En octobre 1936, Léon Blum avait fait en sorte que le gouvernement du Front populaire, trahissant les promesses initiales, mette en place une dévaluation, de 35 %. Cela rendait caduc les hausses de salaires obtenues quelques mois plus tôt.
Pour autant, cela et l’absence de réel soutien militaire à l’Espagne républicaine ne jouent pas sur la dynamique apparente du Front populaire. L’ambiance conserve une certaine chaleur en France au début de l’année 1937 et il existe un optimisme encore solide chez les radicaux, les socialistes et les communistes.
Naturellement, le Front populaire n’a plus la dimension de masse qu’il avait eu ; il ne reste somme toute désormais que la dimension gouvernementale. Celle-ci coexiste toutefois avec, à tous les niveaux de la société, des restes politiques, idéologiques, culturels de ce qui fut un événement de portée nationale.
Les congés payés, l’accès à la culture, la fin du despotisme de l’employeur… ont établi une démocratisation réelle.
La crédibilité semble donc encore là et le 9 mars 1937, Maurice Thorez peut encore appeler, devant 30 000 personnes au vélodrome d’Hiver, à une « union de tous pour appliquer le programme du Front populaire et pour sauver la paix ».

Puis vient le coup de tonnerre, le 16 mars 1937, avec une terrible fusillade en banlieue parisienne, à Clichy.
Cet événement ne fut pas à l’origine d’une surprise quant au contenu des faits ; cependant, l’implication de figures importantes de l’État, le nombre de morts et la dimension provocatrice du lieu firent que se posa, franchement, la question des armes.
Les ex-Croix de feu, désormais Parti social français, sont à l’origine des faits. Ils avaient organisé une réunion politique au cinéma Olympia, autour d’un roman d’un des leurs, l’écrivain Claude Farrère.
Le choix d’une ville de la ceinture ouvrière de Paris était une terrible provocation ; localement, le maire socialiste Charles Auffray et le député communiste Maurice Honel avaient tenté d’annuler cette réunion.
Son maintien fit se confronter 300 personnes liées à l’extrême-droite à 7 000 manifestants antifascistes, qui cherchèrent à prendre d’assaut le cinéma. L’intervention de la police fit alors 5 morts (Émile Mahé, Arthur Lepers, René Chrétien, Marcel Cerrutti et Victor Mangemann) et 200 blessés.
La situation est tellement tendue que le ministre de l’Intérieur Marx Dormoy vint sur place, ainsi que le directeur du chef du cabinet du gouvernement, André Blumel, qui se prit deux balles.
Léon Blum se précipita pour le voir à l’hôpital en revenant de l’opéra, alors que des fusillades éclataient pendant plusieurs heures à Clichy, jusqu’à l’hôtel de ville où les manifestants se sont barricadés. Parallèlement, des scènes similaires se déroulèrent à Asnières, non loin.
L’onde de choc fut immédiatement immense en région parisienne, avec 40 000 ouvriers manifestant même à Boulogne à partir des usines Renault et 10 000 autres dans Paris à partir des usines Citroën, 6 000 autres à Issy, 5 000 à Gennevilliers, 3 000 à Argenteuil, 2 500 à Ivry.
Une grève d’une demi-journée se mit ensuite en place, extrêmement bien suivie et organisée, avec également au vélodrome d’Hiver un meeting avec Maurice Thorez et Jacques Duclos.
Conscient de la dimension de la question, Léon Blum reçut chez lui Maurice Thorez et Jacques Duclos, afin de s’assurer du maintien du cadre général du Front populaire.
Le dirigeant de la CGT Léon Jouhaux apporta son appui et le gouvernement fit en sorte d’empêcher tout débordement : les manifestations sont interdites, sauf celles du Front populaire à Clichy et au Magic City à Paris.
Voici deux communiqués du Parti Communiste Français, avec d’abord une proclamation dans la foulée de la fusillade.
« Mardi soir, 16 mars, à Clichy, se tenait une réunion du Parti Social Français. Des travailleurs ont été tués, d’autres ont été blessés, alors qu’ils manifestaient contre cette provocation de guerre civile. Des chefs de la police, où les fascistes bénéficient de complicités certaines, ont fait tirer sur les contremanifestants « qui avaient répondu à l’appel du comité local du Front populaire ».
Cinq morts, plus d’une centaine de blessés : tel est le bilan des événements tragiques de Clichy dont les hommes du 6 février portent l’écrasante responsabilité.
Le Parti communiste n’a cessé de dénoncer les agissements du colonel-comte de La Rocque et de Doriot qui provoquent à la lutte entre Français et veulent créer une atmosphère de guerre civile dans le pays. En provoquant les travailleurs, les chefs fascistes visent à compromettre l’œuvre sociale du Front populaire, à empêcher que les légitimes revendications du peuple soient satisfaites.
Derrière les fauteurs de troubles aux mains rouges du sang des travailleurs, il y a les trusts, les puissances d’argent qui organisent la vie chère, refusent le rajustement des salaires, traitements, pensions, ne veulent pas que les vieux travailleurs bénéficient d’une retraite bien gagnée pas plus qu’ils ne veulent faire droit aux justes revendications des commerçants et des paysans de France.
A bas la guerre civile ! que cherchent les factieux. Il faut en finir avec ces groupements de désordre ; il faut en finir avec les chefs de la police qui favorisent leurs menées.
Il faut faire passer le souffle républicain dans les cadres de la police et de l’administration. Les responsables du sang versé à Clichy doivent être frappés. Le peuple de France veut l’ordre et la tranquillité, il veut vivre en paix dans le travail et le respect de l’ordre républicain.
Afin de mettre hors d’état de nuire ceux qui veulent troubler l’ordre en France pour favoriser les desseins d’asservissement de notre pays que poursuit le fascisme international, nous demandons, en application du «programme du Front populaire» :
Le désarmement et la dissolution des Ligues factieuses camouflées en partis ;
L’épuration des cadres de la police et de l’administration. Peuple de France, en présence de cette nouvelle attaque de tes ennemis, c’est de ton union que dépend la sauvegarde de l’ordre et de la liberté.
Vive l’unité d’action de tous les partisans de la liberté et de la paix, radicaux, démocrates, syndiqués, socialistes, communistes ! Vive l’union de la Nation Française contre les fascistes fauteurs de troubles et contre leurs complices !
Le Parti communiste français. »
Il s’ensuivit une réunion du Bureau politique, c’est-à-dire le noyau dur du Comité central.
« La terrible nuit de Clichy dicte au front populaire son devoir immédiat
