Le cosmopolitisme d’Ariel, une œuvre d’érudit

Pour bien comprendre comment Ariel est le produit d’une construction idéologique, regardons à qui José Enrique Rodó fait référence. C’est qu’il serait totalement erroné de s’imaginer qu’Ariel est une œuvre à portée politique, dénonçant frontalement les États-Unis.

Ce n’est pas du tout le cas. Ariel est une œuvre d’esthète intellectuel, fourmillant de références artistiques-littéraires, morales-philosophiques, spirituelles-politiques, éducatives-poétiques.

C’est donc une œuvre très bien écrite, avec des envolées lyriques (savamment orchestrées bien que souvent pompeuses et parfois sans fin), qui puise très largement dans le style émotif et plein d’envergure humaine du romantisme allemand dans sa démarche.

Toutefois, et là on sort totalement du cadre du romantisme allemand bourgeois pour rejoindre le style aristocratique espagnol, cette démarche s’accompagne d’un élitisme brutal, affirmé de manière triomphale.

Cet aspect l’emporte dans l’écriture, dans la mesure où on retrouve un foisonnement de références, un choix pleinement assumé par José Enrique Rodó qui justifie la moindre idée exposée en s’appuyant sur un auteur bien précis.

Cela ne veut pas dire qu’il explicite le propos pour autant. Lorsque José Enrique Rodó mentionne des auteurs, il le fait en passant, pour illustrer un argument ou faire référence à un aspect qu’il souligne.

Il s’attend à ce que le lecteur sache de quoi il parle, ou dispose au moins de suffisamment de connaissances à ce sujet pour ne pas perdre le fil.

Cela rend la lecture très difficile. Pour parvenir à suivre José Enrique Rodó, il faut être un lettré en général, et au courant de toute la scène intellectuelle française des quarante dernières années en particulier.

Car pour se justifier intellectuellement, José Enrique Rodó fait appel en masse à la pensée bourgeoise française dominante de la fin du 19e siècle : celle du psychologisme, du naturalisme, de la sociologie, de l’esprit fin de siècle, du décadentisme.

Tout cela fait beaucoup. Ariel a pourtant une œuvre très bien comprise, car José Enrique Rodó s’adresse à des équivalents de lui-même, à savoir l’élite des criollos, celle qui voyage en Europe durant sa jeunesse, qui parle plusieurs langues, est hautement éduquée et maniérée, tout à fait au courant des nouveautés littéraires et intellectuelles.

Et l’impact immédiat du livre à travers tous les pays latino-américains montre bien que le public trouvé consiste en une couche parasitaire cosmopolite flottant au-dessus des sociétés concernées.

Voici les auteurs mentionnés dans Ariel, qui pour la plupart relèvent de la seconde partie du 19e siècle. On trouve :

– le philosophe de l’antiquité grecque à la base de la tradition de l’idéalisme, Platon ;

– le dramaturge de la Rome antique Térence ;

l’auteur et homme politique de la Rome antique Cicéron ;

le poète de la Rome antique Horace ;

– les philosophes stoïciens de la Grèce antique Cléanthe et Zénon de Citium ;

l’auteur médiéval de L’Imitation de Jésus-Christ : Thomas a Kempis ;

l’humaniste français Montaigne ;

le mathématicien et philosophe (catholique « ultra ») Blaise Pascal ;

le poète royaliste de la révolution française André Chénier ;

– le penseur français du droit de l’époque des Lumières Jean-Jacques Rousseau ;

– le philosophe français des Lumières Claude-Adrien Helvétius ;

– le philosophe allemand réfléchissant sur l’éthique, Emmanuel Kant ;

– le philosophe allemand hégélien Karl Rosenkranz ;

– l’historien français (très apprécié par Nietzsche) Hippolyte Taine ;

– l’historien français (très tourné vers la notion d’esprit) Ernest Renan ;

– le sociologue et psychologue français Gabriel Tarde ;

