La religion est naturellement un sujet d’intense réflexion pour José Carlos Mariátegui.
Comme avec la religion on parle de fantasmes, de rêveries mentales, et que lui s’intéresse aux mentalités, il ne pouvait qu’y accorder une grande attention.
C’est aussi que l’empire inca avait ses propres conceptions religieuses et que la colonisation est venue les briser.
Ici, il faut prendre en compte que la religion de l’empire inca était profondément différente de celle de l’empire aztèque.
Dans le premier cas, on a une forme assez statique avec une administration bureaucratique imbriquée dans le clergé, dans le cadre d’une perspective intégrante à visée impériale.
Dans le second cas, on a une religion militariste marquée du sceau des sacrifices humaines propre à une Cité – État exigeant des tributs de son environnement asservi.
Dans les deux cas, toutefois, les anciens cultes se sont glissés bien souvent dans le catholicisme, avec l’accord tacite des colonisateurs espagnols soucieux d’obtenir des conversions le plus rapidement possible.
Les aspects marquants sont ici les formes dévotionnelles, mais également le mysticisme ; on notera ici évidemment le culte à Rosa de Lima (Isabel Flores de Oliva, 1586-1617), la première sainte américaine canonisée, ainsi que la statue dénommée Señor de los Temblores (Seigneur des tremblements) de la cathédrale de Cuzco.

on y voit la procession avec la statue du Señor de los Temblores.
José Carlos Mariátegui tente, à son habitude, d’évaluer la situation, de soupeser le poids des différents aspects jouant dans le phénomène général.
« Le culte catholique s’est superposé aux rites indigènes, ne les absorbant pas plus que partiellement.
L’étude du sentiment religieux en Amérique espagnole doit donc commencer par les cultes rencontrés par les conquistadors.
La tâche n’est pas aisée. Les chroniqueurs de la colonie ne pouvaient considérer ces conceptions et pratiques religieuses que comme un ensemble de superstitions barbares.
Leurs versions déforment et ternissent l’image du culte aborigène.
L’un des rites mexicains les plus singuliers – celui qui révèle que l’idée de transsubstantiation était connue et appliquée au Mexique – était, pour les Espagnols, un simple tour du diable.
Cependant, même si la critique moderne ne s’est pas encore accordée sur la mythologie péruvienne, on dispose de suffisamment d’éléments pour comprendre sa place dans l’évolution religieuse de l’humanité.
La religion inca manquait de puissance spirituelle pour résister à l’Évangile. Certains historiens déduisent de certaines découvertes philologiques et archéologiques la parenté entre la mythologie inca et la mythologie hindoustanie.
Mais leur thèse repose sur des similitudes mythologiques, c’est-à-dire formelles ; pas strictement spirituelles ou religieuses.
Les caractéristiques fondamentales de la religion inca sont son collectivisme théocratique et son matérialisme.
Ces caractéristiques la différencient substantiellement de la religion hindoustanie, si spiritualiste par essence.
Sans en arriver à la conclusion de Valcárcel selon laquelle le peuple de Tawantinsuyo était pratiquement dépourvu de l’idée de « l’au-delà », ou se comportait comme tel, il est impossible d’ignorer le caractère maigre et sommaire de sa métaphysique.
La religion quechua était un code moral plutôt qu’une conception métaphysique, un fait qui nous rapproche beaucoup plus de la Chine que de l’Inde.
État et Église étaient absolument identiques ; religion et politique reconnaissaient les mêmes principes et la même autorité (…).
Identifiée au régime social et politique, la religion inca ne pouvait survivre à l’État inca.
Elle poursuivait des fins temporelles plutôt que spirituelles.
Elle se préoccupait du royaume de la terre plutôt que du royaume des cieux.
Elle constituait une discipline sociale plutôt qu’individuelle.
Le même coup frappa mortellement la théocratie et la théogonie.