Le Bureau politique du Parti communiste français s’est réuni ce matin, jeudi, au siège du Comité central, sous la présidence de Marcel Cachin.
Douloureusement ému par les sanglants événements de Clichy, le Bureau politique s’incline devant les malheureuses victimes qui s’ajoutent à la liste déjà longue des meilleurs fils de la classe ouvrière qui ont donné leur vie pour la défense de la République, pour la sauvegarde de la démocratie et de la paix.
Il décide de s’inscrire pour un versement de 5.000 francs dans la souscription lancée par le Secours populaire de France en faveur des familles éplorées.
La douleur du peuple ouvrier est profonde comme en témoigne l’unanimité avec laquelle il vient de répondre à l’appel de ses organisations syndicales, de l’Union des Syndicats de la Région parisienne et de la Confédération générale du travail.
La grève générale limitée à une demi-journée, se déroulant dans un calme, une discipline impressionnante et une dignité parfaite, atteste la puissance de la classe ouvrière organisée et sa volonté de voir mettre un terme aux agissements intolérables des provocateurs à la guerre civile.
Les ennemis de la République, ceux qui rêvent d’un nouveau 6 février, ceux qui fomentent continuellement des troubles en France et dans les colonies, pour le compte de puissances étrangères, ne doivent pas pouvoir perpétrer leur mauvais coup.
Le Front populaire qui a déjà tant fait en faveur du peuple ne se laissera pas manœuvrer par la réaction et le fascisme, ennemis de la France.
Le Front populaire plus uni que jamais, dont la cohésion sera resserrée par les leçons qui se dégagent des événements tragiques de Clichy, poursuivra son œuvre pour le plus grand bien du pays.
Avec le Parti radical dont le prestige provient de sa lutte pour les libertés républicaines, avec ses chefs tant injuriés par ceux qui ont fait couler le sang ouvrier, avec nos frères socialistes qui, hier, à la réunion du Comité d’entente parisien, proclamaient avec nous la nécessité de désarmer et dissoudre les ligues factieuses, avec la grande C.G.T. dirigée par notre camarade Léon Jouhaux, avec tous les démocrates, tous les républicains, tous les hommes de bonne volonté, le Front populaire ira de l’avant vers le progrès social pour le triomphe de la démocratie et de la République.
Mais la terrible nuit de Clichy dicte au Front populaire son devoir immédiat.
Il faut, comme le souligne le Programme adopté par tous, désarmer et dissoudre effectivement les ligues factieuses.
Il faut, selon la parole de notre camarade Léon Blum, président du Conseil, que passe enfin le souffle républicain dans la police, dans l’armée, dans les administrations de l’Etat.
Il faut, sans faiblesse, garantir la réalisation du Programme du Rassemblement populaire :
garantir la retraite aux vieux travailleurs,
garantir les revendications légitimes des paysans, des petits commerçants, des artisans,
garantir aux chômeurs le relèvement de leur allocation, garantir la mise en route des grands travaux,
réaliser la réforme démocratique de la fiscalité française de manière à donner à l’Etat les ressources qui lui sont nécessaires en même temps qu’il sera possible de soulager les pauvres.
Par la réalisation de son Programme, par son union, par sa cohésion, le Front populaire assurera à la France le pain, la liberté et la paix. Tout pour le Front populaire ! Tout par le Front populaire ! »
L’appel pour le cortège funéraire est du même esprit. Plusieurs centaines de milliers de présentes manifestent de la place de la République à Clichy. Voici l’appel communiste.
« Peuple de Paris !
Tu vas, cet après-midi, en un émouvant cortège, accompagner à leur dernière demeure les morts de Clichy : Émile Mahé, Arthur Lepers, René Chrétien, Marcel Cerrutti et Victor Mangemann, dont les noms sont venus s’ajouter à la liste de tous ceux qui sont tombés pour la cause de la liberté et de la paix.
Toi, peuple de Paris, à l’âme si sensible, toi que guide un noble idéal de liberté, de justice sociale et de paix, tu seras une fois de plus fidèle à ton glorieux passé en faisant de grandioses funérailles à tes morts dont les familles sont entourées par toi d’une affectueuse solidarité.
Toi, peuple de Paris, qui, en février 1934, arrêtas par ton élan généreux l’assaut du fascisme assassin et qui te dressas frémissant contre toutes les entreprises de tyrannie et de violence, tu signifieras par l’ampleur de ta manifestation aux fauteurs de troubles et aux chercheurs d’aventures, que tu ne veux pas du fascisme, que tu veux la dissolution des ligues de guerre civile dont les agissements criminels sont à l’origine des événements tragiques de Clichy.
Les hommes du fascisme voudraient rayer d’un trait de plume toutes les conquêtes sociales du Front populaire.
Ils voudraient aussi, foulant aux pieds les plus nobles sentiments filiaux, empêcher que les vieux travailleurs de France ne soient pas laissés à l’abandon ; ils voudraient empêcher qu’une retraite bien gagnée soit accordée aux vieux de la ville et des champs.
Ils voudraient diviser le Front populaire pour ramener notre pays aux jours les plus sombres de la réaction.
Toi, peuple de Paris, tu ne veux pas cela ! Tu veux vivre dans l’ordre, dans la paix et la liberté par ton travail. Tu veux que soient mis hors d’état de nuire ceux dont l’intérêt est d’empêcher le relèvement économique du pays.
Tu veux qu’en dissolvant les ligues, Paris retrouve le calme et puisse recevoir dignement les étrangers qui se préparent à visiter l’Exposition [internationale].
Tu veux qu’on en finisse avec les provocations d’un La Rocque qui menace de fomenter des troubles et fait appel à la guerre civile. Tu veux qu’on en finisse avec un Doriot complice de La Rocque et agent de l’hitlérisme en France.
Tu veux que ces fauteurs de désordre ne puissent pas trouver de concours dans les rouages de l’administration de l’Etat et de la haute police, dont tu réclames l’épuration.
Tu veux que le fascisme assassin ne puisse plus jamais faire couler le sang de tes enfants.
Peuple de Paris ! En masse cet après-midi derrière les cercueils des cinq martyrs de Clichy pour honorer leur mémoire et signifier avec force que la France restera libre.
Le Parti communiste français. »
Le Parti Communiste Français apporte également son soutien à l’Assemblée nationale : le gouvernement y demande la confiance. Il l’obtient par 362 voix contre 215. La première catastrophe était passée.

