La France, une urbanisation tardive et relative

« Douze siècles ne sont rien pour une caste que le spectacle historique de la civilisation n’a jamais divertie de sa pensée principale, et qui conserve encore orgueilleusement le chapeau à grands rebords et à tour en soie de ses maîtres, depuis le jour où la mode abandonnée le lui a laissé prendre. » (Honoré de Balzac, Les paysans, 1855)

La base paysanne est fondamentale dans le développement moderne de la France, ce qui donne historiquement une importance aux mentalités issues des campagnes par rapport aux villes et aux mentalités urbaines.

Malheureusement, c’est principalement une mentalité étriquée, restreinte dans sa perspective, bien qu’elle relève également d’un rapport très efficace et pragmatique à la réalité, au quotidien, c’est-à-dire une intelligence pratique indéniable.

C’est très utile pour faire la révolution, mais c’est largement insuffisant pour faire face à l’esprit de civilisation portée par la bourgeoisie dans les villes (y compris au 21e siècle alors que cet esprit est très largement décadent).

L’opposition ville/campagne se résume en France pratiquement à une confrontation entre Paris et le reste du pays, avec tout au plus une dizaine de villes ayant un centre suffisamment développé pour avoir une nature véritablement urbaine, donc en fait surtout Lyon et Marseille.

Un simple fait : le département de la Seine (75), qui ne comporte que Paris intra-muros, soit une superficie d’un peu plus de 100 km², est peuplé de 2,13 millions d’habitants.

Le Nord, département le plus peuplé compte 2,61 millions d’habitants (pour 5700 km²), puis les Bouches-du-Rhône comptent 2,05 millions d’habitant (pour 5000 km²). Paris absorbe tout en matière d’urbanité en France, et produit, en miroir, un opposé culturel partout ailleurs.

Si les Parisiens sont condescendants à l’égard de la province, celle-ci le lui rend bien.

Partout ailleurs, les gens n’aiment pas Paris, ou plutôt ils aiment critiquer les Parisiens et l’idée qu’ils se font de la vie parisienne. Le cliché absolu étant celui du Parisien stressé et toujours pressé dans le métro, alors qu’en réalité il n’y a pas plus stressé et pressé qu’un Français de la campagne sur les petites routes, évoluant à toute allure et ne supportant pas la moindre contrariété, tel un groupe de cycliste ou encore pire, une voiture immatriculée dans un autre département et respectant les limitations de vitesse devant lui.

Au-delà de l’anecdote, on a ici un trait caractéristique de la composition du pays et de cette opposition ville/campagne, Paris/province.

La population des villes et des campagnes

En 1850, 26 millions de personnes vivaient à la campagne, contre un peu de moins de 9 millions dans les villes, souvent petites et isolées : c’est une proportion de 3/4 contre 1/4.

Si l’on regarde par département, c’est alors encore plus net : seuls quatre départements étaient majoritairement urbains dans leur composition : la Seine (Paris et première couronne), les Bouches-du-Rhône, le Rhône et le Var. Encore que dans ces deux derniers cas, ce n’est qu’un petit peu plus de la moitié de la population qui était urbaine.

L’exode rural forcé par le développement des moyens de production a bien entendu changé la donne. Entre 1851 et 1891, la mécanisation et le développement des techniques de production a bouleversé le secteur agricole qui occupait plus de 14 millions au début de la période, pour ne plus en occuper que 6,5 millions à la fin de la période.

Toutefois, en 1911, 22,1 millions de Français (soit 56 % de la population) vivaient encore dans les campagnes contre 17,5 millions (soit 44 % de la population) dans les villes, souvent petites et isolées.

Entre 1911 et 1921, la population des campagnes a décliné de près de 2 millions de personnes, alors que la population urbaine a stagné (malgré les immenses pertes humaines de la guerre).

Ce n’est qu’autour de 1936 que la population urbaine a véritablement pris le dessus, avec près de 53 % de la population. En 1968, la population des campagnes ne représentait plus que 30 % du total (environ 15 millions de personnes).

Néanmoins, il convient de relativiser, ou en tous cas d’affiner cette idée d’une population majoritairement urbaine. Dans les années 1950 puis 1960, un basculement majeur s’est produit : c’est la péri-urbanisation.

En raison du développement des transports, et surtout de l’automobile, les villes ont commencé à s’étaler, pour former de larges agglomérations, mais ne formant plus des continuités urbaines à proprement dit, au sens culturel.

Si l’expression « maison de ville » existe pour décrire des bâtiments étroits et construits en hauteur, mitoyens d’autres bâtiment et ayant pignon sur rue, la réalité consiste au contraire en la prédominance en France de maisons qui ne sont pas « de ville », mais de banlieue, avec une avant-cour et un jardin, sans mitoyenneté.

