30 septembre 1938, permettant à l’Allemagne nazie de dépecer la Tchécoslovaquie après avoir annexé l’Autriche.
La France était sous tension extrême, le gouvernement rappelant 750 000 réservistes – mais, en même temps, la France cherchait à se maintenir typiquement dans une sorte de fiction cotonneuse. À l’Assemblée nationale, les accords de Munich sont donc largement ratifiés, par 535 voix contre 75.
Les 73 députés communistes sont les seuls à s’opposer en bloc, s’alignant alors pleinement sur la ligne de l’Internationale Communiste qui est de considérer comme inéluctable la guerre impérialiste de repartage du monde. Les deux autres députés sont Henri de Kérillis, un député de droite, le seul lucide sur la puissance militaire allemande, et le socialiste Jean Bouhey, dont l’article dénonçant les accords de Munich paru dans La Bourgogne républicaine sera republié dans L’Humanité.
Les socialistes suivent Édouard Daladier : c’est le triomphe de la ligne favorable au capitalisme américain, qui serait un facteur de paix. Léon Blum le rapporte de la manière suivante dans l’éditorial du Populaire le premier octobre 1938, avec un lyrisme dégoulinant de bons sentiments :
« Il n’y a pas une femme et pas un homme en France pour refuser à M. Neville Chamberlain et à Edouard Daladier leur juste tribut de gratitude.
La guerre est écartée. Le fléau s’éloigne. La vie est redevenue naturelle. On peut reprendre son travail et retrouver son sommeil. On peut jouir de la beauté d’un soleil d’automne.
Comment ne comprendrais-je pas ce sentiment de délivrance puisque je l’éprouve ? Mais les hommes oublient promptement leurs angoisses et leurs joies passent plus vite encore. Il nous faut déjà donner au lendemain quelques réflexions sérieuses (…).
Se bornera-t-on à compléter et à accélérer les préparatifs de guerre, à corriger les vices et à combler les lacunes que, pendant les semaines d’alerte, on a dû constater un peu partout dans l’appareil militaire ? Est-ce à cela que sera consacré le répit ?
Ou bien l’accord obtenu à Munich sera-t-il aussitôt pris pour point de départ et pour point d’appui d’une négociation élargie, visant le règlement général des problèmes européens, dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique, tendant par conséquent à la vraie paix, la paix solide, la paix équitable, la paix indivisible, la paix désarmée ?
C’est cela que le Président Roosevelt proposait à l’Europe. C’est cela qu’Edouard Daladier laissait prévoir dans son allocution radiodiffusée d’hier.
Le Socialisme français s’emploie depuis vingt ans à cette tâche. Il est prêt à s’y donner tout entier. »
Les radicaux, totalement maîtres du jeu avec les socialistes les suivant, annoncent alors qu’il considère que le Parti Communiste Français a quitté le Front populaire :
« Le groupe communiste s’est délibérément retiré de la formation politique dont il ne cesse de se réclamer. »
Le Parti Communiste Français refuse cette accusation et exige une réunion du Comité national du Rassemblement populaire à laquelle, bien entendu, les radicaux ne se rendront pas. Le secrétaire général du Parti radical-socialiste, Pierre Mazé, se contente de fournir un communiqué :
« Toute participation avec le parti communiste est impossible. Nous nous refusons à nous asseoir plus longtemps à la même table que ceux qui nous accusent d’avoir trahi la République et la Patrie. »
Et au congrès des radicaux à Marseille, toujours en octobre 1938, il est dit que :
« Le parti communiste, par l’agitation qu’il entretient à travers le pays, par les difficultés qu’il crée aux gouvernements qui se sont succédé depuis 1936, par son opposition agressive et injurieuse, a rompu la solidarité qui l’unissait aux autres partis du Rassemblement populaire. »
C’est un véritable soulèvement des radicaux contre les communistes, à l’instar de qu’on lit dans La Relève, un organe de presse des radicaux :
« Le parti communiste est en état de complot permanent contre la République et contre la Patrie. Il constitue le type parfait de la ligue factieuse que l’on a dissoute, il y a quelques années, pour bien moins que cela. La conclusion s’impose : au nom du salut de la nation qui ne saurait tolérer davantage sur son propre sol les agissements d’agents avoués de l’étranger, il faut dissoudre le parti communiste. »
Le Parti Communiste Français, avec sa naïveté et alors que les socialistes suivent les radicaux cherchant à moderniser le capitalisme français, est de nouveau isolé. Il sera bientôt interdit.
Et le dernier espoir, illusoire car syndicaliste, d’une grève générale, échoue lamentablement : le 30 novembre 1938, la tentative de la CGT est écrasée dès le départ, avec une intense répression.
=>Retour au dossier sur La déroute du Front populaire (1937-1938)