Mais sa substance ne fut pas vue. Toute l’année 1937 connaîtra de manière ininterrompue des découvertes de caches d’armes organisées par les fascistes, en complicité avec l’armée souvent. Le 11 septembre 1937, un puissant double attentat à Paris vise la Confédération générale du patronat français et l’Union des industries et métiers de la métallurgie.
Ses auteurs étaient organisés en une « Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale », qui tentèrent ensuite en novembre un coup d’État en intoxiquant l’armée quant à une prétendue imminente prise du pouvoir par les communistes.
Dans ce contexte, les fascistes font usage de leurs armes, comme le 16 août 1937, à Villeurbanne, un fasciste tue à coups de pistolet Joseph Fuentes, 26 ans, marié et trois enfants, un employé municipal secrétaire d’une cellule, membre du comité de la section et très connu dans son quartier.
Au moment de tirer, l’assassin avait dit : « Tu es communiste, il faut que je te tue ». Après avoir été arrêté, il déclare qu’il aurait été « heureux d’en descendre d’autres ».

C’est un événement d’une portée considérable ; néanmoins, si L’Humanité titre l’information en Une, elle salue le maire communiste Camille Joly pour avoir empêché le lynchage de l’assassin !

L’Humanité ne fournit ensuite que très peu d’informations au sujet de cette affaire, et encore pendant quelques jours seulement ; aux funérailles de Joseph Fuentes le 21 août 1937, ce fut Gaston Monmousseau, un éminent cadre membre du Comité central et du Bureau politique, qui prit la parole, mais donc pas Maurice Thorez ou même Jacques Duclos.



On est là dans une volonté très claire d’étouffer tout ce qui polarise et d’éviter toute la question de l’affrontement armé.
L’assassin de Joseph Fuentes reçut comme peine six mois de prison, le 25 janvier 1938, et s’il y eut un meeting de protestation, il n’y eut jamais de campagne, pas plus que pour Bjibril, mitraillé à Marseille le 16 octobre 1937 alors qu’il collait des affiches.

On est ici dans la posture de l’évitement, qui reflète la ligne opportuniste de droite impulsé par Maurice Thorez : il s’agit d’intégrer la République, à tout prix, et de n’absolument jamais chercher de contradiction hors de ce cadre.
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et l’identification au Front populaire