En 2023, plus de 55 % des Français vivent en maison, contre près de 45 % dans des appartements.

De surcroît, les populations immigrées de première ou deuxième génération représentent une forte proportion de la population des appartements, alors que l’intégration à partir de la deuxième ou troisième génération consiste particulièrement en le fait d’avoir une maison.

Dans les unités urbaines de moins de 100 000 habitants, la proportion est encore plus imposante : plus du double d’habitants de maisons contre ceux des immeubles. C’est cela qui fait que la notion de ville doit être considérée de manière relative.

La définition française d’une agglomération est la suivante, d’après l’Insee :

« Une commune ou un ensemble de communes présentant une zone de bâti continu (pas de coupure de plus de 200 mètres entre deux constructions) qui compte au moins 2 000 habitants. Si l’unité urbaine se situe sur une seule commune, elle est dénommée ville isolée.

Si l’unité urbaine s’étend sur plusieurs communes, et si chacune de ces communes concentre plus de la moitié de sa population dans la zone de bâti continu, elle est dénommée agglomération multicommunale. »

Cela ne dit pas grand-chose quant au caractère de ces agglomérations et de leur population, qui peuvent être urbaines dans la forme, mais pas dans l’esprit.

En fait, c’est précisément à cet aspect qu’on peut comprendre en quoi il y a en France la prédominance d’une mentalité paysanne, avec la fascination pour son bout de jardin, comme reflet d’une revanche sur le féodalisme où l’arrachement d’un lopin de terre à la société est l’aspiration idéale du paysan.

Selon l’Observatoire des territoires, qui dépend du gouvernement, en 2024, 80 % des Français déclaraient préférer vivre dans une maison individuelle (60 % des résidents d’appartement disent qu’ils opteraient pour la maison s’ils en avaient la possibilité).

D’après cette enquête, la principale motivation est de profiter d’un jardin (49 % des sondés), et la deuxième est de s’affranchir de la copropriété (39 % des sondés).

Ce prisme de la maison, de préférence en étant propriétaire, de préférence en étant (relativement ou franchement) isolé du voisinage, caractérise très bien la mentalité française, qui se veut fondamentalement anti-urbaine, comme prolongement d’une mentalité paysanne.

Il est essentiel de saisir cette dimension historique de la France, qui conditionne la société et ses contradictions.

Les Paysans de Balzac (1855) : une précieuse fresque française

« Comment depuis trente ans que le père Rigou vous suce la moelle de vos os, vous n’avez pas core vu que les bourgeois seront pires que les seigneurs ?

Dans cette affaire-là, mes petits, les Soudry, les Gaubertin, les Rigou vous feront danser sur l’air de : J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas ! L’air national des riches, quoi !… Le paysan sera toujours le paysan ! Ne voyez-vous pas (mais vous ne connaissez rien à la politique !…) que le Gouvernement n’a tant mis de droits sur le vin que pour nous repincer notre quibus, et nous maintenir dans la misère !

Les bourgeois et le gouvernement, c’est tout un. Quéqu’ils deviendraient si nous étions tous riches ?… Laboureraient-ils leurs champs, feraient-ils la moisson ? Il leur faut des malheureux ! J’ai été riche pendant dix ans, et je sais bien ce que je pensais des gueux !… »

Honoré de Balzac a mis beaucoup de cœur à l’ouvrage pour décrire des « scènes de la vie de campagne » dans son roman (inachevé) Les paysans. Il considérait ce livre, « pendant huit ans, cent fois quitté, cent fois repris » comme « le plus considérable » de ceux qu’il avait résolu d’écrire.

C’est qu’Honoré de Balzac, cet immense écrivain, grande figure nationale française, s’intéressait au réel, et il a bien compris à quel point la mentalité paysanne était absolument incontournable en France.

Il le dit avec des mots sévères, mais juste, dans sa préface :

« Le but de cette étude, d’une effrayante vérité, tant que la société voudra faire de la philanthropie un principe, au lieu de la prendre pour un accident, est de mettre en relief les principales figures d’un peuple oublié par tant de plumes à la poursuite de sujets nouveaux.

Cet oubli n’est peut-être que de la prudence, par un temps où le peuple hérite de tous les courtisans de la royauté. On a fait de la poésie avec les criminels, on s’est apitoyé sur les bourreaux, on a presque déifié le prolétaire ! Des sectes se sont émues et crient par toutes leurs plumes : Levez-vous, travailleurs, comme on dit au tiers état : Lève-toi !