Ce qui devait survivre de cette religion, dans l’âme indigène, n’était pas une conception métaphysique, mais les rites agraires, les pratiques magiques et le sentiment panthéiste. »
Il faut ici se rappeler que l’Espagne procédant à la colonisation, c’est l’Espagne qui vient de vaincre l’invasion arabo-musulmane au moyen de la Reconquista, et qui instaure une impitoyable inquisition, de dimension raciale même, à la suite de la victoire.
La féodalité espagnole victorieuse s’est précipitée dans un culte religieux dépassant très largement les attentes de l’Église catholique romaine, et ce dans une perspective d’unification sous l’égide de la monarchie.
Ce processus commencé en 1492, année justement de la « découverte de l’Amérique », se prolonge sur le continent ; José Carlos Mariátegui ne manque pas de souligner que :
« Et si la Conquête est une entreprise militaire et religieuse, la Colonisation n’est rien d’autre qu’une entreprise politique et ecclésiastique. »
Le clergé joue un rôle essentiel dans la colonisation ; l’exemple du Paraguay est connu, où les jésuites purent librement mettre en place une sorte d’État théocratique sur un territoire pratiquement aussi grand que la France, en colonisant les Guaranis.
Ce dernier cas est intéressant, car le clergé a, outre le rôle de facteur idéologique propre à la colonisation, également joué le rôle de passeur d’idées et de techniques, sans compter leur rôle prépondérant dans le domaine de la traduction.
L’Église catholique romaine se voulait, en effet, universelle, dans le prolongement de l’empire romain, s’établissant justement sur ses ruines.
José Carlos Mariátegui constate ainsi :
« Ils importèrent des semences, des sarments de vigne, des animaux domestiques et des outils, ainsi que leurs dogmes et leurs rites. Ils étudièrent les coutumes des autochtones.
Le catholicisme, avec sa liturgie somptueuse et son culte pathétique, était doté d’une capacité peut-être unique à captiver une population qui ne pouvait pas s’élever soudainement à une religiosité spirituelle et abstraite (…).
L’extériorité, les apparences du catholicisme, séduisirent facilement les Indiens.
L’évangélisation et la catéchisation ne furent jamais pleinement réalisées dans leur sens profond, en raison de ce même manque de résistance autochtone.
Pour un peuple qui n’avait pas distingué le spirituel du temporel, le pouvoir politique englobait le pouvoir ecclésiastique.
Les missionnaires n’imposèrent pas l’Évangile ; ils imposèrent le culte, la liturgie, en les adaptant habilement aux coutumes autochtones. Le paganisme aborigène survécut sous le culte catholique. »
Ces lignes sont très importantes, car elles caractérisent les attitudes d’une population passée d’un mode de production à un autre, de manière forcée, et transportant donc nécessairement avec eux des mentalités, des manières de sentir les choses, des approches des phénomènes, des sentiments.
José Carlos Mariátegui note à ce titre que l’Église catholique romaine n’a jamais poursuivi, en tant que tel, les infidèles en Amérique latine, au sens où l’inquisition a pu le faire en Espagne pour qui n’appliquait pas les règles et les principes à la lettre.
La répression a frappé les hérésies, car elle remettait en cause la position dominante de l’Église catholique romaine ; quant au reste, il y avait de très importantes marges de manœuvre.
On comprend tout de suite le souci : alors que la critique de la religion est déjà compliquée de par sa double nature – oppression morale et expression populaire -, en Amérique latine cela prend une tournure encore plus complexe du fait des caractéristiques d’une religion à la fois adoptée et adaptée par les populations locales.
José Carlos Mariátegui remarque ici également que les gens venant d’Afrique, issus de l’esclavage, ont encore apporté une autre approche de la religion, dans le prolongement du « sensualisme fétichiste » propre aux caractères tribaux africains.
Il va de soi que dans certains pays, cela joue de manière massive ; on peut penser au Brésil dans le rapport à la religion, mais cela concerne de multiples domaines et on peut penser au développement de la musique cumbia en Colombie.
Le processus de métissage exige d’être compris en suivant tout son développement particulièrement multiple.
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José Carlos Mariátegui et le matériau humain