– le juriste du Collège de France, fondateur de la Société de législation comparée, à l’origine de l’idée de statue de la liberté offerte aux États-Unis et auteur du roman à succès Paris en Amérique (35 éditions en français et 8 en anglais) Edouard Laboulaye ;

– l’économiste français Michel Chevalier ;

– le philosophe français Alexis de Tocqueville ;

– le philosophe allemand décadentiste Nietzsche ;

– le philosophe français (considéré comme le « Nietzsche français ») Jean-Marie Guyau ;

– le dramaturge norvégien Henrik Ibsen ;

– le philosophe allemand pessimiste et théoricien de l’inconscient Karl Robert Eduard von Hartmann ;

– l’homme de lettres français Philarète-Chasles ;

– l’écrivain décadentiste français (auteur de À rebours) Joris-Karl Huysmans ;

– le poète pré-décadentiste français Charles Baudelaire ;

– l’auteur du roman Le Disciple (qui accuse la science d’avoir remplacé la religion sans apporter de dimension éthique) Paul Bourget ;

– les deux principaux écrivains allemands romantiques, qui ont notamment travaillé sur le rapport entre l’éducation et l’esthétique, Friedrich Schiller et Johann Wolfgang von Goethe ;

– le poète romantique allemand Ludwig Uhland ;

– l’écrivain romantique réactionnaire puis républicain social français Victor Hugo ;

– le poète post-romantique français (et dans le prolongement de Victor Hugo) Leconte de Lisle ;

– l’écrivain et homme politique français Edgar Quinet ;

– l’écrivain et archéologue français Gaston Deschamps ;

– l’auteur spiritualiste français Henri Bérenger ;

– l’auteur pré-transcendentaliste américain présenté comme une anomalie dans son pays : William Ellery Channing ;

– l’écrivain romantique américain présenté comme une anomalie dans son pays : Edgar Allan Poe ;

– l’écrivain transcendentaliste américain présenté comme une anomalie dans son pays : Ralph Waldo Emerson ;

– le philosophe américain théorisant la notion d’évolution sur la base du darwinisme social : Herbert Spencer ;

– le philosophe français du positivisme Auguste Comte ;

– le théoricien de l’art français d’origine polonaise et figure du symbolisme Théodore de Wyzewa ;

– l’écrivain français nationaliste (et alors très connu) Jules Lemaître ;

– l’écrivain et poète symboliste français Charles Morice :

– l’écrivain suisse naturaliste Édouard Rod ;

– l’écrivain écossais (figure majeure au Royaume-Uni de l’ère victorienne) Thomas Carlyle ;

– le poète anglais (et également figure majeure au Royaume-Uni de l’ère victorienne) Alfred Tennyson ;

– l’écrivaine anglaise réactionnaire (avec « L’histoire de David Grieve ») Mary Augusta Ward ;

– l’écrivain anglais (auteur de La foire aux vanités) William Makepeace Thackeray ;

– le poète, historien et homme politique anglais Thomas Babington Macaulay ;

– le journaliste et économiste anglais Walter Bagehot ;

– le philosophe anglais de l’utilitarisme John Stuart Mill ;

– le théoricien politique et diplomate argentin Juan Bautista Alberdi.

Lire Ariel, c’est ainsi être submergé tant par les innombrables références que par le discours poético-romantique dont l’ossature est un propos sur la « spiritualité » à adopter. Pour s’y retrouver, il faut relever directement de cette culture, sinon on est écrasé, on perd le fil.

Ariel est donc d’une part une œuvre d’érudit, à destination des érudits. Ce ne sont certainement pas les masses qui sont visées ; le seul public capable de lire l’essai est éduqué et relève d’une petite minorité dans les pays capitalistes européens, et d’une infime minorité dans les pays latino-américains.

D’autre part, cette minorité présente dans tous les pays latino-américains représente socialement la même chose, pour disposer de la même sensibilité, de la même vision du monde.

Il faut donc se tourner vers son histoire pour en saisir la nature, le statut de criollos, ces hommes d’origine espagnole qui composent les couches dominantes dans les villes et les campagnes d’Amérique latine.

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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)