On voit bien qu’aucun de ces Erostrates n’a eu le courage d’aller au fond des campagnes étudier la conspiration permanente de ceux que nous appelons encore les faibles, contre ceux qui se croient les forts, du paysan contre le riche…

Il s’agit ici d’éclairer, non pas le législateur d’aujourd’hui, mais celui de demain. Au milieu du vertige démocratique auquel s’adonnent tant d’écrivains aveugles, n’est-il pas urgent de peindre enfin ce paysan qui rend le Code inapplicable, en faisant arriver la propriété à quelque chose qui est et qui n’est pas ?

Vous allez voir cet infatigable sapeur, ce rongeur qui morcelle et divise le sol, le partage, et coupe un arpent de terre en cent morceaux, convié toujours à ce festin par une petite bourgeoisie qui fait de lui, tout à la fois, son auxiliaire et sa proie.

Cet élément insocial créé par la révolution absorbera quelque jour la bourgeoisie comme la bourgeoisie a dévoré la noblesse.

S’élevant au-dessus de la loi par sa propre petitesse, ce Robespierre à une tête et à vingt millions de bras, travaille sans jamais s’arrêter, tapi dans toutes les communes, intronisé au conseil municipal, armé en garde national dans tous les cantons de France, par l’an 1830, qui ne s’est pas souvenu que Napoléon a préféré les chances de son malheur à l’armement des masses. »

Sur la forme, le roman est quelque peu rugueux, comme souvent le sont les romans chez Balzac, qui se perdent dans un amont de détail, au contraire de ses nouvelles dont le rythme est toujours haletant. Cela n’enlève rien à son intérêt, qui est de saisir avec une grande finesse la mentalité française d’alors, dont notre époque est encore le produit.

Voici deux extraits, très significatifs, qui vont précisément dans le sens de la pensée-guide pour la France sur le capitalisme considéré comme féodalisme renouvelé.

« — Comment un homme comme vous s’est-il laissé tomber dans la misère ? Car, dans l’état actuel des choses, un paysan n’a qu’à s’en prendre à lui-même de son malheur, il est libre, il peut devenir riche. Ce n’est plus comme autrefois. Si le paysan sait amasser un pécule, il trouve de la terre à vendre, il peut l’acheter, il est son maître !

— J’ai vu l’ancien temps et je vois le nouveau, mon cher savant monsieur, répondit Fourchon, l’enseigne est changée, c’est vrai, mais le vin est toujours le même ! Aujourd’hui n’est que le cadet d’ hier. Allez ! mettez ça dans vout’journiau ! Est-ce que nous sommes affranchis ? nous appartenons toujours au même village, et le seigneur est toujours là, je l’appelle Travail. La houe, qu’est toute notre chevance, n’a pas quitté nos mains. Que ce soit pour un seigneur ou pour l’impôt qui prend le plus clair de nos labeurs, faut toujours dépenser not’vie en sueurs…

— Mais vous pouvez choisir un état, tenter ailleurs la fortune, dit Blondet.

— Vous me parlez d’aller quérir la fortune ?… Où donc irais-je ? Pour franchir mon département, il me faut un passeport, qui coûte quarante sous ! V’là quarante ans que je n’ai pas pu me voir une gueuse ed ’pièce de quarante sous sonnant dans mes poches avec une voisine. Pour aller devant soi, il faut autant d’écus que l’on trouve de villages, et il n’y a pas beaucoup de Fourchon qui aient de quoi visiter six villages ! Il n’y a que la conscription qui nous tire ed ’nos communes. Et à quoi nous sert l’armée ? à faire vivre les colonels par le soldat, comme le bourgeois vit par le paysan. Compte-t-on sur cent un colonel sorti de nos flancs ? C’est là, comme dans le monde, un enrichi pour cent aut ’qui tombent. Faute de quoi tombent-ils ? Dieu le sait et l’zusuriers aussi ! Ce que nous avons de mieux à faire est donc de rester dans nos communes, où nous sommes parqués comme des moutons par la force des choses, comme nous l’étions par les seigneurs. Et je me moque bien de ce qui m’y cloue. Cloué par la loi de la Nécessité, cloué par celle de la Seigneurie, on est toujours condamné à perpétuité à la tarre. Là où nous sommes, nous la creusons la tarre et nous la bêchons, nous la fumons et nous la travaillons pour vous autres qu’êtes nés riches, comme nous sommes nés pauvres. La masse sera toujours la même, elle reste ce qu’elle est… Les gens de chez nous qui s’élèvent ne sont pas si nombreux que ceux de chez vous qui dégringolent !… Nous savons ben ça, si nous ne sommes pas savants. Faut pas nous faire nout ’procès à tout moment. Nous vous laissons tranquilles, laissez-nous vivre… Autrement, si ça continue, vous serez forcés de nous nourrir dans vos prisons où l’on est mieux que sur nout ’paille. Vous voulez rester les maîtres, nous serons toujours ennemis, aujourd’hui comme il y a trente ans. Vous avez tout, nous n’avons rien, vous ne pouvez pas encore prétendre à notre amitié !

