La guerre du Pacifique, qui marqua la défaite face au Chili, précipita le Pérou dans une situation déjà plus que délicate. Le pays dut littéralement capituler devant le capital britannique en raison de son endettement.
Cela produisit la mise en place du Grace Contract en 1888, où le Pérou dut céder son réseau ferroviaire pour 66 ans au Comité Inglés de Tenedores de Bonos de la Deuda Externa del Perú, qui forma The Peruvian Corporation.
Le Pérou devait également construire 160 km de voie ferrée de plus, accorder l’utilisation des ports sans frais, accepter la priorité britannique d’exportation du guano dans une large mesure, etc.
Comment José Carlos Mariátegui analyse-t-il cette situation ?
« Les phases fondamentales de ce chapitre dans lesquelles notre économie, convalescente de la crise d’après-guerre, s’organise peu à peu sur des bases moins coûteuses mais plus solides que celles du guano et du salpêtre, peuvent se résumer schématiquement dans les faits suivants :
1) L’émergence de l’industrie moderne.L’implantation d’usines, de centrales électriques, de transports, etc., qui ont transformé, avant tout, la vie sur la côte.
La formation d’un prolétariat industriel avec une tendance croissante et naturelle à adopter une idéologie de classe, qui coupe l’une des vieilles sources du prosélytisme du caudillo et change les termes de la lutte politique.
2) La fonction du capital financier.L’émergence de banques nationales qui financent diverses entreprises industrielles et commerciales, mais qui opèrent dans un cadre étroit, subordonnées aux intérêts du capital étranger et des grandes propriétés foncières ; et l’établissement de succursales de banques étrangères servant les intérêts de la finance américaine et anglaise.
3) La réduction des distances et l’augmentation du trafic entre le Pérou et les États-Unis et l’Europe.Grâce à l’ouverture du canal de Panama, qui a considérablement amélioré notre position géographique, le processus d’intégration du Pérou à la civilisation occidentale s’est accéléré.
4) Le dépassement progressif de la puissance britannique par la puissance américaine.
Le canal de Panama, plutôt que de rapprocher le Pérou de l’Europe, semble l’avoir rapproché des États-Unis.La participation du capital américain à l’exploitation du cuivre et du pétrole péruviens, qui sont deux de nos plus gros produits, fournit une base large et durable à la domination croissante des Yankees.
Les exportations vers l’Angleterre, qui constituaient en 1898 56,7 % de la production totale, n’atteignirent en 1923 que 33,2 %.
Au cours de la même période, les exportations vers les États-Unis ont augmenté de 9,5 % à 39,7 %.Et ce mouvement a été encore plus prononcé dans les importations, puisque tandis que la part des États-Unis est passée de 10,0 % à 38,9 % sur cette période de vingt-cinq ans, celle de la Grande-Bretagne est tombée de 44,7 % à 19,6 %.
5) Le développement d’une classe capitaliste, au sein de laquelle la vieille aristocratie cesse de prévaloir comme auparavant.La propriété agraire conserve son pouvoir ; mais décline celui des patronymes vice-royaux. Se constate le renforcement de la bourgeoisie.
6) L’illusion du caoutchouc.À son apogée, le pays croyait avoir trouvé l’Eldorado dans les montagnes, qui ont temporairement acquis une valeur extraordinaire dans l’économie et, surtout, dans l’imaginaire du pays.
De nombreux individus de la « forte race des aventuriers » affluent vers la montagne. Avec la baisse des prix du caoutchouc, cette illusion, d’origine et de caractéristiques plutôt tropicales, est brisée.
7) Les profits excessifs de la période européenne. La hausse des prix des produits péruviens entraîne une croissance rapide de la richesse privée nationale.S’opère un renforcement de l’hégémonie de la côte dans l’économie péruvienne.
8) La politique de prêt.La restauration du crédit péruvien à l’étranger a conduit l’État à recourir à nouveau aux prêts pour mettre en œuvre son programme de travaux publics.
Dans ce rôle également, l’Amérique du Nord a remplacé la Grande-Bretagne. Riche en or, le marché new-yorkais offre les meilleures conditions.Les banquiers yankees étudient directement les possibilités de placer des capitaux dans des prêts aux États d’Amérique latine.
Et ils veillent, bien sûr, à ce qu’ils soient investis avec des bénéfices pour l’industrie et le commerce américains.
Il me semble que ce sont là les principaux aspects de l’évolution économique du Pérou dans la période qui commence avec l’après-guerre.Cette série de notes récapitulatives ne comprend pas un examen détaillé des vérifications ou propositions ci-dessus.
Je n’ai proposé qu’une définition schématique de quelques traits essentiels de la formation et du développement de l’économie péruvienne.
Je voudrais souligner une dernière observation : dans le Pérou d’aujourd’hui, coexistent des éléments de trois économies différentes.
Sous le système économique féodal né de la Conquête, quelques vestiges vivants de l’économie communiste indigène existent encore dans les montagnes.
Sur la côte, sur le sol féodal, se développe une économie bourgeoise qui, du moins dans son développement mental, donne l’impression d’une économie arriérée. »
La capacité analytique de José Carlos Mariátegui s’exprime ici de manière formidable. Il a compris que les modes de production n’étaient pas séparées par des murailles de Chine ; il est capable de lire les emboîtements des activités humaines, leurs caractères et leurs structures.
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José Carlos Mariátegui et le matériau humain