Le mouvement du Khilafat

Le phénomène colonialiste n’a pas que ruiné historiquement l’hégémonie musulmane aux Indes, il a également joué un rôle dans d’autres pays marqués par l’Islam.

Et l’un des facteurs déterminants pour que puisse apparaître la théorie des deux nations a été l’affirmation identitaire musulmane indienne au moment où l’empire ottoman connaissait son processus d’effondrement.

La branche sunnite de la religion islamique se fonde en effet sur le principe qu’un calife doit diriger politiquement la communauté, prenant le relais du prophète Mahomet.

La tradition islamique sunnite valorise de manière très importante les « califes bien guidés », c’est-à-dire les quatre premiers califes après Mahomet (al-Khulafā’u r-Rāshidūn). Or, l’empire ottoman a prétendu représenter cette tradition dès sa fondation, le sultan étant en même temps calife.

Son affaiblissement et son effondrement à la suite de la première guerre mondiale faisaient donc craindre que la religion musulmane n’aurait plus de calife. Par conséquent émergea en Inde le mouvement du « Khilafat », c’est-à-dire du califat, exigeant du gouvernement britannique qu’il préserve l’empire ottoman, au nom de la préservation du califat.

Pour cette raison, des érudits musulmans, appelés maulanas, intervinrent dans l’opinion publique de leur communauté : Maulana Mohammad Ali Jauhar (1878-1931) publia l’hebdomadaire Comrade et le quotidien Hamdard, Maulana Zafar Ali Khan (1873-1956) lança le quotidien Zamindar et Maulana Sayyid Abul Kalam Ghulam Muhiyuddin Ahmed Azad (1888-1958) l’hebdomadaire Al-Hilal.

Maulana Mohammad Ali Jauhar

Il est intéressant de noter ici que ce dernier rejoindra par la suite les initiatives du « Mahatma » Gandhi, devenant un partisan de l’Inde unifié. Mais il est vrai qu’alors, le mouvement du Khilafat ne se posait pas de manière communautaire isolée : Mahatma Gandhi participa en personne à la journée panindienne du khilafat, le 17 octobre 1919.

Le comité central du mouvement du Khilafat, la ligue musulmane panindienne et le Congrès national indien participèrent d’ailleurs tout à fait officiellement à la campagne. Les émissaires du mouvement rendirent également visite au pape au Vatican.

Le mouvement du Khilafat s’orientait principalement autour de deux soucis, exprimant une profonde inquiétude autour des valeurs musulmanes considérées comme essentielles sur le plan de l’identité.

Il s’agissait de préserver les lieux sacrés de toute « souillure » non musulmane, ainsi que de maintenir l’empire ottoman comme force capable de servir à la protection des musulmans à travers le monde et de fait notamment en Inde, où les musulmans consistaient en une communauté minoritaire à l’échelle du pays.

Des activistes du mouvement du Khilafat

On est dans un fantasme idéologique, propre au clergé et à certains secteurs des masses qui prennent au pied de la lettre la fiction d’une communauté musulmane unifiée à l’échelle mondiale.

Pour cette raison même, cela sous-tendait une posture identitaire très forte, qui se cristallisa en effet dans le mouvement de la hijrat, c’est-à-dire de l’émigration vers un pays considéré comme correspondant au statut de daru’l-Islam (maison de l’Islam) et non de daru’l-harab (maison de la guerre).

Dans l’Islam, en effet, si la juridiction n’est pas musulmane, alors il faut l’imposer militairement. Si c’est impossible, alors il faut émigrer.

Naturellement, dans les faits, cela se passe bien différemment. Cependant, c’est le principe de base, qui a donné comme on le sait de multiples variantes non-militaires afin de parvenir à ses fins : formation d’îlots piétistes séparés de la société (les salafistes), conquête de positions idéologiques et institutionnelles (les Frères musulmans), etc.

Maulana Shaukat Ali, grand frère de Maulana Mohammad Ali Jauhar mentionné plus haut (et partisan de Muhammad Ali Jinnah, qui joua un rôle essentiel ici), expliqua dans une conférence en faveur du Khilafat à Patna, en 1920, que :

« Tous les musulmans qui veulent remplir leurs obligations islamiques doivent quitter l’Inde. Ceux qui ne peuvent pas émigrer immédiatement doivent aider les émigrants. La Charia ne donne pas d’autre alternative que l’émigration.

L’émigration depuis l’Inde était désirable avant la guerre, maintenant elle est obligatoire. Ne peuvent seulement rester en Inde les musulmans qui sont nécessaires pour mener la lutte ou ont des raisons acceptables contre l’émigration. »

Dans les faits, cela se concrétisa par une émigration de 25 000 personnes en Afghanistan, le gouvernement de ce pays bloquant finalement le mouvement, qui mobilisa encore 60 000 personnes en Inde.

Quant au mouvement en faveur du Khilafat, il dut reconnaître sa défaite avec la fondation de la république turque le 29 octobre 1923, dont le parlement abolit le califat le 3 mars 1924.

Le clergé voyait ses rêves se défaire et l’aristocratie musulmane voyait arriver à grands pas une situation où elle devrait s’effacer devant la majorité hindoue dans le cadre d’une Inde devenant un jour indépendante.

C’était inenvisageable de par la dimension patriarcale de l’Islam façonné par la conquête de l’Inde. Cela donna naissance à la théorie du « Pakistan ».

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les exemples du Pakistan et du Bangladesh