— Voilà ce qui s’appelle une déclaration de guerre, dit le général. »

« Ce qui se passe dans cette vallée a lieu partout en France, et tient aux espérances que le mouvement de 1789 a jetées chez les paysans.

La Révolution a plus profondément affecté certains pays que d’autres, et cette lisière de la Bourgogne, si voisine de Paris, est un de ceux où le sens de ce mouvement a été pris comme le triomphe du Gaulois sur le Franc. Historiquement, les paysans sont encore au lendemain de la Jacquerie, leur défaite est restée inscrite dans leur cervelle. Ils ne se souviennent plus du fait, il est passé à l’état d’idée instinctive. Cette idée est dans le sang paysan comme l’idée de la supériorité fut jadis dans le sang noble.

La révolution de 1789 a été la revanche des vaincus. Les paysans ont mis le pied dans la possession du sol que la loi féodale leur interdisait depuis douze cents ans. De là leur amour pour la terre qu’ils partagent entre eux jusqu’à couper un sillon en deux parts, ce qui souvent annule la perception de l’impôt, car la valeur de la propriété ne suffirait pas à couvrir les frais de poursuites pour le recouvrement…

— Leur entêtement, leur défiance, si vous voulez, est telle, à cet égard, que dans mille cantons, sur les trois mille dont se compose le territoire français, il est impossible à un riche d’acheter du bien de paysan, dit Blondet en interrompant l’abbé. Les paysans, qui se cèdent leurs lopins de terre entre eux, ne s’en dessaisissent à aucun prix ni à aucune condition pour le bourgeois.

Plus le grand propriétaire offre d’argent, plus la vague inquiétude du paysan augmente. L’expropriation seule fait rentrer le bien du paysan sous la loi commune des transactions. Beaucoup de gens ont observé ce fait et n’y trouvent point de cause.

— Cette cause, la voici, reprit l’abbé Brossette en croyant avec raison que chez Blondet une pause équivalait a une interrogation.

Douze siècles ne sont rien pour une caste que le spectacle historique de la civilisation n’a jamais divertie de sa pensée principale, et qui conserve encore orgueilleusement le chapeau à grands rebords et à tour en soie de ses maîtres, depuis le jour où la mode abandonnée le lui a laissé prendre.

L’amour dont la racine plongeait jusqu’aux entrailles du peuple, et qui s’attacha violemment à Napoléon, dans le secret duquel il ne fut même pas autant qu’il le croyait, et qui peut expliquer le prodige de son retour de 1815, procédait uniquement de cette idée. Aux yeux du Peuple, Napoléon, sans cesse uni au Peuple par son million de soldats, est encore le roi sorti des flancs de la Révolution, l’homme qui lui assurait la possession des biens nationaux. Son sacre fut trempé dans cette idée…

— Une idée à laquelle 1814 a touché malheureusement, et que la monarchie doit regarder comme sacrée, dit vivement Blondet, car le peuple peut trouver auprès du trône un prince à qui son père a laissé la tête de Louis XVI comme une valeur d’hoirie.

— Voici madame, taisons-nous, dit tout bas l’abbé Brossette, Fourchon lui a fait peur, et il faut la conserver ici, dans l’intérêt de la Religion, du Trône et de ce pays même. »

Pour réussir la révolution dans un pays, il faut une analyse historique du parcours de celui-ci, c’est ce qui permet de saisir les contradictions en posant des nuances, des contrastes, des luttes.

Il n’y a pas de méthode abstraite pour la révolution, pas de recette miracle, de technique passe-partout. Il n’existe pas de marxisme cosmopolite qui flotterait au-dessus de la société, et où on pourrait piocher comme on le voudrait, selon les besoins du moment. Les révolutionnaires ne disposent d’aucune caisse à outils où prendre ce qui leur est nécessaire.

Ce qu’il faut, c’est la science : le matérialisme dialectique, affirmé historiquement par Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao Zedong. La science portée par le prolétariat, qui porte en elle l’antagonisme, la subjectivité révolutionnaire.

La compréhension de la situation historique de la France dans son rapport à la paysannerie est ainsi une clef permettant de comprendre la France pour ce qu’elle est, de démasquer les positions non prolétariennes, notamment petite-bourgeoises populistes ou semi-prolétariennes.

Pour faire triompher la révolution en France, c’est-à-dire la guerre populaire, on a besoin du Parti Matérialiste Dialectique, qui pose les jalons historiques et permet de dépasser les obstacles érigés par la bourgeoisie en tant que classe.

=> retour à la revue Connexions